Chapitre 3 - L'Amour en Portée d'Ombre
Aidée
Le soleil s’infiltrait paresseusement entre les persiennes de mon petit appartement, étalant des raies dorées sur le parquet usé. J’ouvris les yeux au son d’un rire familier :
« Tu dormais comme un ange, ma belle. »
Marco se tenait là, le café à la main, son sourire trop large pour être sincère. Sa présence me tira un pincement au cœur : elle m’apaisait autant qu’elle m’angoissait.
Il s’approcha, déposa une tasse fumante sur ma table de chevet. L’arôme fort m’invita à rester encore un instant dans ce demi-sommeil.
« Tu travailles sur quoi aujourd’hui ? » demanda-t-il, caressant distraitement ma joue.
Je chassai son doigt du bout du menton. Un petit geste machinal, presque imperceptible, qui en disait long.
« Une toile pour la rue, » répondis-je. « Quelque chose de brut. »
Il haussa un sourcil. « Tu pourrais viser un public plus large, tu sais. T’as du talent, Aidée, mais tu le gâches à peindre sur des murs que personne ne regarde. »
Je serrai la mâchoire. Je connaissais ce refrain.
« J’ai pas envie d’être regardée. J’ai envie d’être entendue. »
Marco s’éloigna, haussa les épaules, avala une gorgée de son café. Il ne comprenait pas. Pas vraiment. Il disait m’aimer, mais voulait me recadrer. M’adoucir. Me ranger.
Il m’aimait comme on aime une bête sauvage que l’on veut domestiquer. Et j’étais lasse de rentrer dans sa cage.
Plus tard, il revint me voir pendant que je rangeais mes pinceaux. « Tu viens ce soir ? Dîner chez mes associés. Ils peuvent t’ouvrir des portes. »
J’eus un instant d’hésitation. Chaque fois que j’acceptais, je finissais assise entre deux costards qui me demandaient si j’étais “influenceuse” ou “juste une rêveuse engagée”.
« Je crois pas. J’ai besoin d’espace, Marco. Pour peindre. Pour respirer. »
Il pinça les lèvres, jeta un regard désapprobateur à mes affaires éparpillées. « C’est toujours la même chose avec toi. Tu veux tout, mais tu refuses de faire ce qu’il faut pour l’avoir. »
Je ne répondis pas. Il ne comprenait pas que pour moi, faire “ce qu’il faut” équivalait à me trahir.
Il claqua la porte sans un mot de plus. La vibration sèche résonna dans ma poitrine longtemps après son départ.
Je me laissai tomber sur le vieux fauteuil défoncé au coin de la pièce. Mon regard balaya l’atelier : le chaos des pinceaux, les éclats de peinture, les esquisses inachevées.
Un silence épais s’installa. Je l’écoutai. Le vrai genre de silence, celui qu’on n’ose pas rompre de peur d’y entendre la vérité.
Marco ne me battait pas. Il ne criait pas. Il disait m’aimer. Mais dans ses gestes, dans ses silences pleins de jugement, je me perdais.
J’avais cru que c’était ça, l’amour adulte. Des concessions, un peu de douleur, beaucoup de compromis. Mais ce que je ressentais, là, maintenant, c’était une fatigue étrange. Une tristesse qui ne criait plus, mais qui pesait, lourdement, sur mes épaules.
Je me levai, saisis un pinceau et traçai une ligne noire sur une toile vierge. Puis une autre. Puis une autre encore.
Le rythme revint. Mes gestes s’accélérèrent. Ma respiration aussi.
À mesure que j’étalais la peinture, je comprenais : je n’étais pas libre. Pas tant que je restais sous son regard, dans ses attentes.
Ce soir, je n’irai pas dîner. Ce soir, je resterai là. À peindre. À hurler en silence.
Pour moi. Et rien que pour moi.
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