Triss suivit la direction de son regard et comprit aussitôt sa réaction. Liam avançait vers eux, avec sur ses épaules une lourde poutre en bois que le plus fort des humains aurait probablement été incapable de porter. Mais ce n’était pas cela qui avait fait monter le feu aux joues de Syana…

L’exorciste était torse nu, dévoilant ses muscles puissants, ses biceps et sa cicatrice à l’abdomen… seule imperfection apparente sur ce corps semblant taillé dans le marbre, comme une sorte de dieu de la guerre civilisé. Ainsi à découvert, Liam avait l’air encore bien plus imposant, d’autant qu’il portait toujours son énorme épée accrochée au dos grâce à une bandoulière qui lui barrait la poitrine. Son corps luisait de sueur, mais Liam n’avait pas l’air épuisé. il se déplaçait comme si son chargement ne pesait pas plus lourd qu’un sac de plumes.

Triss et Syana déglutirent en même temps. Les joues rouges, elles étaient incapables de détacher leurs regards de l’exorciste qui, les apercevant, s’approcha d’elles.

• Comment vas-tu, Triss Nocturii ? lui demanda Liam en esquissant un sourire.
• Je… balbutia Triss, embarrassée.
• MAITRE ! s’écria Syana en s’empressant de couvrir l’exorciste tout en lançant des regards menaçants à ceux qui les observaient (certaines rescapées démones le dévoraient littéralement des yeux). Pourquoi vous déshabillez-vous ainsi devant tout le monde ?!
• Je ne me déshabille pas, corrigea Liam en s’essuyant avec la serviette. Je me rafraîchis. Il fait très chaud même à l’ombre, et quand on doit en plus transporter des pierres et des poutres, ça devient vite insupportable !
• Peut… peut-être bien, mais vous devriez tout de même faire plus attention à votre tenue ! rétorqua Syana d’une voix qui laissait pourtant penser le contraire, avant de lui tendre la gourde d’un geste brusque. Tenez ! Il faut vous hydrater…

Avec un sourire reconnaissant, Liam prit la gourde.

• Merci, Syana, lui dit-il. Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans toi…

Syana rougit de plus belle et se confondit en balbutiements, mais Liam ne parut pas s’en soucier. Il porta la gourde à ses lèvres et but une longue gorgée. Ayant étanché sa soif, il tourna la tête vers Triss.

• Comment s’en sort ton amie la sorcière ? lui demanda-t-il. A-t-elle fait des progrès ?
• Je ne sais pas encore, répondit Triss d’un ton incertain. Je ne suis pas descendue la voir depuis qu’ils ont débouché le passage, et elle s’y mettait à peine à ce moment-là… Mais je suis certaine qu’elle y parviendra. Ce n’est pas pour rien que Cassandra en avait fait son assistante personnelle. Naru est douée.
• Et puis ce n’est pas comme si elle avait la possibilité d’échouer ! renchérit Syana, avant de s’apercevoir du regard en biais que lui jetaient Triss et Liam. Je veux dire : elle ne peut que parvenir à le faire fonctionner, bien sûr ! Le devin a prédit qu’elle réussirait, non ?
• Qu’elle y arriverait en se surpassant, précisa Liam. Naru a dit elle-même que manipuler un Monolitik n’était pas à la portée de la première sorcière venue. En ajoutant à cela la pression de toutes nos vies qui pèsent sur ses épaules, son incertitude et sa propre crainte de mourir, n’importe qui pourrait finir par craquer avec un aussi lourd fardeau. Enfin, inutile de s’éterniser là-dessus... ajouta-t-il d’un air sombre.

Il désigna les fondations de la forteresse qui fourmillaient d’activité.

• Tu viens nous aider à bâtir la « forteresse » de notre bien aimé commandant ? demanda-t-il à Triss avec une pointe d’ironie. Jonas est en train de lui chercher un nom adéquat. Il hésite pour l’instant entre Jonas Castle et Perceval Tower…
• Comment le savez-vous ? s’étonna Triss, avant de tourner un regard méfiant et effrayé vers Jonas.

Si leurs défenses ne bloquaient pas leurs ennemis, le nom de leur fort les ferait peut-être au moins mourir de rire…

• Ses pensées, précisa l’exorciste. Il y réfléchit si fort que je n’ai pas besoin d’essayer pour l’entendre.
• Cela ne me rassure pas vraiment sur ses capacités de commandant, grommela la jeune fille.
• Rien ne dit que le nom de notre fort n’est pas un détail essentiel de son plan, lâcha Liam avec un demi-sourire ironique, avant d’ajouter d’un ton plus sérieux. D’ailleurs en parlant de détails, il me semble que je te dois une explication…

Triss, intriguée, le regarda plonger la main dans sa poche arrière… pour en ressortir un Horologium identique au sien !

• Vous… vous en avez un aussi ! s’exclama-t-elle avec stupeur.
• Je l’ai récupéré il y a longtemps. Il me sert à garder un contact avec Syana en cas de séparation.
• C’est ainsi que vous nous avez retrouvés jusqu’à Qaltra ! comprit Triss. Vous aviez suivi la localisation de Syana pour nous repérer… Mais alors…

Triss se figea, tandis que les pièces du puzzle s’emboitaient dans sa tête. Elle venait de comprendre comment Liam et Meira Lynn avait réussi à les traquer jusqu’à Varenn…

• Vous… Dans la tour de Qaltra, se rappela-t-elle, troublée. J’ai ressenti une piqûre pendant un instant. J’ai cru l’avoir imaginé mais en fait vous… vous m’avez pris un peu de sang à ce moment-là, n’est-ce pas ?

Liam hocha la tête.

• J’avais besoin d’un moyen de garder ta piste, et par extension celle de Sheamon. Alors quand j’ai eu l’occasion, je t’en ai effectivement prélevé un peu.

Triss regarda l’Horologium au poignet de Liam avec un sentiment d’horreur. Celui de Sheamon était également réglé sur elle, mais elle avait donné son accord au renégat, en qui elle avait entièrement confiance. Cependant, le fait que Liam avait en sa possession son propre Horologium qui lui indiquait à tout moment sa position la bouleversait profondément. Elle avait l’impression d’avoir été espionnée à son issue, trahie même…

• Toutefois tu n’as plus à t’inquiéter car je l’ai à nouveau réglé sur Syana, la rassura l’exorciste en lui montrant le cadrant de la montre, dont la grande aiguille pointait vers la lamia. Maintenant qu’il a atteint son but, une telle précaution était devenue inutile. Cependant, le fait est que j’ai trahi ta confiance… Je sais que rien ne justifie un tel geste, et je tiens à te présenter mes plus sincères excuses.
• Vous auriez pu ne pas me le dire, et je n’aurais jamais su que vous aviez un tel avantage sur moi, répliqua la jeune fille.
• Oui, mais cela n’aurait pas été juste… Et puis ne pas te le dire aurait jeté le déshonneur sur mon manteau d’exorciste. Je me devais d’être honnête avec toi. Si tu le juges nécessaire, je paierai le prix que tu demanderas pour l’affront que j’ai commis en agissant ainsi à ton insu.

Syana retint une protestation inquiète, mais Liam ne broncha pas. Cependant, Triss esquissa un sourire bienveillant.

• Je n’ai pas oublié que c’est grâce à vous que nous avons pu quitter Qaltra en vie, déclara-t-elle. Et puis grâce à cela, nous avons une chance de survie aujourd’hui.

La jeune fille inspira profondément, avant de poursuivre :

• Vous avez été assez honnête pour m’en parler et régler à nouveau votre Horologium… ce qui, je dois l’avouer, me soulage. Alors je vous remercie pour votre sincérité… mais gardez vos excuses, capitaine Jeagan. Elles ne sont pas nécessaires.

Liam, d’abord muet, finit par sourire à son tour.

• Ta générosité t’honore, Triss Nocturii, répondit-il simplement avant d’observer la construction du fort d’un œil critique. Je ferais mieux de retourner les aider si nous voulons que « Jonas Castle » soit prêt en temps voulu… Tu allais prendre une pause ?
• Eh bien, j’allais plutôt aider au transport de pierres…
• Je viens aussi ! intervint Syana avec véhémence.
• Excellent, apprécia l’exorciste. Demandez à Gralgir-Khan de vous intégrer, c’est lui qui dirige l’équipe chargée d’extraire les pierres. Le temps de déposer mon chargement, et je vous rejoins.

Sur ces paroles, il les quitta pour s’engager en direction du fort. Triss sourit en comprenant que l’empressement que manifestait son amie n’était sans aucun doute pas étranger à la présence de Liam. A vrai dire, elle avait bien envie d’aller voir comment Naru se débrouillait, coincée dans les profondeurs de la montagne pour essayer de percer les secrets du Monolitik… Mais la priorité était de bâtir les défenses avant l’arrivée de l’ennemi. Avec une pensée inquiète pour la sorcière, Triss suivit donc Syana dans la direction inverse à la file des porteurs de pierres.

***

Le travail se poursuivit sans interruption toute la journée jusqu’à la nuit tombée. Des feux furent allumés dans tout le cratère pour éclairer les équipes de travail qui se relayaient sur le fort avec acharnement. En raison de la luminosité qui déclinait et par souci d’économiser les munitions, Jonas congédia ses élèves. Ces derniers vinrent alors rejoindre les rangs des ouvriers épuisés, apportant un secours plus que bienvenu pour terminer les fortifications.

Triss aida sans compter, transportant les pierres les plus lourdes sous les regards médusés des puissants nirgaëns qui faisaient deux fois sa taille. Lorsqu’elle voyait un groupe en difficulté, la jeune Nocturii venait aussitôt à son secours. Elle se retrouva ainsi à monter une tourelle avec l’aide de cinq démons, puis elle partit aider un groupe d’anges qui remontaient des boulets de canon et des caisses de munitions depuis le passage secret d’Evander (agrandi pour l’occasion) jusqu’à l’intérieur de la place forte.

Ensuite, Triss alla rejoindre une dizaine de nirgaëns qui érigeaient une barricade sur la plateforme à l’entrée du tunnel principal, après y avoir placé les canons selon les instructions d’Abraham. C’était bien plus épuisant, car il fallait cette fois monter les escaliers étroits qui menaient aux galeries souterraines avec un lourd chargement de métal ou des poutres solides sur le dos. Triss se retrouva soudain, presque par hasard, aux côtés de Meira Lynn. Elles essayèrent tant bien que mal de transporter jusqu’en haut une carcasse en métal aplatie et tordue qui ferait une excellente barricade. Hélas à la moitié de l’escalier seulement, leur progression s’enraya brusquement. Après tous ces efforts, les réserves de Triss comme celles de Meira s’étaient épuisées… et même avec l’aide de Syana, la pièce de métal semblait bloquée.

C’est alors que deux nirgaëns, Jonas, et Liam lui-même arrivèrent pour leur prêter main-forte. Sous leurs efforts conjugués, la carcasse de métal commença enfin à bouger de nouveau, et cette petite victoire fut accompagnée de grognements satisfaits. Un autre vint se placer à côté de Triss pour pousser à son tour, et la jeune fille eut la stupéfaction de reconnaitre Zelrinn ! Il ne jeta pas un regard dans sa direction, mais il se démenait avec autant de résolution que les autres. Triss haussa les épaules et poussa de toutes ses forces, oubliant la douleur et la fatigue. Ensemble, le groupe réussit lentement à remonter l’escalier avec son lourd chargement. Quand enfin ils atteignirent la dernière marche et l’entrée du tunnel, le cri de triomphe qu’ils poussèrent à l’unisson raisonna avec force dans le cratère.

Meira prit la gourde à sa ceinture et en but une gorgée. Puis, après une seconde de réflexion, elle la tendit à Triss sans un mot. Avec reconnaissance, celle-ci la prit en la remerciant d’un signe de tête, épuisée mais heureuse. La jeune fille aurait aimé s’écrouler juste là pour regarder le ciel, perdue dans ses pensées, ou tout simplement dormir… Mais il restait encore tellement de choses à faire !

Alors elle redescendit pour continuer à prêter main-forte en faisant taire les protestations de son corps.

Triss ne tarda pas à remarquer que les regards stupéfaits et la méfiance autour d’elle laissaient peu à peu place à un respect silencieux, mais qui s’exprimait par des gestes simples : on s’écartait sur son passage en inclinant la tête avec déférence, on lui passait une gourde quand elle avait soif, et ceux qui étaient autour d’elle obéissaient à ses recommandations comme s’il s’agissait d’ordres émanant de Jonas lui-même. Malgré les protestations de Triss, Philippa elle-même vint prêter main forte :

• Je ne suis pas une petite vieille, Triss… lui rappela l’ancienne espionne d’un ton sec pour faire taire les réprimandes de la jeune fille.

Il y eu un moment de panique lorsque Voldra s’engouffra dans le cratère, mais Jonas réussit à calmer ceux que son apparition avait effrayés. Le dragon ignora superbement l’émoi qu’il avait causé pour se rouler en boule près de la forteresse, observant d’un œil intéressé les travaux sans bouger d’une écaille. Inutile, bien sûr, de demander de l’aide au reptile… lequel ne semblait que vaguement concerné par la frénésie avec laquelle s’activaient ses nouveaux voisins pour survivre.

Désormais, la quasi-totalité de leur armée travaillait d’arrache-pied sur le chantier dans une course contre la montre acharnée. Leurs efforts finirent par être récompensés : petit à petit, la forteresse commença à prendre forme. Et enfin après des heures et des heures de souffrances, la dernière pierre de l’édifice fut posée. Ce geste fut salué par des cris de joie et d’espoir résonnant bien au-delà de la montagne. Triss participa à cette euphorie collective en hurlant à pleins poumons aux côtés de Syana, Liam, Meira, Philippa, Gralgir-Khan et Malny.

La première défense était constituée de la tranchée que Triss avait contribué à creuser. Elle était désormais remplie de mortels pics de pierre, et entourait complètement la muraille sur un cercle d’environ cinquante mètres de diamètre (cinquante-quatre et demie selon Roklod). Le rempart lui-même avoisinait les dix mètres de hauteur pour environ trois mètres d’épaisseur, alors que derrière les créneaux, taillés dans la roche à coups de faisceaux incandescents, serpentait un large chemin de ronde. On accédait à ce dernier grâce à des escaliers faits de solides branches qui semblaient sortir de la muraille de pierre, comme si la nature avait trouvé le moyen de prospérer parmi cet environnement aride et mort… une prouesse qu’ils devaient à la magie sylvestre que certains anges pratiquaient. Ces derniers s’en étaient également servis pour créer de larges palissades en bois, réparties à intervalles réguliers sur les créneaux. Elles offriraient aux défenseurs un abri utile pour éviter les tirs ennemis et recharger sans gêner leurs camarades. Quatre tourelles de bois, chacune équipée d’un canon, venaient également surplomber la muraille pour offrir à un petit groupe une position avantageuse sur l’ennemi. Sur le rempart nord, deux autres pièces d’artillerie avaient même été installées.

Enfin, au centre de ce cercle, s’élevait un donjon de pierre d’une vingtaine de mètres, élevé juste au-dessus du passage menant au repaire de sorcières. Ce dernier avait d’ailleurs été largement agrandit par nécessité pour une évacuation plus rapide lorsqu’il avait été déterré.

Il n’y avait pas d’entrée à l’intérieur de la forteresse à proprement parler : seulement des échelles fabriquées de façon rudimentaire et qui seraient enlevées lorsque la bataille éclaterait, bien qu’une porte de fortune eût été fixée à l’entrée du donjon pour en protéger l’accès. On y avait également entreposé une réserve de munitions, de boulets de canons et de poudre. Enfin, un escalier extérieur recouvert de panneaux en bois serpentait le long du bâtiment jusqu’à atteindre le haut de la tour, où une grande plateforme circulaire abritait quatre canons qui pointaient entre les créneaux. Ce poste constituait le point culminant de la construction, permettant à ceux qui s’y trouveraient de parcourir la totalité du cratère d’un simple regard.

Triss poussa un soupir ravi. Ce n’était pas une belle forteresse : elle n’était ni aussi vaste, ni aussi protégée que celle de Lutécia ou la tour des sorcières à Qaltra. Elle paraissait même ridicule comparée à l’immense Casino Primera ou aux monumentales portes des Enfers… Mais la jeune fille se sentait fière d’avoir participé à sa construction, tâche paraissant à première vue impossible à réaliser.

• Je n’y crois pas ! s’écria Syana d’une voix triomphante, mais épuisée. On a réussi ! On a construit une forteresse entière en vingt-quatre heures !

A suivre...