Trou blanc
.. ...
..... .. ... . . . ... .
... . .. La séquence ... .. . .... ..
... . .. de Dieu .. . . . . . . . ..
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Sa lumière ... clignote .... . .. devant mon œil ..
— Tu reprends conscience. C’est bien.
— Dieu ?
Mon œil s’ferme lorsque la lueur revient en flashs successifs. C’est donc ça, le signal de Dieu ? Celui que l’espace nous a envoyé, celui qui nous a amenés ici ?
— Réflexe photomoteur intact, c’est bien.
La lumière se taille, laissant place à une silhouette floue. J’essaie de parler, me rappelant comment articuler, poser ma langue, jouer de mes dents pour produire un son. Je dis « Qui êtes-vous ? », mais rien ne vient.
— N’essaie pas de parler, c’est inutile...
Une autre voix s’élève. Le genre insupportable.
— Parler sans poumon, personne ne l’a jamais fait, petit !
C’est Vieux-Red ! Qu’est ce qu’il fout là ? Ma tête pivote pas, mais mes yeux parviennent à rouler. J’essaie de détailler les lieux. C’est une salle sombre et humide. Une sorte de grotte, bardée d’écrans lumineux et de spots placés au petit bonheur. Ce que j’ai devant moi ? Un bureau, trois moniteurs affichant des graphiques, des tableaux fixés sur une paroi rocheuse. Au sol, sur ma gauche, presque à la périphérie de ma vue, un corps.
« Vieux-Red », dis-je, silencieusement.
— Te crève pas, gamin. Y a rien à voir. Essaie pas de causer, perds cette habitude...
— Il existe un autre canal, reprend l’autre personne.
Elle se repositionne devant moi. Elle porte sur un œil une lunette grossissante, dans l’autre il y a un trou béant.
— Vais envoyer une série d’impulsions pour inhiber la douleur, me dit Le Morne, d’une bouche pincée. Tu ne devrais pas souffrir.
Il plante ensuite quelque chose dans ma tête. J’le vois pas, je sens juste une pointe se glisse assez profondément dans ma boite crânienne. Pendant ce temps, Vieux-Red apprécie.
— Tu as progressé en neurochirurgie, Rogers. Je reconnais. Par contre pour les amputations, c’est du travail de merde. Tes talents s’arrêtent au cerveau.
— Je n’avais pas le temps de fignoler, Redwan, fait-il depuis l’arrière de ma tête, toujours triturant. Voilà...
En une fois, je ne sens plus mon œil droit. Mon champ de vision se met à déconner lorsque celui-ci se révulse. Je vois en même temps le moniteur, sur le bureau, affichant un crâne dans lequel une pointe circule et le plafond, duquel descend une lampe de docteur sur fond d’obscurité.
— Voilà, voilà... continue Le Morne. Tu sais petit. Le cerveau ne ressent pas la douleur.
Il croit sans doute que ça me rassure, mais en réalité ça m’angoisse comme jamais. Dans le coin de mon champ de vision, Vieux-Red s’esclaffe.
— Surveille ses paramètres, Anton. Le cœur du petit s’emballe, je le vois d’ici.
— Il n’en a plus besoin, tu le sais. Mais ça risque de poser problème au niveau des neurotransmetteurs, admet Le Morne, cessant de triturer ma calebasse. Attends, j’ai trouvé une façon d’éviter ce genre de choses.
Il me pivote, un peu trop facilement, vers un autre angle de la pièce. Je vois à présent ce connard de Vieux-Red, il est assis par terre. Ses jambes sont coupées, mais posées à quelques centimètres des moignons. Même chose pour ses bras. Mais ce n’est pas ça qui est le plus affolant. Un corps décapité est assis sur une chaise, juste en face de moi. Mon cœur s’emballe, ma respiration s’accélère. Pourtant l’air passe pas. Je ne le sens pas passer dans ma gorge. C’est la poitrine du cadavre qui se redresse, ce sont ses mains qui se crispent entre les sangles. Ce corps, c’est le mien !
— J’ai déjà remarqué que lorsqu’ils voient leur dépouille, ils se calment après une pointe de tachycardie, fait remarquer Le Morne. Respire, petit, rappelle-toi le calme, rappelle-toi la paix. Je vais t’aider.
Va enlever mon cerveau, c’est ça ? J’le vois retourner derrière mon crâne. Il y fait quelque chose, en tout cas ça bouge dans ma tête. Puis, c’est comme une mer d’amour qui se déverse soudain, tout s’éclaire, j’ai envie de rire, la joie se met à dégouliner des murs. Je regarde mon corps de mon œil valide, il me semble si rigolo. Cette boudine glabre d’ado, ces quelques rares poils paumés au milieu de cette poitrine trop blanche, ces côtes saillantes, cette éternelle tache de naissance en forme de gras-dub, puis ce sexe réduit à presque rien... Le froid, sans doute. Non, sûrement ! J’me mets à rire franchement. C’est trop drôle.
— C’est comme ça que tu fais, alors ? Apprécie Vieux-Red. Le noyau ventromédian ? C’est pour ça qu’ils t’obéissent...
— Oui, la récompense. C’est le nerf de la guerre, Redwan. Tu en sais quelque chose.
— J’vois surtout que le serment d’Hypocrate, tu t’assois bien dessus.
— Tu l’as fait en premier lorsque tu as réalisé tes recherches sur ma carcasse ! Et ce sera bientôt ton tour, le temps que les synches s’étendent dans tout ton système. (Il s’arrête soudain) Ah ! Nous y sommes, petit.
Je vois son visage éternellement triste se pencher vers moi, son orbite vide est comme une bouche ricanant. Les films d’horreur m’ont toujours fait rire, je m’esclaffe muettement. Il avance un drôle d’objet vers mon œil droit. Un bruit dégueulasse et chuintant se glisse jusqu’à mes oreilles. C’est un peu comme un légume qu’on écrabouille. Ça fait blob, quelque chose du genre. Mon champ de vision droit s’éloigne, pris dans une sorte de pince que je vois avec mon œil gauche. C’est n’importe quoi, j’éclate franchement de rire. Je suis fou, ça y est. À moins que ce ne soit ce qu’il a fait dans ma caboche ? Non, je suis fou, et surtout hilare. Mon œil droit me voit — je veux dire, ma tête, mon visage rigolard — tandis que le gauche voit l’autre œil se barrer avec Le Morne. Je crois que j’ai jamais assisté à quelque chose d’aussi puissamment drôle !
— Il souffre ou il jouit, là ? demande Vieux-Red.
— C’est peut-être un peu fort, concède l’autre, en allant régler quelques paramètres sur une machine.
Le plaisir baisse alors de plusieurs crans. L’horreur et l’innommable se repointent d’un coup. Je suis à la limite de flipper, pile à la limite. Presque à croire que l’autre peut faire tout ce qu’il veut de moi, joie et peine, jouissance et souffrance abjectes. J’avais raison à mon réveil, il est Dieu, mon Dieu.
— Si tu peux répondre à une petite question Anton, grince Vieux-Red — ça sent la question gardée longtemps, je le connais assez pour le dire. À l’époque, tu n’es pas mort lors de la désinfection, et l’autre jour le gamin non plus. Pourtant l’un de tes sbires a éclaté genre popcorn, alors, tu peux m’éclairer ?
— Ah, tu n’aimes pas que les choses t’échappent, hein, Redwan ? C’est tellement simple que tu vas t’en mordre les doigts que tu n’as plus. La raison est que lorsque les synches sont intégrés au système, ils s’insèrent dans son homéostasie générale. Tu peux donc être bourré de ces microbes de Dieu et ne l’apprendre qu’à ta mort. Tant qu’ils sont en bonne harmonie avec ton corps, ils ne sont pas aspirés par les nanos du sas, comme la plupart des bactéries qui peuplent tes entrailles.
— Bon à savoir, murmure Vieux-Red, comme s’il fomentait un plan machiavélique avec des brindilles.
Je vois, par deux biais, Le Morne déposer mon œil sur une paillasse bardée d’appareils et bras robotisés. Depuis l’œil posé, je distingue, baignant dans le sang et l’eau, quelques morceaux d’os, des parties blanches et grises sans doute sorties de mon propre cerveau et des filaments nerveux en pagaille.
Je gerberais bien, mais mon estomac est trop loin de ma bouche. Mon chirurgien se met au travail et parle pendant qu’il opère.
— Redwan doit toujours garder la main, même quand il l’a perdue. Je vais t’expliquer, petit. Ceux qu’on appelle les synchrones sont les personnes qui ont été infectées par les synches, ces quasi-bactéries qui, par intrication, raccordent les éléments de notre corps à un champ d’information situé dans une dimension aspatiale. Voilà le cadeau empoisonné que nous offrent les AOI lorsqu’ils nous attaquent avec leurs lames enduites de poison. Ils nous condamnent à être collés à ce champ d’information que ton mentor appelle : l’âme.
Il cause et cause. Parfois ça fait mal pendant qu’il opère. Parfois quelque chose semble se déconnecter — je n’ai pas d’autre mot — avant de se recâbler. Il règle de temps en temps son attirail pour me procurer du plaisir ou pour rendormir une part de ma sensation ou de ma perception. Il me fabrique un organe de toute pièce, voilà ce que je vois depuis mon crâne tranché en même temps que je perçois tout ce qu’il fait sur la table d’opération.
— Redwan a été viré du centre de recherche. Les scientifiques trouvaient ses recherches absurdes et surtout anti-éthiques. Ils avaient surtout peur. De retour dans ces terres désolées, nous voulions poursuivre, trouver une façon efficace de les convaincre et je voulais l’y aider. Mais je l’encombrais, il n’a jamais aimé qu’on lui pique la vedette. Alors ce pourri m’a laissé dans un sas de désinfection pour récolter mes synches. Il n’est heureusement pas aussi malin qu’il le prétend, lui échapper a été facile.
— J’t’ai laissé partir, oui ! grogne Vieux-Red. Conneries. J’ai eu pitié et ai pressé le bouton d’arrêt !
— Raconte ce que tu veux, Redwan. Ça n’a plus d’importance. Tous les deux vous deviendrez mes balles intelligentes. Ce n’est que la première étape du plan. Tu avais raison, Red. L’humanité doit savoir la volonté de Dieu. La raison pour laquelle il nous a conduits ici.
Il me lave — enfin, cette partie de moi qu’il vient d’assembler. Je suis devenu un bout d’os. J’ai un champ de vision ténu, mais suffisant. Il me coiffe d’une couronne métallique, du Q-carbone, s’enorgueillit-il. Je sens ma propre densité, ma propre solidité. Mes ailettes sont des muscles, je peux les bouger. À haute vitesse, je vais pouvoir moi aussi changer de cap. Comme les autres.
Depuis ma tête tranchée, je le vois me caser dans une pochette où règne un noir profond. Les autres bouts d’os sont à mes côtés. Ils parlent sans parler. Le sens voyage par-delà le vide. Ils me disent que tout ce qu’il se passe servira une cause plus grande ; que Le Morne prend bien soin d’eux et qu’il prendra aussi soin de moi ; le servir m’apportera la Félicité. Ils sont déjà complètement endoctrinés.
Le Morne continue de discuter avec Vieux-Red. Ils parlent religion. Ils parlent conquête.
Je ferme mon unique œil valide, l’autre ne peut le faire, mais il est de toute façon dans l’obscurité. Peut-être que si je me concentre assez, tout cessera d’exister.
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