Chapitre 1

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J'ai un goût de cendre dans la bouche. Ma gorge est sèche et mon nez respire un dépôt noirâtre au sol. Je lève la tête, si lourde. J'inspire, mes poumons ont besoin d'air, mais de la poussière interrompt ma tentative. Je tousse. Ma salive est sombre et acide.

La température a chuté. Depuis combien de temps sommes-nous ainsi dans les vapes ? Je tiens ma sœur Anya dans mes bras. Un soulagement. Je suis donc parvenu à amortir sa chute quand le cheval s'est cabré. D'ailleurs... où est cet animal ? Anya respire, réagit à ma main serrant la sienne. Gnevvuk a eu moins de chance. Je vois mon ami, immobile, son corps couvert d'un dépôt blanchâtre. Je dois réveiller ma cadette. Gnevvuk a besoin de ses soins. Les paupières d'Anya papillonnent tandis que je m'époumone en répétant son nom, sans cesse plus fort, car le son de ma voix me parvient faiblement. Nous nous aidons l'un l'autre à nous hisser sur nos pieds et à marcher vers Gnevvuk. Ses blessures sont dues à la déflagration. En partie. Anya repère des symptômes inconnus. Sur sa peau, ses veines sont apparentes et d'un bleu presque noir et ses yeux sont anormalement veineux. Anya écarte ses paupières. Des sortes d'inclusions bleutées brasillent au fond d'un hématome bordant l'intérieur de son œil droit :

— C'est quoi cette saloperie ?

— Je ne sais pas...

Je peux à nouveau entendre normalement ; cependant, Lukonia et ses alentours sont muets. Je mets un temps à comprendre qu'en lieu et place de la capitale se tient désormais un immense champ de pierres. Quelques heures plus tôt, nous achetions les herbes et articles inscrits sur la liste de ravitaillement d'Astéria, notre mère. Les réserves de son dispensaire ont été réquisitionnées, pour ne pas dire pillées, par des soldats de l'Empire d'Esther Sud, en soutien à l'effort d'une guerre intestine ; car l'Empereur n'a émis aucune contestation publique à la guerre d'influence opposant ses deux fils, Dimos et Theseus. Un père laxiste, ou un homme inconscient, dans tous les cas, un idiot. Cependant, je ne connais aucune arme en possession de l'Empire, voire sur ce continent, capable de faucher une ville aussi aisément que les blés.

Inutile de camper ici. Cherchons un endroit sûr. Un quelque part assez loin d'ici. La masure du vieux Gildas a-t-elle aussi été fauchée ? Je prie les dieux que ce ne soit pas le cas. Ce curieux ermite en mal de compagnie nous a hébergés pendant notre trajet vers Lukonia et, à nouveau, la chaleur de son âtre sera plus que bienvenu. Ainsi Gnevvuk sera à l'abri, Anya à son chevet. Quant à moi, je récupérerai le cheval sinon les sacoches de selle, en souhaitant que nos achats soient intacts et puissent apaiser ses symptômes. La marche est lente et difficile. Anya et moi soutenons Gnevvuk, écoutant parler dans sa fièvre d'un ailleurs désertique et d'une statue brisée, autrefois plus haute qu'un temple à la gloire d'Altar.

Plusieurs heures se sont écoulées. La masure est en vue, bien que quelque peu ébranlée. Des tuiles ont été soufflées au pied des murs et les volets de la face ouest partiellement dégondés. Gildas ne répond pas à nos appels. Tant pis pour les politesses. Le soleil est bas, Gnevvuk pèse son poids et je dois rapidement récupérer mon cheval probablement en train de fuir. Au galop. Depuis... probablement longtemps. L'intérieur de la masure est quasiment intact. Gnevvuk sombre à nouveau dans ses divagations lointaines.

Le bois bordant la route est une étendue de colonnes de sable noir à la merci du vent. Le ciel est opaque. En levant les yeux, je sens une neige brûlante piquer mon visage. Quelle arme, ou quelle magie, peut causer autant de mal ? Je cours maladroitement. Mes pieds s'enfoncent dans une fine épaisseur de boue cendrée. Ceci est un cauchemar. Une ville morte aussi subitement ? Une ville et un bois ! Pourquoi suis-je encore debout ? Ma respiration est rauque et mes jambes refusent de continuer. Je suis la route depuis un bon moment, sans croiser ne serait-ce qu'un poil de cul de cette bourrique. Je ne récupérerai pas nos sacoches. Fait chier ! Je suis sincèrement désolé Gnevvuk.

La cendre en suspension et la sueur due à la course sèchent sur ma peau, plaquant des mèches de cheveux sur mon visage et couvrant mon corps de croûtes difficiles à ignorer tant celles-ci démangent. Je prie pour qu'Anya ait stabilisé Gnevvuk. Je soupire. À quoi bon prier ? Un ciel aussi noir... Cela sous-entend que les dieux ont soit abandonné leurs postes, soit peu de conscience professionnelle. De minces colonnes de fumée s'échappent à travers le toit délabré de la masure. Anya a fait de cet endroit un lieu presque aussi accueillant qu'à notre précédente visite. À défaut d'eau chaude pour me décrasser, je déchire un lambeau de ma tunique, et l'humidifie avec la vapeur d'eau de la cuisson du repas. Toutefois, cette méthode étale plus qu'elle ne nettoie ma crasse. La mixture d'Anya est bienvenue, emportant au fond de mon gosier toute la poussière respirée pendant ma course. J'ajoute du bois au feu de l'âtre avant de chercher le sommeil.

Mon esprit est accaparé par un tas de questions, accordant une importance nouvelle à des événements que je pensais le lot ordinaire d'une capitale : les personnalités impériales en visite, le cortège de prêtres et les troubles aux portes de la ville après notre départ. Tous ceux-ci ont-ils un lien ? Quant aux symptômes de Gnevvuk, Anya ne se souvient pas de cas similaires admis au dispensaire familial et, privée du contenu des sacoches, elle est sans ressources. La bonne nouvelle : Anya va bien. Sa santé vacillante est déjà bien assez préoccupante sans de nouveaux symptômes. J'entends la voix de ma mère dans ma tête, répétant inlassablement ces mots : « Tu es responsable de tes sœurs. ».

— Je suis responsable de mes s...

Mon corps est secoué. J'ouvre les yeux. Depuis quand sont-ils clos ? Anya est inquiète pour Gnevvuk. Mon ami est dehors, parlant seul. Mon corps répond automatiquement, obéissant par réflexe à la voix de ma sœur. Gnevvuk est bel et bien seul. Genoux à terre. Ses épées en avant. Je capte un récit morcelé par ma concentration variable au saut du lit. Gnevvuk décrit une forme humanoïde. Celle-ci s'est approchée, encapuchonnée, une lueur bleutée voilée par le tissu. Sa voix peinait à appeler à l'aide. La forme a dévoilé un visage et des mains marqués de symptômes similaires à ceux de Gnevvuk, avant de se jeter maladroitement sur lui. Il a dégainé, et la créature s'est empalée sur son épée, en plein cœur, avant de se vaporiser en cendres dispersées par le vent. Je vois nettement la peur dans les yeux de mon ami. Peu importe que cette créature soit réelle ou dans son esprit. Cette menace est sérieuse. Je conduis Gnevvuk près du feu de camp. Je veillerai cette nuit. Gnevvuk veut veiller sa part. Anya aussi. Je cède, en apparence, car je ne tiens pas à ouvrir de débat. Gnevvuk est aussi bien fait qu'un mort-vivant et Anya... Sans cheval, elle devra marcher. Je serai plus serein si elle est reposée. Aussi, je ne réveillerai ni l'un, ni l'autre.

La collation matinale est servie avec une pointe de rancune. Anya déprécie ma sollicitude quant à sa santé. Désolée petite porcelaine, je ne veux pas risquer de vous ébrécher. Nous marchons lentement, suivant la route sans croiser ni passants, ni animaux sauvages, quand Gnevvuck repère une carcasse, celle du cheval, infestée de charognards. J'ai de la pitié pour cette vieille carne. Elle avait la grâce d'une barrique, un dos large et confortable, et obéissait sans renâcler. Nous approchons, évaluant les risques, car les sacoches sont encore accrochées à la selle. Cependant, ce que je vois met à bas mon assurance. Ce ne sont pas des charognards. Ce sont des hommes et des femmes, pâles, aux veines noires et au regard dépossédé de toute raison.

Anya est résolue à récupérer les sacoches. Une témérité soutenue par Gnevvuk, affirmant que ces créatures sont semblables à celle achevée en un coup à la masure. Y avait-il vraiment une créature ? Je pensais taper le plat de mon épée sur mon bocle et voir aussitôt fuir quelques animaux sauvages, mais aucunement affronter cinq hommes et femmes, visiblement avec de bonnes dents pour déchiqueter ainsi cette brave bête. Je suis habitué à frapper et à encaisser les coups, mais uniquement en cas d'altercation avinée. Je ne suis pas un tueur.

Anya est en retrait. Je grimace en marchant dans les pas de Gnevvuk. Il encoche une flèche à son arc, bande et tire. La flèche atteint une des cibles. Les créatures, appâtées, bavent avec appétit devant les deux idiots que nous sommes. « Formidable ! » Les créatures se jettent sur nous sans se soucier du tranchant de nos armes. Ma main tremble en sentant mon épée transpercer la poitrine de la femme luttant contre mon bocle. Ne sont-ils pas malades ? N'ont-ils pas des symptômes identiques à ceux de Gnevvuk ? Est-ce une vision du sort attendant mon ami ? Toutes ces questions se bousculent dans mon esprit, si bien que mes attaques manquent de volonté. Gnevvuk paraît dans son élément, ses deux épées courtes exécutant des coups assurés et efficaces. Ressaisis-toi ! En bon chien de garde, ta mission est de ramener Anya à la maison, saine et sauve. Si je ne me sors pas les doigts du cul, alors Anya risque de... Je mets de côté mon inquiétude, ainsi que ma répugnance à tuer, et affirme ma posture. Je bloque nos assaillants, visiblement très admiratifs de mon bocle. Gnevvuk peut ainsi se concentrer sur une cible à la fois, quand nous apercevons une créature roder près d'Anya approchant de la carcasse du cheval. Je dois intervenir... Et abandonner Gnevvuk ? Celui-ci achève l'homme à son contact, lâche ses épées à terre, saisit son arc, et abat la créature près d'Anya d'une flèche profondément fichée dans la poitrine. Tandis que ma sœur défait les sangles des sacoches de selle, nous venons à bout des dernières créatures.

À peine avais-je décollé les croûtes de cendres et de sueur séchée que mes bras, et une partie de mes vêtements, sont maintenant couverts de sang. Je hurle à l'intérieur. À l'extérieur, je joue au frère las et pressé de poursuivre notre route. Anya a pris un risque inconsidéré en récupérant les sacoches pendant l'affrontement. Et si Gnevvuk avait manqué sa cible, si cette créature avait rattrapé ma sœur avant moi ? A-t-elle conscience qu'une telle action m'a mis face au choix d'abandonner mon ami d'enfance ? Je soupire. Ce qui est fait est fait. Notre village est à une journée de marche. En route.

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