Triss utilisa toute la puissance de ses mains pour produire un rayon incandescent qui entailla profondément le sol du cratère en soulevant un nuage de cendres. En serrant les dents, concentrée pour éviter de perdre le contrôle de sa magie, Triss fit lentement remonter le faisceau de lumière pure pour creuser davantage la ligne qu’elle traçait ainsi.

• C’est bon, petite ! lui cria alors Abraham.

La jeune fille laissa retomber ses bras, examinant non sans une certaine fierté la tranchée circulaire d’environ cinq mètres de profondeur et d’un peu plus de deux mètres de large qui découpait le milieu du cratère. Elle s’y était reprise à trois fois pour la terminer, mais le résultat était là. Quelques semaines auparavant, une telle dépense d’énergie l’aurait pratiquement vidée de ses forces… Désormais, elle parvenait à en supporter facilement le coût.

• C’est assez profond ? demanda Triss à l’ange, en sautant d’un bond de l’autre côté de la crevasse pour le rejoindre.
• Plus que suffisant, je pense. La chute en elle-même devrait déjà fracturer quelques os, et quand on aura ajouté les épieux, ce sera véritablement un piège mortel. Ceux qui tomberont là-dedans n’en ressortiront pas.

Triss frissonna rien que d’y penser. Abraham héla alors un groupe d’anciens prisonniers qui observait de loin, bouche bée, le travail de la jeune fille.

• C’est à votre tour de jouer, maintenant ! leur rappela-t-il avec une once d’agacement dans la voix.

Les sept démons se répartirent sur toute la longueur de la tranchée et plaquèrent leurs mains au sol. Ces dernières s’illuminèrent d’un éclat émeraude tandis qu’au fond de la crevasse, des épieux de pierre émergeaient rapidement, transformant la création de Triss en un piège mortel. Lorsque le fond fut entièrement recouvert de pics, les bords de la tranchée commencèrent à se refermer au-dessus. Quand les démons se furent redressés, le sol paraissait de nouveau intact. Prudemment, Abraham posa un pied à l’emplacement de la fissure et appuya de tout son poids dessus, mais rien ne se produisit.

• C’est assez solide pour qu’il ne craque pas avant que nous l’exigions, l’informa l’un des démons, le front couvert de sueur et le souffle court. Ou que bien sûr, quelqu’un le fasse exploser.

Il s’appelait Roklod, et en raison de son ancien métier, il avait été chargé par Jonas de superviser la construction des défenses. C’était un homme solide, avec des muscles que même les mauvais traitements infligés par les vampires n’avaient pas fait disparaitre.

• Vous en êtes certain ? voulut s’assurer Abraham. On ne peut pas risquer un accident.
• Je connais mon métier, répliqua le démon sur un ton offusqué. J’étais bâtisseur à Goma avec ma propre entreprise avant qu’on ne se fasse capturer par ces maudits vampires. Ceux-là sont tout ce qu’il reste de mon équipe, ajouta-t-il en désignant ses compagnons. On ne s’est peut-être jamais servi d’une arme, mais pour ce qui est de construire, chacun d’entre nous sait comment ériger des bâtiments solides qui résisteront des siècles.
• Je ne voulais pas vous offenser, s’excusa Abraham en inclinant la tête avec déférence, avant de jeter un coup d’œil à ses coéquipiers. Vous êtes au travail depuis des heures déjà. Vous feriez mieux d’aller vous reposer un peu.

Le chef des démons secoua la tête malgré sa fatigue.

• Nous dormirons quand nous serons tirés d’affaire, ou quand nous ne serons plus de ce monde… D’ici là, il y a encore énormément de travail. Je dois vérifier que les autres suivent bien mes consignes pour ne pas courir le risque d’une construction bancale. Survie mise à part, ce serait une insulte à mon honneur si pareil désastre arrivait sur l’un de mes chantiers !

Après un bref salut à l’intention de la jeune fille et de l’ange, le démon et ses compagnons se dirigèrent vers l’endroit où s’élevait jadis la carcasse de l’ancien aéronef, transformé en quartier général d’Evander. A présent, on pouvait y apercevoir les fondations d’une future forteresse de pierre. Une file continue de nirgaëns alignait et empilait des monceaux de pierres brutes directement extraites de la montagne, selon les consigne de Meira Lynn qui prenait elle-même part aux travaux. Les pierres ainsi entassées étaient fusionnées par quelques démons et trois anges capables de modeler le roc pour former un mur à la fois brut et naturel, qui semblait avoir été extrait du sol tel quel. Cette ingénieuse astuce remplaçait l’utilisation d’un ciment qui leur manquait et qui, de toute façon, aurait mis bien trop de temps à sécher.

Tout autour, le cratère fourmillait d’activité. Certains groupes creusaient des pièges dans le cratère en se servant de pioches ou de la magie comme Triss, mais avec un résultat bien moins efficaces. A côté, d’autres magiciens créaient des plantes solides qui fusionnaient pour former des tronçons de bois. Une autre équipe s’en servait pour construire la barricade devant l’entrée du tunnel principal au nord, face à la forteresse en devenir. Ce bois magique servait également à renforcer les murs de cette dernière, avec de nombreux morceaux de métal provenant des vestiges des anciens bâtiments du refuge de Varenn, récupérés sous l’épaisse couche de cendres tapissant le cratère.

• On avance bien ! commenta Triss avec optimisme.
• Mouais, grommela l’ange en coulant un regard de l’autre côté du cratère. C’est bien d’avoir une forteresse… mais encore faut-il avoir des soldats pour la tenir.

Là-bas, un groupe de rescapés s’entrainait à tirer avec les fusils d’Evander sur des cibles dessinées à la craie. Ils s’exerçaient sous la direction attentive de Jonas, qui corrigeait leur position en leur donnant des conseils. Dans un autre coin Philippa, (qui, suite au refus catégorique de Naru, n’avait pas le droit de participer à la construction des défenses) avait pris en main un second groupe de volontaires pour les former aux bases du combat au corps à corps. Elle surprit le regard de Triss et lui adressa un sourire avant d’envoyer valser un élève par terre. Si Naru l’avait vue ainsi, elle s’en serait probablement arraché les cheveux…

• Je vais aussi aller donner un coup de main à la forteresse, déclara Abraham, en faisant apparaitre dans sa main une pioche qui semblait faite d’une pure lumière verte. Ils auront besoin d’aide pour creuser ces pièges. Cela dit si tu nous aidais, ce serait beaucoup plus facile.
• Je vous accompagne, lui répondit Triss en lui emboîtant le pas.

Ils se dirigèrent vers le chantier. Tout en marchant avec l’ange, la jeune fille esquissa un sourire en se rappelant la stupéfaction qui avait saisi le groupe quand Jonas leur avait annoncé son plan.

• Tu veux bâtir une forteresse en vingt-quatre heures ? s’écria Meira Lynn, après un instant de silence stupéfait. Tu es complètement malade !
• Disons plutôt un fort d’une taille convenable, rectifia Jonas. Avec une muraille suffisamment haute et solide pour accueillir une centaine de tireurs et quelques canons d’artillerie…
• C’est absolument impossible ! renchérit Malny.
• Et je n’en vois pas l’utilité, grogna Gralgir-Khan. Avec le nombre de tunnels dont dispose cette montagne, nous n’avons qu’à nous retrancher dans le refuge des sorcières et tenir notre position. Leur nombre sera un handicap dans les tunnels, et nous les massacrerons par centaines avant qu’ils n’arrivent à contre-attaquer.

Manifestement tout le monde, Triss la première, était d’accord avec le nirgaën. Mais Jonas ne s’était pas laissé démonter.

• Si nous nous retranchions dans les tunnels, ce serait comme signer notre arrêt de mort, déclara-t-il d’une voix calme. L’une des personnes que notre ennemi a recrutées est un adversaire puissant qui a l’air d’être versé dans les arts de la technomagie et de l’alchimie…
• Alexeï Serkaan, ajouta Philippa, prenant la parole à la surprise de Triss. Folrwey l’a engagé après que le commandant Ace ait échoué à vous attraper à Nice. On le surnomme le Technomancien, du fait de son génie mécanique et alchimique. C’est le créateur et le maitre des valkyries cyborgs dont faisait partie Tuesday.
• Attend une seconde ! s’écria Syana, hébétée. Il a d’autres monstres de ce type en réserve ?
• D’après ce que je sais, il lui en reste trois d’opérationnelles. Toutes au moins aussi puissantes que Tuesday, peut-être plus s’il les a déjà améliorées. Ce sont de véritables armes de destruction dont il faudra se méfier. Et l’une d’entre elles…

Un éclair de compréhension passa alors dans son regard, et elle se tourna vers Jonas d’un air entendu.

• Je vois… murmura-t-elle. En effet dans ce cas-là, se terrer dans les tunnels serait suicidaire.
• Que voulez-vous dire ? s’impatienta Liam.
• Avant d’être engagé, le Technomancien nous a fait une démonstration des capacités de ses créations pour convaincre Forlwey. Chacune des valkyries possède un pouvoir qui lui est propre. Tuesday pouvait faire naitre des flammes, par exemple. Et l’une d’entre elle peut libérer un gaz toxique qui tue ceux qui ont le malheur de le respirer en quelques minutes seulement… Ou bien elle peut en utiliser un autre qui possède de puissantes vertus anesthésiantes capable de nous paralyser.

Philippa secoua sombrement la tête tout en poursuivant :

• Dans les tunnels de la montagne, le gaz se répandrait aisément et nous finirions piégés comme des rats à attendre la mort, incapables de nous battre. Et même si on omet cette valkyrie, il serait facile à nos ennemis de nous asphyxier avec de la fumée, ou d’anéantir les galeries avec leur puissance de feu. Bien sûr, ils prendront des précautions à cause de Triss… mais cela ne veut pas dire qu’ils n’utiliseront pas des méthodes radicales pour éliminer nos premières lignes de défense, puisqu’elle n’y sera certainement pas. Ne sous-estimez pas l’ingéniosité de Forlwey quand il s’agit d’écraser ses ennemis…

Le silence accueilli ces paroles sinistres. Puis, Jonas reprit la parole :

• Voilà pourquoi nous devons impérativement tenir nos adversaires occupés à l’extérieur, et dans le cratère. A l’air libre, si jamais cette valkyrie utilise son pouvoir, le gaz mettra bien plus de temps à se répandre. En plus, ajouta-t-il en se tournant vers Meira Lynn et Malny. Vous avez tous les deux parmi vos camarades des manipulateurs d’air, n’est-ce pas ?
• Cinq de mes soldats, reconnut la capitaine de l’Eglise en hochant la tête.
• Une bonne partie de mes camarades ont des pouvoirs de feu, soupira Malny en secouant la tête. Nous avons Roklod et son équipe de bâtisseurs qui peuvent manipuler la pierre… Mais je pense que Zunia, Gunilla et Lenrys possèdent le pouvoir d’influencer l’air aussi, oui.
• En combinant leurs pouvoirs, ils seront capables de repousser le gaz, pour peu que nous soyons à l’air libre. Bien ! Revenons-en maintenant à notre stratégie globale, et donc l’utilité de ces défenses. L’objectif est de ne pas laisser à l’ennemi l’opportunité de mener le cours de la bataille une fois le combat engagé. Il faut que nos adversaires soient forcés de s’adapter à NOS conditions, et qu’ils soient incapables de se regrouper ou de coordonner leurs efforts. Notre survie en dépend. Nous allons donc devoir nous débrouiller pour les séparer en quatre groupes.

Il extirpa une craie blanche de sa poche et se mit à dessiner sur le sol sous les regards médusés de ses interlocuteurs.

• Là, désigna-t-il du doigt, c’est la montagne.
• C’est un cône, objecta Triss.
• C’est LA montagne… Nous, nous sommes ici, dans ses profondeurs, et le cratère est à peu près là par rapport à nous. Il n’y a que trois accès pour s’enfoncer dans la montagne. D’abord, l’entrée principale de la colonie dans la crevasse extérieure : vu son emplacement, c’est sans nul doute le passage le plus facile à défendre. Puis il y a les deux entrées dans le cratère : celle du tunnel principal au nord, et enfin l’ancien passage secret d’Evander au milieu, qui mène directement au repaire des sorcières.

Tout en parlant, Jonas continuait à dessiner, ajoutant de plus en plus de détails à son schéma.

• Si nos ennemis parviennent à trouver cette entrée et à s’y engouffrer, il ne leur faudra pas longtemps pour arriver directement là où nous sommes en ce moment-même. Et lorsqu’ils auront pris le contrôle de cet endroit, nous n’aurons pratiquement plus aucune chance d’activer le Monolitik… Ce qui sonnerait donc notre fin à tous.

A suivre...