Trou de balle

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Tout le temps de la désinfection, je flippe. Mille images défilent derrière mes paupières fermées. Les machines se mettent à gueuler. Les restes commencent à gigoter, puis se réassemblent lentement pour former un tas de chair putride qui vient m’attaquer à coup de membres reconstitués. L’air vrille, la pression augmente. Les bouts se mettent à ramper, telle une armée de boyaux, puis tentent de m’escalader pour infiltrer ma tête par les oreilles. Le bruit de l’aspiration devient assourdissant. Entre les gouttes, l’âme du mec mort se dessine dans les vapeurs du sang et s’approche pour me murmurer à l’oreille « Tu es le prochain ». Ça file vers l’aigu, ça finira jamais ! Tout du long, j’attends, prêt à crever, calé dans un coin.

À la fin du processus, je rouvre les yeux. C’est dingue. Rien ne s’est passé. Je galope à toutes jambes pour m’éloigner du rouge abominable qui macule les murs, tandis que derrière moi Vieux-Red et Bolton avancent dans l’autre sens.

— C’est à l’étage, gamin. Calme tes nerfs et suis-nous.

Ces mecs n’ont pas de cœur ou quoi ? Ils font comme s’ils voyaient des trucs comme ça tous les jours ! J’ai jamais vu ça, moi ! Des macchabées normaux, oui. Un paquet. Mais ça. Ça… c’est au-dessus de mes moyens.

— J’vais sortir, j’crois… je vais aller… Boire un verre, aller pioncer, peut-être.

— Tututut, chantonne Vieux-Red. Tu sors pas gamin, tu montes avec nous dans la salle d’observation.

— On est au beau milieu d’une scène de crime, personne quitte les lieux, décrète Bolton, avec un air de Tout le monde est suspect, même l’air qu’on respire. Amène-toi, petit. T’auras qu’à pas regarder.

Facile à dire. J’préfèrerais encore rester dans la salle d’attente, feuilleter les pages d’une tablette. Mais quand la loi parle, que peut-on faire ? J’me faufile derrière, angoissé comme jamais. Dans l’escalier j’inspecte chaque recoin de mur, l’angle de chaque marche. Vieux-Red et Bolton montent aussi prudemment, malgré leurs airs décontractés.

— Sommes-nous seuls dans le bâtiment, Ariane ? demande Vieux-Red à sa nouvelle copine.

— Il semblerait, professeur. Toutefois, ajoute-t-elle de sa voix flûtée, une forme de vie est détectée dans la salle d’observation.

Direct les deux dégainent. Direct je trébuche dans l’escalier. Pendant qu’ils se placent de chaque côté de la porte, j’essaie de les suivre en faisant le moins de bruit possible. Ils font des gestes qu’eux seuls comprennent. J’crois qu’ils préparent une entrée fracassante.

— Ouvre la porte de la salle deux secondes, puis referme-la, siffle Vieux-Red en retirant sa veste.

À son âge, on doit avoir des vapeurs, j’imagine.

— Entendu, approuve madame sans questionner.

La porte glisse, Vieux-Red balance sa veste à l’intérieur. Lui et Bolton écoutent avidement, à l’affut de toute réaction. La porte se referme.

— OK, fait le shérif. R.A.S., on rentre.

Il relève le chien de son Colt Lawmaker.

— ‘tends… l’interrompt l’autre. Ariane, ma poule, as-tu détecté du mouvement depuis que la porte s’est ouverte ?

— Aucun, professeur. Dois-je ouvrir la porte à nouveau ?

— La forme de vie ?

— Présente, professeur. Volume proche de l’insecte. Consommation d’oxygène légère.

— Une saloperie locale curieuse… Ouaip, ma belle, alors ouvre là bien grand… J’arrive.

Les v’là qui s’enfoncent, efficaces comme les forces terriennes, dans la salle d’observation, balayant l’espace méthodiquement, prêts à dégommer le moindre bruissement d’oxygène. Et moi, quoi ? Qu’est-ce que je fous là, avec ces deux types ? Qui suis-je ? J’sors timidement mon Ruger rachitique, alors que j’sais même pas tirer droit !

— Ramène ta fraise d’ahuri, me hèle Vieux-Red. Ariane, ferme la porte derrière lui.

Ce qu’elle fait. Je suis coincé avec eux et un nouveau cadavre, caisson explosé, sang giclé sur la vitre d’observation. Le genre que j’avais plus l’habitude de voir. Sans surprise, il s’agit de Sandar, le légiste. Vieux-Red se penche sur le trou béant qui reste de son occiput.

— Il avait la grosse tête… ça l’a pas sauvé.

— Bordel, Red, c’est pas drôle, regrette Bolton en inspectant les alentours. On dirait que le coup est parti du fond de la salle.

— Plutôt à travers cette fenêtre donnant vers l’extérieur, murmure Vieux-Red. Parierais mes bijoux dessus.

— Un sniper ? propose Bolton, avisant la plaine encore plus terne derrière le vitrage qu’elle ne l’était en réalité.

— Non, pas de reliefs valables, vérifie Vieux-Red, l’angle permet pas ce tir. C’est pas normal… Ariane ?

— Oui, professeur.

— Analyse la balistique en fonction des caméras de la salle, croise les données et montre-le-nous sur l’écran. Je crois savoir qui a fait ça…

Vous vous demandez sûrement ce que je fais pendant ce temps-là. En réalité rien. Je ne suis pas là. J’en ai marre, grève de pensée. Je fais qu’écouter leurs hypothèses en fixant le sol. Des gouttelettes de sang s’y distribuent comme des taches de peinture laissées par un artiste négligent. Au bout d’un temps, incalculable, Bolton s’exclame.

— La trajectoire est courbée, c’est pas possible ! Refais ton analyse, Ariane !

Négligemment, je lève la tête. Ai pas envie de regarder, mais quelque chose m’appelle…

— Ses calculs sont corrects, dit Vieux-Red dans son ample moustache. La trajectoire est courbée, ce n’est pas une erreur.

En haut du corps de Sandar se trouve un tableau de commande, il y a un trou dedans…

— Tu connais des flingues qui tirent des balles chercheuses ? C’est de la science-fiction d’il y a deux siècles, personne ne l’a jamais fait !

Mes jambes me portent vers l’impact. Les deux autres ne me voient pas avancer. Le trou est comme un œil qui me contemple.

— Si, mon vieux. Quelqu’un l’a déjà fait… fait Vieux-Red, énigmatique. Le Morne, il le fait…

— Ton Morne c’est qu’un con qui fait le tour des avant-postes pour se cuiter ! Rien à voir avec la légende qu’il rate jamais son coup. Je sais pas comment il a bâti sa réputation. Moi, j’lai vu tirer, ton bonhomme. Il vise comme un manche !

J’crève de trouille. J’enfonce deux doigts dans la cavité, la chose au fond vibre, elle vit. C’est comme si elle me parlait.

— Le Morne sait pas viser, mais ses balles touchent toujours juste.

— Je t’assure que je l’ai vu, en plein désert, occupé à aligner des bouteilles. Les a toutes manquées.

— Pas normal, il t’avait sûrement vu !

— Non, mon pote. J’étais bien planqué. D’ailleurs s’il m’avait aperçu, même juste senti, il n’aurait sûrement pas été chercher ses balles perdues, jamais vu un con oser faire ça, même les gros fauchés.

Pourquoi je fais ça ? J’extirpe l’objet de la cavité. C’est un os, ou du cartilage, renforcé avec du métal et muni d’ailettes minuscules. Des fibres rouges à sa base palpitent. Il semble m’observer par le trou situé en haut de l’ogive. La tête d’aiguille qui s’y découpe sur un fond blanc — aussi pâle que le blanc d’un œil — me suit. Je crois que j’ai jamais eu autant peur de ma vie.

— Il fait ça, il cause même à son flingue. Ses balles sont… Mais ! Qu’est-ce que tu fais, toi ?

J’en sais rien moi-même. Le fait est que j’prends mon élan et balance cette chose minuscule par la fenêtre brisée. Pendant qu’elle file se perdre dans le désert et que les deux autres me pointent leurs guns sur la tronche, j’ai soudain l’impression de revenir à moi.

— Quoi ? Tirez pas ! Merde !

— Qu’est-ce que t’as lancé ! Réponds !

Ils vont me tirer dessus. J’ai rien fait !

— Crache, gamin, on a vu un truc voler !

— J’ai rien fait !

Quelque part je sais que c’est pas vrai. Mais j’y peux rien, visé par des flingues je perds toujours mes moyens ! Et puis je me rappelle pas de pourquoi j’ai lancé ce truc. Je sais même pas ce que c’est !

— J’en sais rien ! Il y avait que ça à faire !

Pendant que le shérif Bolton me passe les menottes, Vieux-Red me regarde, pensif. Il dit rien, il me laisse partir avec lui après avoir donné l’autorisation à Ariane de nous libérer.

— Tu restes là ? lui demande Bolton.

— Vais tout repasser en revue. Y compris ce qu’il a fait. J’te retrouves plus tard.

Bolton me rabat la tête sur le torse et d’un coup de coude me pousse dans le dos. J’aime pas le regard que nous lance Vieux-Red. Je le connais assez pour savoir quand il mijote un truc et qu’il n’en dit rien. J’ai pas le temps de réfléchir plus, le shérif me pousse hors de la salle.

Lorsqu’on retrouve le désert bouffé par les ombres apparait la cavalerie. Leurs triportés déchirent le ciel de leurs phares puissants et viennent dans notre direction. Le shérif Bolton s’arrête pas. Et je sais parfaitement où il m’emmène.

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