Chapitre 2

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Les premières étoiles annoncent la fin du crépuscule quand, enfin, notre village est en vue. Katrea est en vue. Un amas de maisons pâles, aux toits plats, tassées du pied au sommet d'une colline cerclée de garrigue. Des oliveraies bordent le village au sud et s'étalent loin dans la plaine. Nous empruntons la route longeant, côté ouest, les alignements d'oliviers dont beaucoup font peine à voir.

Comment sommes-nous en vie alors que tant d'arbres et de têtes de bétail ont succombé aussi loin de Lukonia ? Toute la vie du village est, à cette heure, soit endormie, soit concentrée à la taverne. Cependant, bien que des habitants arpentent les rues, tous ont comme un poids sur les épaules, comme s'ils avaient pris une décision lourde de conséquences.

Le brouhaha d'ordinaire sonore aux abords de la taverne n'est qu'une mauvaise soupe de chuchotements en ébullition. Je capte quelques mots. Les symptômes de Gnevvuk sont apparus à Katrea. Est-ce que tous ceux ayant été soufflés sont malades ? Je veux me laver, inspecter ma peau, mes yeux. Anya ! Est-elle aussi... ? Les va-et-vient de son état de santé font peser sur mes épaules une responsabilité aussi écrasante que notre mère est inquiète. Va-t-elle ajouter aux restrictions d'Anya ? Je me sens déjà bien assez un oppresseur, non un frère, et cette posture me déplaît.

Notre route nous mène au sommet de la colline, vers le dispensaire familial. En passant le seuil de la maison, notre mère se jette sur Anya, enserre son visage de ses mains, examine d'abord ses yeux, puis sa peau. Rassurée, Astéria serre la frêle silhouette de sa fille dans ses bras, accordant ensuite un regard à son fils.

Je soupire, préparant un discours d'excuses, quand Astéria se détache d'Anya et m'examine à mon tour. Garderait-elle un chien malade ? Bah... Ce n'est pas comme si je tenais particulièrement à ma place dans cette famille, à mon âge, je devrais vivre ma propre vie. Sentant sur moi l'attention d'Astéria, j'ose regarder dans sa direction. Ses bras m'enlacent. Je ne comprends pas, mes yeux sont écarquillés, mes bras ballants ; car, derrière ses yeux sévères, je vois, ou aimerais voir, les séquelles de son inquiétude à mon sujet.

Passées ces retrouvailles, la maisonnée pointe son attention sur le cas de Gnevvuk. Les sacoches sont remises à notre mère, ne tardant pas à en vider le contenu sur l'une des longues tables en bois disposées de part et d'autre des portes de la salle de consultation. Une demi-douzaine de lits sont occupés. La déflagration a soufflé son venin ici aussi. Si Astéria parvient à guérir ces symptômes, alors récupérer ces sacoches valait la peine de tuer. Keru, notre cadette, conduit Gnevvuk dans un lit et isole son patient en tirant les rideaux. Tout en faisant chauffer de l'eau, Anya observe attentivement notre mère sélectionner, sans hésitations, des herbes. Comment peut-elle afficher une telle assurance ? Que sait-elle ? La main de mon père se pose sur mon épaule.

— Laissons les travailler. Quant à toi, tu es couvert de sang.

La nuit est noire désormais. Mon regard se pose sur une mer de cumulonimbus à l'ouest, aussi dense et sinistre que les monts du Hamrad, aussi tonnante et implacable que les tambours des armées de Dimos. Ces nuages... ? Ce n'est pas normal.

Je prends des vêtements propres, fait chauffer une marmite remplie d'eau au foyer de la cour intérieure. Je nettoie minutieusement ma peau, mes cheveux, mes yeux. Au moment de lessiver mes vêtements sales, je me ravise. Je jette ceux-ci au feu, observant la fumée, sans vraiment savoir pourquoi. Va-t-elle se teinter d'une couleur inhabituelle ? Aura-t-elle une odeur de magie ? Si la magie a une odeur ? Mes vêtements consumés, je verse le contenu noirâtre de la marmite sur les flammes.

Ne parvenant pas à dormir, je m'assois mollement près du lit de Gnevvuk, cherchant une cohérence aux paroles émanant de derrière les rideaux. Je ne sais pas ce qu'Astéria a fait boire à mon ami. Son esprit combat quelque chose, mais quoi ? Quoi, ou qui ? Qui remercier pour cette malédiction ? La lueur d'une lampe à huile avance dans ma direction. Je reconnais Anya à sa démarche et à ses longs cheveux noirs tressés pour la nuit :

— Crois-tu que Gnevvuk va finir comme ces personnes ? Dans la forêt.

Aucune réponse satisfaisante ne vient à mon esprit éreinté. Anya espère quoi ?

— Je ne suis pas guérisseur. Astéria, Keru et toi en revanche... Si cette chose est bien une maladie, et non une malédiction, alors à vous de chercher un remède ! Si vous échouez, si Gnevvuk s'en prend à... alors je me salirai les mains.

Je n'aime pas le regard d'Anya. Je sais qu'elle n'approuve pas mes paroles. Bien que celles-ci soient prononcées avec tout l'aplomb dont je suis capable en de telles circonstances, ceci n'est que de l'esbroufe pour paraître sûr de moi.

Je ne sais pas si j'aurais le détachement nécessaire. Mon estomac se tord en pensant à ces créatures, à mon épée et au son que produisit la lame tandis que je la retirais du corps de cette femme accrochée à mon bocle. Des personnes inconnues, privées de raison, affamées, abattues comme les bêtes contaminées d'un cheptel. Gnevvuk n'est pas un inconnu. Je connais ce boitout depuis l'enfance. Et puis, ce n'est pas un fou qui a affronté ces créatures dans la forêt, son corps est marqué, certes, mais son esprit est intact. Ses divagations ne sont qu'un effet de la fièvre faisant de ses nuits un cauchemar et disparaît au matin.

Abattre mon ami... ? Je serre les dents en priant que cela ne se produise pas et presse mes paumes contre mes tempes, espérant que mes mains compriment ma migraine plus douloureusement que celle-ci tambourine mon front. À moins que ce ne soit des coups frappés à la porte principale.

Aucune réaction chez ma sœur. Sinon son regard de proie apeurée en conflit avec une curiosité critiquable. « Fait chier ». Debout, j'ouvre le judas de la porte principale et accueille, d'un ton faussement cordial, trois visiteurs, dont un nouveau cas porteur des symptômes de la malédiction de Lukonia. D'un hochement de tête, j'envoie Anya quérir Astéria.

Un nouveau jour, de nouveaux cas. En quelques heures, le dispensaire est envahi de personnes au corps couvert de veines proéminentes et noires, et aux yeux perdus dans des éclats bleutés. Voir mes sœurs accueillir cet afflux constant de patients, ma mère afficher cet air sérieux mais quiet, pousse mon obéissance à bout. Nous ne savons rien de cette maladie. Si, par bonté abusive, mes sœurs auscultent tous ces veineux, alors mourront-elles dévorées un jour prochain ? Vers midi, Keru tire une des manches de ma tunique. Le nombre de lits de la salle de consultation est insuffisant. Aussi dois-je en improviser des supplémentaires à l'écurie.

Tandis que je rejoins l'écurie en passant par la cour intérieure, le beffroi de la porte sud du village fait tinter ses cloches. Depuis la butte sur laquelle est perchée le dispensaire, je vois une colonne de fumée s'élever de la villa au bout des oliveraies, bientôt délaissée par une troupe à cheval. Des pillards. « Poisse ». Au centre du village, des habitants sont sur le départ. Un vent sournois hérisse ma nuque, susurrant à mon oreille de fuir car, à l'ouest, ces nuages de malheur paraissent à chaque instant plus proches. « On ne peut pas rester ici ».

Keru peut attendre ses lits. J'empaquette des provisions, remplis une barrique d'eau potable et inspecte le vieux chariot à bœufs. Deux paires de bras suffiront à charrier son poids. Je soupire, pensant à notre cheval, quand Astéria passe la porte.

— Que fais-tu ?

— J'anticipe.

— Mets aussi ceci dans le chariot.

Elle tend vers moi les deux sacoches, pleines.

— Comment connais-tu un remède à une maladie inconnue ?

— Ce n'est pas un remède. Ce n'est qu'une potion palliative.

— Quand bien même, sais-tu quelque chose ?

— J'aimerais, crois moi, mais le peu que je sais ne sauvera pas toutes ces personnes. Je ne peux pas fabriquer assez de potions. Bientôt nous serons dépassés par les événements. S'il te plaît, prends ceci. Je dois préparer nos affaires.

Elle tend à nouveau les sacoches. Je les saisis et tasse celles-ci dans le chariot avec les sacs à provisions et la barrique, puis aménage une place ou deux pour mes sœurs.

Keru et Anya ne sont pas enclines à fuir en abandonnant leurs patients. Est-ce que je dois charrier leurs culs de saintes sur mon dos sans préavis ? Ou bien prier pour leur divine permission ? Hors de question que cette famille crève par bonne conscience ! Des cris de femme, suivis des appels affolés d'un homme résonnent dans la salle de consultation. Keru s'en va immédiatement s'occuper, a priori, d'une femme perdant les eaux. Mon attention est piquée par un dos familier qui, dans la cohue, prend la poudre d'escampette. Gnevvuk... En voilà au moins un avec un peu de bon sens.

— Emir ?

Je sais qu'Anya veut conclure cette conversation de sourds afin d'aider notre cadette. Ses yeux sont suppliants :

— Emir, on ne peut pas abandonner toutes ces personnes. Ce sont nos patients mais aussi nos amis, nos voisins ! Faisons entrer tous ceux que nous pourrons dans la cour et barricadons les portes.

Je déteste ces yeux. Je comptais m'assurer du sort d'une amie en particulier, mais certainement pas transformer la cour et le dispensaire en place forte. Et puis...

— Tu as entendu la cloche ? Des pillards ont déjà eu la charmante idée d'incendier la villa des Hyères. Barrons-nous d'ici avant qu'ils ne jettent leur dévolu sur le dispensaire.

— Tu omets que nous avons des murs, que nous sommes nombreux !

— Et combien de tes patients sont aptes à d... Anya !

Elle fait déjà demi-tour, courant assister Keru. « Fait chier ». Je déteste ces yeux.

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