Trou de ver

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— C’est pas sanguin, mon con ! C’est nerveux !

Quand Vieux-Red s’improvise prof, tu peux être certain que ses élèves seront recalés en fin de cursus. Il sait pas enseigner. Penché sur le moignon de cou, le shérif a l’air presque plus largué que moi.

— Mais il a besoin de sang pour bouger, non ? C’est musculaire. Le mouvement, c’est mécanique.

— Électrique ! Bolton ! s’écrie le professeur Redwan Al Sayed, ce type qui possède le corps de Vieux-Red. Ce gars est mort, Bolton, mais ses signaux moteurs sont relayés par les synches, à distance. Et je suis sûr que si on parvenait à mesurer la vitesse de transmission du signal, il excéderait c !

Le shérif fait semblant de suivre.

— excédrècé ?

— Ouaip, mon vieux pote. Il l’excéderait, jubile l’autre. J’ai toujours été certain qu’il s’agissait d’une intrication forcée des liaisons atomiques, une sorte de trou de ver local — plutôt des milliards de pico-trous-de-ver ! Maintenant, j’en suis certain. ER équivaut clairement à EPR. Pas mal de physiciens doivent convulser en ce moment même dans leur cercueil.

— Je ne vois pas en quoi c’est formidable, continue de feindre le shérif. Surtout pour les aires et les epéaires…

C’est le moment de placer mon grain de sel :

— Moi non plus, j’vois pas.

J’espère que j’ai au moins un tout petit peu l’air d’avoir compris.

— Bon dieu, je viens de vous dire que le gars est mort. Or, vous voyez… (il agite le bras du cadavre, qui interrompt son mouvement, avant de reprendre) … Il bouge ! Vous en concluez quoi ?

Bolton et moi on reste comme deux ronds de flan. Difficile de ressentir une quelconque illumination devant un décapité assis sur une table.

— Un dessin ! s’écrie le vieux cinglé, en filant à l’autre bout de la salle pour nous ramener un tableau sur roulettes.

Après nous avoir bien observés, agacé, il se met à tracer les contours d’un corps humain, grosso modo. Dessine mal, Vieux-Red. Mais on reconnait néanmoins un bonhomme.

— Je suis un indigène AOI, proclame-t-il, convaincu. J’ai ma lame enduite de synches.

On hoche la tête. Il raye violemment la tête de son bonhomme bâclé.

Tchac ! Je lui coupe la caboche !

Derrière nous, j’ai l’impression que le macchabée va se vexer. Heureusement, il réagit pas. Enfin, je crois. J’pense à Sandar qui suit tout depuis l’observatoire, je sens presque le poids de son mépris. Où ira le film après ? Vieux-Red s’inquiète de rien, il poursuit, dessine la tête sur le côté gauche du tableau. Puis la relie d’un trait avec le corps.

— Plus aucun fluide passe par là, aucun sang pour alimenter. Il est mort. Néanmoins, l’information transite malgré tout, puisqu’il bouge, on peut donc en conclure…

On hausse les épaules. Vieux-Red s’énerve, il efface le trait reliant les deux et dessine un cercle tout en haut du tableau, avant de le relier par de nouveaux traits au corps et à la tête.

— L’âme ! Messieurs. C’est la preuve qu’elle existe ! C’est elle qui décide des mouvements. Les synches — c’est mon hypothèse depuis toujours, celle-là même qui m’a fait virer de l’université — rivent le corps, ainsi que toutes ses parties, à l’âme ! Ils vous gardent en vie, plutôt en conscience, de tout. Ils vous rattachent éternellement à votre chair, à vos muscles, à vos nerfs. Même mort, vous êtes obligés de sentir, percevoir, tout, même la douleur ! D’ailleurs, il a pas l’air de trop morfler, le gars. Sa tête doit…

Sur ces mots, toutes les lumières s’éteignent. L’obscurité s’abat brusquement, presque douloureuse pour les yeux. Pendant quelques instants, je n’entends plus que la respiration saccadée du shérif et celle, poussive, de Vieux-Red. J’aime pas ça. J’aime vraiment pas ça. Il y a tout de même un mort-vivant avec nous. Il est là, à quelques centimètres. J’ai l’impression d’entendre les orifices palpitants de son cou gémir dans l’obscurité. Il y a du mouvement. Je ne sais pas qui bouge. Peut-être lui.

— Shérif ? je demande. Vieux-Red ?

— Chht, répondent les ombres.

Les mouvements se multiplient. Quelque chose émet un chuintement juste à côté. Je lève les bras, malgré ma peur de toucher le cadavre. Un son poisseux émane du sol. Quelque chose se traîne près de mes pieds.

— Il bouge, dit quelqu’un très bas. Essayez de l’attraper.

Des bruits dégoutants glissent dans les ombres et furètent, saccadés, entre mes jambes. L’obscurité devient de plus en plus dense. Quelque chose d’affreux se passe.

Un bruit strident retentit, suivi d’une voix nasillarde dans les hauteurs de la salle.

— Panne momentanée, grince Sandar. Ça se rallume en général après…

Sa voix s’étrangle d’un coup.

Merde. Merde ! Pourquoi il s’est tu ? C’est pas normal ! Rien ne l’est.

— Bougez plus, gronde Vieux-Red avec une voix que je ne lui reconnais pas. Chht.

Dans le silence et l’obscurité, quelque chose de flasque s’éloigne. C’est le décapité. Oui, c’est lui. On entend l’air dégonflant ses poumons via le trou de sa glotte à chaque fois que son corps s’abat sur le sol métallique. Il se dirige vers…

— Le sas, complète sans le savoir Vieux-Red. Faut le rattraper. Avec moi, vous deux. Il pourra pas aller bien loin sans le retour de son oreille interne…

J’essaie de suivre le bruit dégueulasse qui voyage dans l’obscurité. Soudain, je frôle quelque chose. Ça me prend le bras, je crie. On me met une main sur la bouche. J’essaie de la mordre. J’me débats. « C’est moi ! », gronde Bolton.

— Vos gueules ! claque Vieux-Red. Il arrive dans le sas. Vite !

En un clang bruyant, la lumière se rallume. J’me retrouve face au shérif et sa gueule de furieux, tous deux éblouis à en devenir aveugles. Vieux-Red s’exclame :

— Là, dans le sas ! Vite !

On se tourne, Bolton et moi. Le corps blafard se tient dans une posture impossible au milieu du tube de désinfection. La cavité de son cou tranché nous regarde, sa glotte palpitante semble même nous sourire. D’une main hésitante, saisie de tremblement, il frappe un bouton renfoncé dans le mur. La porte du sas se referme. Lorsque la douche le frappe, il commence à convulser. On le voit même se fracasser sur les parois, comme saisi par une douleur abominable. Puis vient le pire : l’aspiration. Il s’immobilise, nous tend une main, comme s’il pouvait voir nos trois têtes rassemblées dans le hublot. Tout le haut de son corps commence alors à gonfler comme une boursoufflure immonde et finit par éclater, arrosant les parois de quantité de viscères, d’organes et de sang noir, déjà coagulé.

J’ai de nouveau gerbé. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autres ? J’devais bien claquer tout ça hors de moi, vomir ce monde débectant. Pendant ce temps, Bolton martelait la porte du sas.

— Ouvrez, Sandar !

— L’est mort ton légiste, shérif, déclare Vieux-Red, tout à trac, en regardant vers le haut de la salle. Sa cervelle coule en ce moment même sur la fenêtre d’observation.

J’en remets une couche. Le shérif recule pour observer.

— Red... murmure-t-il. Dans quoi a-t-on mis les pieds ?

— Je sais pas, mais tant qu’on patauge dedans, autant s’y enfoncer… et sans trainer. Ariane ! crie-t-il vers les hauteurs. Activation protocole d’urgence (il nous fait un clin d’œil) — m’en rappelle, des anciens labos — Personne de référence suite au décès de Sandar — Sandar comment, d’ailleurs ?

— Sandar Pranesh, hésite le shérif, complètement perdu.

— OK. Personne de référence suite au décès du Docteur Sandar Pranesh, Professeur Redwan Al Sayed. Le code d’accès est ma date de naissance, telle qu’inscrite au registre des colonies.

— Vérification réalisée, finit par susurrer la voix d’Ariane. Nouvel administrateur de crise — l’individu répertorié, muni des accès adéquats : Professeur Redwan Al Sayed. Bienvenue. Quelles sont les consignes, monsieur ?

Bolton et moi restons en suspens, complètement abasourdis. Depuis quand Vieux-Red est-il devenu si efficace ?

— Pas de problème, ma poule. Isole la salle d’observation en attendant notre arrivée. Condamne aussi les entrées. Prépare les enregistrements des deux dernières heures. Qu’on puisse les voir dans la salle. Ah, oui. Et ouvre le sas.

Lequel s’ouvre immédiatement.

— Je vous en prie, professeur, approuve la dame.

Vieux-Red s’enfonce dans le tube sans s’inquiéter des morceaux de corps qui tombent encore du plafond, puis nous fait signe de le suivre, Bolton et moi.

— Et cette fois, tu vas les fermer, tes yeux, gamin ?

Oh que oui, professeur Redwan, et c’est limite si je vais pas me les crever au passage.

La porte se referme derrière nous.

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