Tempête intérieure
Faute de place, l’hôpital ne pouvait pas garder Maria et son bébé. Avant leur départ, le docteur insista sur l'importance de toujours bien couvrir le chétif enfant. À son stade, une baisse de température représentait un risque vital. Pour le reste, il ne pouvait pas se prononcer.
Toute la journée, Monsieur Lareine avait patienté dans le hall d’entrée. Pourtant, il n’avait pas vu les minutes s'écouler. Le lourd panier à provisions - qu’il avait eu soin d'emporter - l'avait grandement distrait. Au fil des heures, ce dernier était devenu aussi léger qu’un avion en papier. Au moment de quitter le tarmac, seuls un pilote bien gringalet et trois frêles passagers étaient encore à son bord. Une microscopique tranche de saucisson aux deux tiers entamée ainsi que trois mini-cornichons ratatinés avaient réussi en effet à échapper au féroce appétit de Gargantua Premier. En revanche, jambon, pâté, œufs durs, pain, fromage, tartelettes et citronnade s'étaient envolés plus vite que des colombes devant de jeunes mariés. L'estomac plein et le cabas vide, Monsieur Lareine raccompagna l'attendrissante famille dans la joie.
Pour Louis, l’heure n'était pas à la fête. Tristement, sur sa bcyclette, il suivit la charrette. Bien qu’il ne fit pas encore nuit, il alluma sa bougie et pédala sans entrain tout au long du chemin. Un très léger tintement de grelot, presque inaudible, résonna cette fois dans la petite ville qui achevait son repas.
Arrivés chez eux, les nouveaux parents remercièrent sans s'attarder le sauveteur gourmand. Exténuée, Maria se dirigea avec son poupon dans l’unique chambre de la maison. Dormir était son unique priorité. De son côté, Louis n’avait pas sommeil : insidieusement, une tempête grondait et ne demandait qu'à exploser. Sans pouvoir la maîtriser, il se sentait envahi par des bourrasques de sentiments contradictoires. Il était à la fois soulagé et déçu, reconnaissant et en colère, heureux et plein de rage. Maria et la petite étaient en vie. Quel dénouement miraculeux ! En revanche, il s’en voulait d’avoir été aussi bête pour croire aux idioties de ses copains de café. Afin de dompter sa furie intérieure, il se rendit dans son atelier. L’odeur du bois suffisait souvent à le rasséréner. Après y avoir fait les cent pas, il commença machinalement à regrouper planches, scie, maillet, mètre, équerre, bouvet, râpe, ciseaux et rabot. Son bébé ne s’était pas seulement contenté de lui jouer un tour en naissant avec l’autre sexe, mais était apparu trop tôt. À plus d’un titre, il chamboulait ses projets. Le menuisier avait programmé la fabrication du berceau deux semaines seulement avant terme. Dans la vie, on n’était jamais trop prudent : de tragiques incidents se produisaient si souvent. Prévoyant, il en avait cependant dessiné les plans. Maugréant comme jamais, il se mit au travail. Au début, avec une rage inouïe. Puis, au fil des heures, avec une extrême douceur. Tout en s'affairant, il se répétait qu’il n’avait été qu’un idiot pour gober les stupidités qu’on lui avait servies. Lui, qui savait pourtant en toute occasion garder les pieds sur terre, s’était laissé prendre aux filets des prolixes piliers d’estaminet. Quel benêt ! Puis, se radoucissant, il se disait que sa famille n’était en aucun cas à l'origine de son emportement : jamais, il ne devrait en tenir rigueur ni à la petite ni à la maman.
Afin d'écarter tout danger, vis et clous furent remisés. Une pointe - pas forcément rouillée - avait plus d’une fois causé des drames. Après avoir mesuré et coupé les planches, Louis tailla mortaises et tenons avec application. Savamment, sans aucune tige de métal, les pièces s’emboîtèrent parfaitement et formèrent un ensemble sûr et résistant. Après l’assemblage, Louis ponça une dernière fois son ouvrage. Aucune aspérité ni écharde ne devaient subsister. Le travail était enfin terminé. Peinture et vernis furent oubliés pour que la petite puisse prendre possession de sa couche, sans être incommodée par des odeurs de solvants ou d’autres produits irritants.
Satisfait, le menuisier ouvrit la porte de son atelier. Il s'étira. Le soleil était en train de se lever. Dans son cœur et ses pensées, la tempête s'était complètement dissipée.
Avant de rejoindre les siens, il se rendit chez ses voisins. Il avait besoin d’un peu de paille pour mettre la touche finale. Il ne lui resterait ensuite qu’à placer un épais morceau de tissu par-dessus. À moitié éveillés, les Lareine le reçurent en robe de chambre et bonnet. Il leur expliqua très vite le motif de sa visite. Sans mot dire, le couple de roturiers non couronné le laissa en plan tel un navet au milieu d’un champ. L’artisan crut l’espace d’un instant qu’ils étaient retournés dans les bras de Morphée. Il éprouva un soulagement en les voyant revenir les bras chargés. D’une main, Monsieur Lareine portait une demie botte de paille, de l’autre, un morceau de volaille. Sa femme, elle, revint avec une grosse couverture ainsi que tout son nécessaire à couture. En un temps record, elle tailla la chaude étoffe aux dimensions du berceau puis cousit bord à bord les trois premiers côtés du matelas. Monsieur Lareine - les joues pleines – prit la relève. Méthodiquement, il fourra la paille dans l’enveloppe de laine, puis referma le dernier côté, non sans se piquer de nombreuses fois et jurer plus fort qu’un charretier quand cela se produisait. Reconnaissant et d'ordinaire peu démonstratif, Louis remercia le couple chaleureusement, avant de rentrer chez lui, ravi.
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