Chapitre 7 : La dernière nuit avant la tempête 1/4
Sheamon passa entre les différentes salles de l’ancien dortoir des sorcières, où avaient été installés les réfugiés. Il était à la recherche de Jonas.
En temps normal, le renégat aurait pu sentir l’aura du devin… mais dans des galeries saturées de la sorcellerie que les anciennes propriétaires des lieux y avaient pratiqué, son sixième sens percevait trop d’informations contraires. Chaque tentative lui infligeait une affreuse migraine, ce qui n’arrangeait pas son humeur. Sans oublier la journée passée à travailler d’arrachepied avec les autres pour achever leurs défenses à temps… n’importe qui d’autre se serait mis en quête d’un coin confortable où s’écrouler de fatigue pour dormir.
Il était pourtant impossible à Sheamon de trouver le sommeil. Toute la journée, son esprit avait été assailli de doutes et de funestes prémonitions sur leur futur désormais plus que proche… et notamment ce qui surviendrait après la bataille, du moins s’ils survivaient jusque-là. Car si Forlwey et son armée de mercenaires étaient la principale menace pour le moment, ils étaient loin d’être les seuls à convoiter sa tête : la concurrence serait féroce entre ceux qui voulaient toucher la prime, ceux qui l’estimaient trop dangereux pour rester en vie, et surtout ceux qui voulait purement et simplement sa mort. Quasiment tous ses alliés actuels avaient un compte à régler avec lui…
Le renégat savait qu’il était vital de régler cette situation avant la bataille de demain, tant que les objectifs de tous concordaient. Sheamon s’était donc attelé toute la journée à imaginer des solutions. Il avait plusieurs cartes à jouer pour parvenir à ses fins, mais il répugnait à les utiliser. En partie parce que cela lui coûterait beaucoup, également parce qu’il perdrait ainsi la quasi-totalité du fruit de ses recherches entreprises depuis un siècle… et surtout parce qu’il serait forcé de briser le dernier serment qu’il avait prononcé en tant qu’exorciste, avant de devenir un renégat sans peuple ni honneur.
Pendant fort longtemps, Sheamon n’aurait jamais consenti à de tels sacrifices puisqu’il plaçait sa vengeance au-dessus de tout le reste. Mais désormais… il n’était plus seul. Cependant, le plan qu’il avait élaboré dans sa tête n’était pas sans risque : il pouvait fort bien faire voler en éclats leur groupe dont l’union restait fragile…
Sheamon n’allait certes pas mettre son plan en action avec des risques pareils dans la balance. Trop de choses risquaient d’être compromises, la sécurité de Triss en premier. Et cela, le renégat ne le permettrait pas.
C’est pourquoi Sheamon cherchait Jonas. Avant de se lancer dans une entreprise aussi dangereuse, il avait besoin de réponses à ses questions… et seul le devin pouvait l’éclairer.
L’un des démons, le chef bâtisseur dénommée Roklod qui avait supervisé la construction de « Perceval Castle » (Sheamon se refusait à émettre un quelconque commentaire sur ce sujet), lui indiqua que Jonas s’était installé dans l’un des anciens entrepôts et avait demandé que personne ne le dérangeât.
Se rappelant le chemin qu’il avait déjà parcouru, Sheamon se rendit dans le couloir où la sorcière et Philippa leur avaient montré l’impressionnante réserve d’armes que cachait Evander. Si l’un d’entre eux avait été totalement vidé, d’autres étaient encore remplis d’armes et de munitions que les résistants n’auraient ni les moyens ni le temps d’utiliser pour se défendre. Mais Jonas ne se trouvait pas là. Sheamon s’aperçut alors que la porte de l’une des salles était ouverte. Il s’y dirigea d’un pas rapide et entra dans la pièce sans prendre la peine de s’annoncer.
Jonas était assis en tailleur à même le sol, une caisse de fusils ouverte à sa droite. Il se servait d’un petit marteau et d’une sorte de tournevis noir pour démonter l’arme en pièces détachées, avant d’assembler les morceaux ainsi obtenus avec ses outils et un rouleau de ruban adhésif noir pour former ce qui avait tout l’air d’être une grenade artisanale, mais dotée d’une gâchette à la place d’une goupille.
Face à lui se trouvait un baril de poudre rouge, dont Sheamon sentit la forte odeur de cuivre oxygéné qui lui fit comprendre immédiatement ce qu’il y avait dedans. Son corps se raidit. S’il s’agissait bien de ce qu’il croyait, et à en juger par l’apparence semblable de nombreux barils derrière, la moindre étincelle qui entrerait en contact avec cette poudre de Vulkan… serait assez puissante pour détruire la moitié du repaire. Pourtant Jonas, qui utilisait un bol pour récupérer la poudre du baril et la soupeser avec précaution, n’avait nullement l’air effrayé quand il la versait dans la grenade qu’il tenait à la main, avant d’y ajouter quelques gouttes d’un flacon contenant un liquide vert agité d’un air concentré.
- Tu aurais dû profiter du temps qu’il nous reste avant la bataille, l’accueillit Jonas sans quitter des yeux son travail. Sérieusement mon ami, tu connais le dicton : il faut vivre l’instant présent, sinon on risque de rater notre vie entière. Et au lieu de cela, tu passes ton temps à comploter dans ton coin.
- Tu savais que je viendrai, hein ? lança Sheamon.
- Bien sûr.
Il leva la tête et lui adressa son habituel demi-sourire moqueur.
- Après tout… je suis devin !
Sheamon leva les yeux au ciel.
- Eh bien, puisque tu sais pourquoi je suis ici, cela sera d’autant plus rapide, répondit-il en s’avançant dans la pièce.
- Fais attention où tu mets les pieds, l’avertit Jonas en lui jetant un regard en biais. Ce liquide est extrêmement instable, et il y a suffisamment de produits explosifs ici pour nous faire littéralement disparaitre, toi et moi.
- Tu fabriques des bombes, maintenant ? s’étonna le renégat.
- Il faut bien passer le temps. Je t’ai déjà dit que je m’y connais un peu en fabrication d’explosifs, non ? Eh bien il serait dommage de ne pas utiliser les merveilleuses réserves qu’Evander a entreposées ici ! Oui, je sais ce que tu penses, et je suis parfaitement d’accord avec toi : j’aurais préféré trouver sa fameuse réserve de liqueurs… mais si elle n’a pas brûlé dans l’incendie, on pourrait passer une éternité à la chercher sans jamais la trouver tant cet endroit est énorme. Il faut croire qu’il a emporté le secret avec lui…
Jonas s’interrompit un bref moment, les yeux brillants comme s’il s’apprêtait à verser des larmes sur ce trésor perdu.
- Mais ne parlons pas de tristes souvenirs ! laissa-t-il tomber en déglutissant avant de se remettre à son travail. Pour répondre plus précisément à ta question mon ami, ces bombes sont nécessaires pour la suite du plan. Elles serviront entre autres à couvrir nos arrières quand il sera temps pour nous d’abandonner nos positions. Ce brave Roklod m’a indiqué à peu près à quels endroits les placer et surtout quelle puissance ces petits bijoux devraient avoir, pour qu’une fois amorcés, ils puissent détruire une partie des tunnels sans pour autant nous y ensevelir… ce qui serait profondément ennuyeux. Mais ce que je tiens là, c’est une grenade signée Perceval, un modèle plus… compact. Notre périple m’a délesté de mes dernières munitions, et en avoir quelques-unes pour la bataille sera très utile.
- Je ne suis pas venu ici pour entendre un cours sur les explosifs, devin.
Cette fois, Jonas posa avec précaution la grenade qu’il était en train de fabriquer, puis reporta son attention sur le renégat.
- Je sais, Sheamon. Tu es venu ici parce que les doutes assaillent ton esprit. Tu aspires à être libéré des chaines qui t’étranglent depuis si longtemps, mais tu as peur à l’idée que le chemin que tu veux emprunter finisse par s’écrouler sous tes pieds. Et pour ça, tu as besoin de mes réponses à tes questions.
Sheamon plissa les yeux.
- Et j’imagine que tu ne veux pas me les donner ?
Jonas esquissa un sourire amusé.
- Disons plutôt que je ne peux pas, mon ami.
- Je commence à m’agacer de tes énigmes, devin… grommela le renégat en serrant les poings. Est-ce que tu peux parler clairement, pour une fois ?
- Tu ne comprends pas. Ce que tu t’apprêtes à faire est une décision importante qui doit avant tout venir de toi, Sheamon. Je pourrais lire ton avenir et te dire ce que j’y ai vu, mais cela fausserait ta propre volonté. Comment pourrais-tu savoir si je dis la vérité, si je n’essaie pas de t’influencer ? Tu veux changer, t’écarter enfin de l’ombre dans laquelle tu erres depuis si longtemps... Mais es-tu prêt à devenir le genre d’homme qui laisse les autres prendre les décisions à ta place ? Je ne crois pas que cela ressemblerait à Sheamon Wave. Je ne pense pas que ce soit ce que tu veux, d’ailleurs. Ce que tu t’apprêtes à affronter, Sheamon, c’est un tribunal auquel tu sais déjà que tu ne pourras échapper. Cela finira par arriver… et à ce moment-là, la vérité éclatera que tu le veuilles ou non.
- Elle pourrait aussi bien ne jamais être dévoilée, rétorqua Sheamon.
- Cette vérité-là est destinée à être connue, Sheamon. La différence, mon ami, c’est que tu peux choisir de l’affronter maintenant ou au contraire la fuir toute ta vie jusqu’à ce que tu sois finalement contraint d’en assumer la responsabilité. Mais tu es le seul à pouvoir décider du moment...
Jonas fixa la dernière partie de sa grenade. Il examina son travail, puis hocha la tête d’un air satisfait avant de l’accrocher à sa ceinture. Il se redressa et se dirigea vers la porte, sous le regard surpris de Sheamon.
- Je vais faire un tour, expliqua-t-il d’un ton plus léger. J’ai besoin d’air et de m’étirer un peu avant de reprendre.
Le devin s’arrêta à la hauteur du renégat, et posa une main sur son épaule.
- Si tu dois écouter quelqu’un, écoute ton cœur Sheamon… Il te dira ce que tu dois savoir. Cesse de regarder derrière toi et fait plutôt un pas en avant.
Sur ces paroles, le devin dépassa Sheamon et s’engagea dans le couloir.
- Devin ! le rappela alors Sheamon en se retournant vivement.
- Qu’y-a-t’il ? s’enquit le démon se retournant vers son interlocuteur.
- Réponds-moi franchement cette fois. Quand tu as plongé dans l’avenir après Lutécia et avant la conclusion de notre marché avec Voldra, tu as vu… plus que ce que tu nous as révélé, n’est-ce-pas ? Depuis quand savais-tu que nous allions en arriver là ?
Une ombre passa furtivement sur le visage du devin, mais ce dernier retrouva bien vite son habituel sourire.
- Tu es perspicace, mon ami, apprécia-t-il avant ajouter d’un ton plus sérieux. C’est vrai, j’ai vu des choses lorsque j’ai regardé l’avenir de Triss… un paquet de surprises auquel je ne m’attendais pas, et que je ne comprenais pas forcément. Mais il s’agissait de visions opaques, brèves et furtives… Difficile d’en tirer un sens avant qu’elles ne se soient produites. C’est comme si le destin avait voulu me mettre en garde sans me dire explicitement contre quoi.
- Et tu n’as pas jugé bon de nous en parler ? grommela le renégat. Cela aurait été bien de savoir ce qui nous attendait à Varenn.
- J’ai en partie essayé, lui rappela Jonas, l’air sombre. J’ai mis Triss au courant de la prophétie, mais vu l’état dans lequel cela l’a mis, je n’ai pas osé l’inquiéter davantage avec des visions d’un hypothétique futur que je ne comprenais pas moi-même. Et puis à ce moment-là, je ne savais pas vraiment ce que sa prophétie pourrait représenter. Maintenant je sais qu’au moins une partie s’est réalisée cette nuit-là : Elle payera le prix des péchés de sa famille et connaitra la souffrance de l’esclave. Evander l’a torturée et marquée parce qu’elle est une Nocturii.
Sheamon s’apprêtait à reprocher au devin avec colère de ne pas l’avoir prévenu pour la prophétie, mais il se tut en croisant le regard de celui-ci. La prophétie était celle de Triss. Jonas n’avait donc aucune obligation de lui en parler. Triss l’avait évoquée, mais ne lui en avait pas révélé précisément le contenu… peut-être par manque de temps ou par peur de sa réaction. C’était son droit. Et dans tous les cas, le renégat ne pouvait reprocher le silence de la jeune fille au devin.
- Je comprends, dit-il en hochant la tête. Inutile de débattre du passé. Seul importe l’avenir à présent.
- Tu as muris, mon ami, observa le devin. Pour en revenir à ce que je disais, à ce moment-là je n’avais pratiquement aucun indice sur la façon dont ces évènements s’enclencheraient, donc très peu de moyens de les éviter. Surtout, je souhaitais m’éloigner de toi et la princesse qui, aussi charmants que vous soyez tous les deux, êtes quand même de sacrés nids à problèmes… Donc pour ma part, ces visions appartenaient à un avenir qui n’allait jamais se réaliser. Mais comme tu le sais, cela ne s’est pas exactement passé ainsi.
Le visage de Jonas s’assombrit davantage.
- J’avoue que j’ai moi-même refusé d’explorer davantage ces visions parce que, hum, disons que je craignais ce que j’y avais vu… et ce que je pourrais y voir. En définitive, je cherchais surtout à me rassurer.
Le démon haussa les épaules, et Sheamon perçut alors une ombre de douleur passer dans ses yeux.
- Je t’ai déjà expliqué que je vis chaque futur que je vois comme s’il s’agissait du présent : j’en ressens la douleur, le désespoir… tout cela, autant de fois que j’utilise mes pouvoirs. Cela peut devenir très dur à supporter parfois, et les choses que j’avais aperçues à ce moment-là… m’ont effrayé. J’ai refusé d’explorer cet avenir, mais je crois que c’est bien là toute la cruauté du destin : je voulais éviter ce futur parce qu’il était terrifiant… et en fermant les yeux je crois bien que je lui ai permis de se réaliser. Si je l’avais exploré et compris, j’aurais peut-être éviter à Triss bien des souffrances.
- Pourtant tu as plongé dans l’avenir pour trouver un moyen de délivrer Triss d’Evander… lui fit remarquer le renégat. tu as finalement affronté tes peurs pour la sauver.
Jonas esquissa un sourire.
- Oui. Mais je lui devais bien ça… murmura-t-il. Et c’est là que j’ai eu d’autres visions. Nous tous réunis face au Monolitik, puis notre groupe travaillant ensemble à bâtir nos défenses, des bribes de la bataille qui fera rage demain… C’est à partir de ce moment-là que j’ai continué à examiner le futur hier pour élaborer notre plan de résistance. Et vu le nombre de scénarios qui finissent mal, je peux t’assurer que cela n’a pas été facile, mon ami…
- Je n’ai aucun doute là-dessus, assura Sheamon.
Si Jonas vivait chaque futur qu’il examinait comme s’il s’agissait de son propre présent… qui aurait pu savoir combien de morts, de souffrances et d’échecs il avait dû endurer pour parvenir à élaborer cette fameuse stratégie qui constituait leur seule échappatoire ? Il y avait de quoi rendre fou n’importe qui.
Le renégat se rappela soudain la terreur qui avait saisi le devin lorsqu’il avait émergé de son incursion dans le futur pour sauver Triss des griffes d’Evander. Au début, Sheamon avait pensé que c’était la destruction de Varenn qui l’avait horrifié ainsi, mais peut-être n’était-ce pas tout…
- Dans ce futur que tu as vu pour demain… qu’est-ce qui t’a effrayé à ce point-là ? demanda-t-il au démon.
Une ombre passa sur le visage de Jonas, mais il haussa très vite les épaules d’un air insouciant.
- J’ai vu l’état dans lequel allait finir mon manteau après la bataille de demain, ironisa-t-il avec son éternel demi-sourire moqueur.
Sheamon sourit à son tour, comprenant la rebuffade tacite. Jonas ne lui en dirait pas plus, et le renégat n’avait d’ailleurs pas forcément envie d’en savoir davantage…
- Je vois… laissa-t-il tomber avant de faire mine de partir, puis de se raviser. Devin ?
- Je suis toujours là, Sheamon.
- Je sais. Et c’est justement pour ça que je voulais te remercier. Tu es là depuis le début, pour Triss et moi…
- Tu n’as pas besoin de me remercier pour ça. La majeure partie de ce que j’ai fait coïncidait avec mes intérêts personnels. Sans toi, je croupirais toujours dans une geôle à Lutécia, et sans la princesse je serais probablement déjà mort... Je n’ai fait que renvoyer l’ascenseur.
- Peut-être bien, admit Sheamon. Mais tu l’as fait. Je n’oublie pas non plus que c’est toi aussi qui nous a rassemblés en nous donnant une chance de survie. Quand je t’ai rencontré, je te prenais pour un faible, et surtout un escroc…
- Hum… Merci quand même.
- Mais j’avais tort. Tu n’es ni faible ni retors. Grâce à toi, nous avons pu sauver Triss, et tu m’as empêché de commettre une énième erreur en éliminant Ilyann. Alors encore une fois ; merci. Je pense que nous avons fait le bon choix en te nommant commandant.
Sheamon, avisant le sourire démonique qui s’étirait sur le visage de Jonas, ajouta aussitôt d’un ton revêche :
- …Mais n’espère pas que je vais répéter ça. Officiellement, je n’ai rien dit.
Sur ces paroles Sheamon tourna les talons et s’engagea dans le couloir, laissant là le devin narquois. Si cette conversation ne lui avait pas apporté ce qu’il aurait voulu, elle lui avait au moins permis de taire ses doutes et d’aboutir à une conclusion : il allait mettre son plan en marche. Même s’il doutait encore que cette décision fût vraiment la bonne, c’était incontestablement une occasion unique…
L’occasion d’enterrer une bonne fois pour toutes son passé.
A suivre...
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