Trou perdu
La nuit tombe. Pour ce que ça change… On pourrait tout aussi bien être en plein jour. Les lunes sont des putains de spots. À la limite, t’es même plus éclairé au crépuscule. Les prédateurs de cette planète l’ont compris avant nous.
Le vieux est fâché. Il a bien raison. À sa place je le serais aussi. On me fourre un apprenti de merde, pas foutu de piger comment on chasse le bétail le plus stupide, mais j’dois quand même le former, juste parce que les autres sont morts, ou partis à la colonie. Ouais, je pige Vieux-Red, mais j’peux rien y faire. On peut pas se changer soi-même : les mains maladroites, les pieds pas d’équerre, la lenteur, l’absence d’assurance. C’est clairement pas moi qu’il devrait se taper comme apprenti. Enfin, de toute façon, tout finira bientôt, il l’a dit.
Méthode de chasse ancestrale. Celle des indigènes AOIs, grogne-t-il. Me demande vraiment où il a été pêcher ça. Je doute vraiment que ce vieux rougeaud fasse partie des rares — très très rares — élus capables de comprendre et surtout pratiquer la langue ululante de ces sales gueules de spirale. Que des voyelles m’a expliqué mon pote Benny, alors qu’on vidait des godets à la taverne de Black County, c’est que des nuances infinies de a, des subtils dégradés de o et des dénivelés de i, « C’est pas une langue c’est une piste sonore à te filer la migraine » avait-il beuglé. Puis il avait ri, en bavant. Benny, il adore les détails croustillants. « Bonjour, ça se dit âaÂââääAaaa, tu entends la nuance sur le second a ? Un creux sonore. C’est important, car si tu l’modifies, t’accuses la mère de ton indigène de coucher avec tous leurs dieux en même temps. Il t’enfoncera alors sa lame dans l’épaule, tu crèveras pas, à cause des synches qui l’enduisent, mais quand il te coupera le reste, putain, tu vivras, mais tu voudras qu’on te tue, crois-moi ! ». Billy, il aime bien te foutre les boules puis se la jouer énigmatique.
Enfin bref, le vieux, il sait pas leur langue en voyelles, c’est certain, mais il les connait, eux. Il les a pratiqués. Moi aussi, un peu. Juste pour une toute petite rencontre, qui m’a suffi pour une vie. Cette gueule impossible, ce vortex avec des yeux, la cicatrice sur mon bras s’en rappelle encore, et mes nuits aussi. Les colons cherchaient l’intelligence ailleurs : v’là que les seuls exos un peu malins de cette planète s’avéraient incompréhensibles. Des armées d’anthropologues, des légions de psychologues se sont cassés les dents sur les AOI. Personne n’est parvenu à nouer contact. Finalement la colonie a lâché l’affaire, leur préférant les gisements locaux. Sans les financements, il n’y avait plus que quelques cintrés au fin fond des terres neuves assez motivés pour continuer de traiter avec ces apaches cracheurs de voyelles. Vieux-Red prétend qu’il en faisait partie. A l’écouter, il connait chaque chef de guerre et leur flanque même des bourrades dans le dos en rigolant. De la même façon qu’il aurait étudié leurs méthodes de chasse. C’est pour ça qu’on est, je suppose, occupés comme des cons à se traîner sur la plaine, tractant mon pauvre flag clamsé derrière nous, le long d’une corde. Et c’est lent, j’ai juste envie de dormir.
— Dors pas, assume. Quand on rate les gras-dub, on se rabat sur plus difficile.
J’inspecte les environs. À cent mètres, il y a des rochers. Un peu plus haut, des filaires touffues. Des endroits parfaits pour se cacher.
— J’ai jamais entendu qu’on pouvait chasser un tétraconte, dis-je, en fouillant les branches des yeux.
— On chasse pas un tétra, tu piges rien. C’est lui qui nous chasse.
Peux pas comprendre si on m’explique rien. Ça, j’lui dis pas, j’en ai déjà assez pris pour mon grade. En gros, la fameuse méthode — je déduis, bien sûr — consiste en laisser un tétra fantasmer sur le cadavre juteux de mon flag puis faire en sorte qu’il se jette dessus pendant qu’on s’éloigne. Puis j’imagine qu’on le tire pendant qu’il bouffe tranquille. Grande sophistication, en effet, les indigènes…
— Pour l’instant, il y a que moi qui ose m’attaquer à eux. Si tu survis, tu pourras me remercier. Si jamais tu parviens à le refaire, mon gars, ce sera pactole ! Enfin, reprend-il après une hésitation. Il y a aussi le Morne qui y arrive. Mais ce type là est hors catégorie.
Le Morne, ce n’est pas la première fois qu’il en parle. Une vraie légende. Le gars qui atteint toujours sa cible alors qu’il sait pas viser. Une histoire pour les imbéciles crédules. Mais Vieux-Red, il en démord pas, le Morne c’est son pire cauchemar. Les cauchemars, justement, ça n’existe pas.
— J’espère que tu croiseras jamais sa route, gamin. Le Morne, à peine il te regarde, si ta gueule lui revient pas, il te dégomme — yeux fermés, dos tourné, même aux chiotes, par-dessus la porte — sa balle te trouve. Alors tu imagines bien qu’un tétra, il en fait son affaire… Attends.
Vieux-Red se tend. Collé à lui sur le flag, je peux que le sentir. Je l’ai jamais vu comme ça.
— Il est là, dit-il lentement.
J’avise furieusement le buisson de filaires. Peut-être que là… mais en même temps vu la taille supposée de la bête, il devrait déborder.
— Mais…
— Chht, siffle-t-il.
Puis il me fait signe de regarder le sol. La plaine respire. Elle monte et descend sous le flagelle de la monture. Tout mon corps se tend lorsque je vois les pointes en arc de cercle nous encadrer en suivant notre progression — enfin, celle du cadavre de flag. Vieux-Red met son index sur sa bouche. Ça veut dire : ferme-la ou t’es mort. Message reçu. On continue à progresser lentement. Notre flag ne semble pas plus inquiet que ça. Sans doute qu’il ne sent rien sans avoir de pieds à poser au sol. La taille du tétraconte est impressionnante, elle est aussi terrifiante. Même si Vieux-Red lance notre monture à pleine vitesse, l’ennemi souterrain aurait l’occasion de refermer ses pattes-dents-griffes — tous ces trucs pointus — sur nous avant même qu’on puisse quitter le périmètre. On va crever. Il avait raison. Mon Dieu, je suis trop jeune pour ça. J’ai même pas encore connu de fille, merde. Ronha, j’aurai pas connu Ronha… Comme un gamin, je commence à pleurer. Vieux-Red me pince. Je me reprends, lutte contre l’envie de crier. Le sol commence à frémir. Le vieux me montre trois doigts. Je vois les dents du tétraconte émerger de la surface des roches friables ; le majeur de Red descend. Les pointes rougeâtres se mettent à trembler, faisant vibrer le sol ; le pouce de Red s’incline. Elles s’enfoncent dans le sol, comme on arme le chien avant de tirer.
— Maintenant !
Le flag bondit. Le tétraconte referme sur nous ses quarante pattes, mais on arrive à se glisser entre les lames qui les garnissent. Sentant qu’on lui échappe, le monstre se propulse hors du sol. Dans les airs ses pattes innombrables s’invertissent et il atterrit de toute sa masse dans la plaine, soulevant un nuage de poussières noires.
— Put… Trop proche ! crie Vieux-Red.
Je n’ai d’yeux que pour le nuage couleur cendre qui s’élève derrière nous. L’immense créature en jaillit et se précipite dans notre direction. C’est difficile à décrire, comme ça. Elle est à la fois hyper vive et lourdaude, mais aussi presque harmonieuse, surtout silencieuse, ses quarante pattes pilonnent le sol de façon magnifiquement synchrone. Benny aime dire que chacune de ses pattes file à 1 km/h, « Pour le reste, fais le calcul ». Elle va arriver sur nous en à peine quelques enjambées, aucun doute. Son abominable grâce va nous engloutir. Fini le Nouveau Monde, il n’aura pas voulu de nous.
— Trop tard. Accroche-toi, petit !
Il appuie sur un bouton. Je reconnais un détonateur. La seconde d’après le souffle nous frappe, j’entends l’explosion, puis une vague d’air, de poussières et d’autres choses gélatineuses et coupantes nous projettent au loin. Le noir des roches grandit jusqu’à ce que j’le percute.. .. .
….. .
.
Je sors de la brume pour en trouver une autre. La plaine danse sous mes yeux. Les lunes m’aveuglent, ça pue la mort et un liquide chaud coule sur moi. Des morceaux gluants tombent un peu partout, ma main droite me fait mal, la gauche ne répond plus. J’ai mal à la tête. La plaine grandit. J’essaie de trouver Vieux-Red ou le flag, mais tout est brouillé, puant, mouillé. Un bruit emplit tout l’espace sonore, une sorte de iiiiiiiiiiîîîîîii plein de nuances comme le susurreraient ces saletés d’indigènes AOI. La plaine grandit encore, elle s’approche. Ce n’est pas la plaine. Accommodant lentement, je me rends compte que c’est un front de pattes qui avance et se plante dans le sol, devant moi, suivi d’un corps — un reste de corps. Il grandit, s’impose de sa taille. Est-ce que les animaux de cette planète cherchent à se venger lorsqu’on les fait exploser ? Les pattes-lames se plantent à vingt centimètres de mes pieds. Visiblement : oui. Je recule, j’essaie de me relever dans la boue poisseuse dans laquelle je baigne, mais je ne fais que trébucher. Le front avance, j’entends presque le crépitement de ce qui sert de bouche à la créature. Je cogne quelque chose. Le flag de Vieux-Red, ou du moins ce qu’il en reste. Merde. Les colons savent à quel point cette planète est dangereuse, pourquoi avait-il fallu que mes parents aillent se terrer dans ce no man’s land ? Le nom le dit bien, on n’a pas notre place ici. Le sol projette de nouvelles nuées de crasses quand s’abattent à nouveau les pattes. Ce foutu tétra lâche pas, peut pas mourir, me lâcher la grappe ? Les lames s’élèvent. En dessous, une horreur sans nom. L’enfer s’ouvre pour moi.
Le coup retentit. Une des vessies palpitantes se perce. Un liquide obscène s’en épanche. Puis l’intérieur explose. La masse de la bête oscille, commence à chavirer, ses pattes acérées retombent droit sur moi. On me tire en arrière au moment où elles s’abattent, la chose s’effondre, proférant un dernier gémissement, puis cesse de bouger.
— Rectification, petit. T’es pas si inutile, finalement, s’exclame le vieux chasseur en rangeant son Ruler. T’es un super appât à tétra. Allez, debout, on n’a pas fini. Je vais te montrer un équarrissage en règle. Après ça, t’arriveras pas à dormir de la nuit.
Je crois que je ne dormirai plus jamais.
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