Une guerrière en plein doute
Lorsqu'on lui demandait ce qu’elle voulait faire quand l’enfance serait passée, la douce Jeanne répondait :
— Fée !
Les adultes trouvaient cela fort gentillet. Ses ennemies jurées, niais à souhait.
Au fil des ans, Jeanne creusa le sujet. D’un côté, il y avait les rêves. De l’autre, la réalité. Une chose était sûre : elle ne pourrait pas indéfiniment ignorer certaines données. De bonne composition, elle était d'accord pour raccrocher ailes scintillantes et baguette dorée. En revanche, hors de question de dire adieu aux rêves lumineux. S'il lui était impossible de revêtir le costume de fée, elle deviendrait experte en Voie Lactée. Mais sa trouvaille se transforma peu à peu en dilemme de taille. En effet, pour étudier de près les étoiles, Jeanne s'imaginait, au préalable, devoir les attraper. Problème : elle ne supportait déjà pas le sort réservé aux insectes que l'on capturait, tuait, épinglait, exposait, puis remisait dans de poussiéreux greniers. Plus elle réfléchissait, plus son projet lui déplaisait.
— Enfermer des corps célestes dans des prisons de verre pour mieux les observer, ah, ça, non jamais ! tempêtait-elle indignée.
Dans l'impasse avec ses chimères astrales, elle était sur le point de capituler lorsqu’un tonitruant quatorze juillet illumina en un éclair ses sombres pensées. C’était la première fois qu’elle assistait à un feu d’artifice. Les années précédentes, elle dormait à poings fermés quand l'événement se produisait.
Pshittttt ! Paf ! Boum ! Inouïes, toutes ces envolées étincelantes, qui jaillissaient comme par magie dans le noir de la nuit, avant de disparaître pour laisser place à d'autres encore plus pétillantes, encore plus flamboyantes, encore plus exubérantes. Et toutes ces couleurs dans l'immensité infinie ! Et ce bouquet final si magistral et époustouflant !
C’était décidé. Pyrotechnicienne serait son métier. Et tant pis, si elle sursautait à chaque explosion. À la longue, elle n'y prêterait plus attention. Le principal était de réaliser des spectacles de lumière remplis de féerie. Hélas, à l’annonce de sa brillante idée, railleries et désapprobations éclatèrent derechef à profusion.
À cette époque, les femmes pompiers, les femmes menuisiers, les femmes cordonniers n’existaient pas. Alors une femme artificier, inutile d’y songer. D'ailleurs, belle comme elle était, on lui rabâchait de ne pas s’inquiéter : elle trouverait sans souci un gentil mari avec lequel elle aurait plein de petits. Après tout, une famille à fonder n’était-ce pas le plus beau des métiers ? Ses aïeules en étaient la preuve. Sa mère, épanouie dans son modeste logis, transpirait le bonheur depuis son intérieur. Cependant il y avait la mère de Marie Bichaut. Dans la boutique de cette chapelière coquette, mais pas du tout follette, les clients ne se bousculaient pas uniquement pour ses créations uniques : sa jovialité les incitait à repasser régulièrement, et chacun repartait avec couvre-chef et sourire encore plus émerveillé que celui du chat du Pays des Merveilles. La joie au travail existait. Pour la maîtresse d'école, c’était plus compliqué. Tantôt, elle hurlait auprès des élèves dissipés. Tantôt, elle riait aux éclats. Surtout quand Isabelle, la farfelue, narrait ses histoires extraordinaires.
Un matin, alors que l’enseignante parlait de tigres et de panthères, la fillette à l’imagination débordante avait déclaré - aussi incroyable que cela puisse paraître -, avoir attrapé sans lasso ni filet des oreilles de lion. Intriguée, Jeanne, la détective, s’était précipitée à la bibliothèque mener son enquête. Après un épluchage minutieux de l'ensemble des documentaires et des encyclopédies, elle avait dû clore ses investigations : aucun ouvrage ne mentionnait cette étrangeté. Toutefois, pendant des mois, elle avait filé son amie afin de s'assurer qu'aucune moustache, crinière ou - pire encore ! - queue n’était en train de lui pousser, et que cette criminelle potentielle n'était pas à la tête un trafic d'oreilles, de griffes ou d'autres trophées du même genre. Sous ses airs débonnaires, Isabelle faisait peut-être partie de ces chasseurs sans cœur qui ne tuaient que pour récupérer un "petit" morceau convoité sur de gros animaux, telles les défenses sur les éléphants ou la corne des rhinocéros. Quelle horreur ! Rien que d’y penser, Jeanne, la protectrice des bêtes en détresse, en frissonnait. Non ! certainement pas. L'excentrique Isabelle ne pouvait pas agir comme ces cruels et abjects individus qui en un rien de temps vous dépeuplaient toute une tribu. L’année suivante, en leçon de sciences, Jeanne résolut son enquête. Les énigmatiques oreilles de lion étaient en fait une maladie infantile appelée « oreillons ». Beaucoup moins exotique que tous les grands fauves d’Afrique que Jeanne avait toujours espéré voir un beau matin débarquer en pirogue ou canoë.
Jeanne ne savait pas. Jeanne ne savait plus. Sur quel chemin s’engager ? Rester à la maison ? Aller travailler ? Et si elle quittait son foyer, ce serait pour exercer quelle profession ? Fée ? Cela faisait belle lurette qu’il n’en était plus question. Artificière ? Elle serait pionnière en la matière telle Jeanne Labrosse avec son ballon ou Jeanne d’Arc avec ses Anglais. Très excitant, mais pas sans danger. D’ailleurs, les uns lui rabâchaient qu’à défaut du bûcher, elle risquait de perdre un bras à cause des pétards et des fusées. Les autres lui affirmaient qu’elle finirait par déclencher des feux de forêts. Ses parents étaient partagés. Sa mère, grenouille de bénitier, souhaitait pour sa fille un avenir sucré. Elle qui confectionnait de délicieux gâteaux aurait assurément un avenir exquis dans la pâtisserie. Cerise sur son chemin lacté, elle pourrait accrocher des étoiles - en tissu ou papier - sur son tablier. Aussi faisait-elle chaque jour la même prière :
— Bon Dieu, Vous qui êtes là-haut, faites que notre Jeanne redescende sur terre pour créer des éclairs à déguster.
Des explosions de saveurs pour les pupilles et encore plus pour les papilles, c’était tout ce dont elle rêvait pour sa fille adorée.
Son père, lui, ne voyait aucun inconvénient à ce que Jeanne manipule des explosifs. Il répétait souvent à sa femme :
— Ne t’inquiète pas, Maria. Si notre Jeannette est heureuse en lançant des projectiles lumineux, que peut-on espérer de mieux ?
En réalité, il trouvait le métier d’artificier beaucoup moins dangereux que celui de menuisier. S’il ne désirait pas que sa fille reprenne son atelier, ce n’était pas à cause de son sexe. Il craignait qu'elle ne se blesse. Un mauvais coup de scie était si vite arrivé. Lui-même en avait fait les frais. Devant les inconnus, gêné, il dissimulait toujours sa main gauche sur laquelle plusieurs phalanges manquaient.
Le soir, avant de s’endormir, Jeanne se disait que peu importait ce que pouvaient penser petits et grands. Plus tard, contre vents et marées, elle ferait ce qu’elle voudrait. Pour se rassurer, elle frottait l'un contre l'autre deux petits silex qui ne la quittaient jamais. Parfois quelques étincelles se produisaient ; Jeanne souriait.
Annotations