Chapitre 3

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Je suis à mon poste, à maintenir le troupeau en rang et à aboyer sur les quelques récalcitrants. Pourquoi faut-il un chien de berger pour entasser toutes ces personnes dans la cour avec un minimum de discipline ? Par chance, ma carrure et ma contrariété évidente suffisent à plier les esprits révoltés par les conditions d'accueil du dispensaire. Je suis amer en pensant à Thalie. J'aimerais mille fois utiliser ce temps pour aller à sa recherche... Par tous les dieux, que je sois libéré de cette tâche et vite ! Je surveille la course du soleil. Bientôt sa lumière sera cachée par la marée de nuages gagnant le ciel à l'ouest.

Katrea est un village comptant peu d'habitants et, si l'on soustrait ceux ayant fui, ceux ayant probablement déjà eu la visite des pillards, cela fait moins d'une cinquantaine de personnes barricadées à l'intérieur de nos murs. Avec mon père, et quelques bonnes âmes volontaires, nous faisons de la cour un dortoir à ciel ouvert. Des couvertures sont étalées sur des petits tas de paille, modeste couchage pour les personnes sévèrement infectées, et des braseros allumés ici et là, autour desquels se forment des îlots de mécontents et des hérauts de la fin du monde.

Une fois la cour à peu près aménagée, je me fais discret dans cette cohue, esquivant toute potentielle, voire certaine, nouvelle tâche. Je ne vois Astéria nulle part à l'intérieur du dispensaire. Est-elle affairée aux préparatifs de notre départ reporté, ou bien a-t-elle cédé devant mes sœurs ? Quant à ces deux-là, les cris que j'entends en passant devant la salle de consultation me font penser qu'elles sont encore occupées à accoucher cette femme débarquée plus tôt. Ainsi, tous les membres de ma famille sont pris ailleurs, une occasion en or. Je souris.

Je prends avec moi mon épée courte dans son fourreau puis, ceux-ci dissimulés dans une pile de couvertures, quitte nos appartements à l'étage avec un air concerné qui sied au malheur des patients et à la situation du village. Une fois dans la cour, je gagne rapidement la partie isolée du mur, passage maintes fois éprouvée lors de mes virées nocturnes. Je pose la pile de couvertures au pied du mur et jette mon épée par-dessus quand, surpris d'entendre sa chute plus tôt qu'à l'ordinaire, j'escalade aussi rapidement que maladroitement le mur. Une fois en haut, je vois Gnevvuk, mon baluchon dans ses bras, admirant sourire en coin l'abruti à cheval sur les tuiles du mur. Je lui rends son sourire et passe ma deuxième jambe à l'extérieur de la cour avant de sauter à côté de lui.

— Qu'est-ce que tu fous encore là ? Je te croyais déjà parti.

— J'ai récupéré quelques affaires d'abord...

Ce n'est qu'alors que je remarque le sac à bandoulière à son épaule. Il poursuit.

— Et puis... je me suis dit que je te manquerai. Tu vas chercher Thalie ?

Je soupire. Il me tend mon épée tandis que je répond positivement à sa question d'un hochement de tête.

— Je t'accompagne.

— Et ta fièvre ?

— Mieux depuis ce matin.

Gnevvuk jette son sac par-dessus le mur, à l'intérieur de la cour du dispensaire. Mon épée à ma ceinture, lui et moi descendons la colline par une sente tracée au fur et à mesure de mes passages ces dernières années.

L'appartement est décoloré par la nuit, et vide. Le mobilier du rez-de-chaussée a été fouillé, la vaisselle de moindre valeur brisée et le cellier entièrement vidé. J'inspire, m'apprêtant à appeler Thalie, quand Gnevvuk frappe mon ventre. J'expire sur le coup, échappant un début étouffé de juron. Gnevvuk m'invite à emprunter discrètement l'escalier en pierre couverte de chaux menant à une mezzanine. Les lits ont été dépouillés de leurs couvertures et l'archebanc ne contient que quelques rares vêtements, mais aucune trace ni de Thalie ni de sa famille. Cette fois, je claque amicalement l'arrière de la tête de Gnevvuk pour obtenir la permission de l'ouvrir.

— Ils ont été pillés ?

— Et enlevés ?

Le grincement de la porte du rez-de-chaussée interrompt nos spéculations. Nous nous jetons instinctivement à plat ventre. D'ici, j'entends deux voix distinctes, deux hommes, puis... Des pas au rez-de-chaussée. Un homme cette fois. Seul. Le second doit probablement guetter la ruelle. Gnevvuk pointe son menton en direction d'une petite fenêtre carrée derrière moi. Je réponds d'un hochement de tête approbateur. Nous rampons sans un bruit vers notre échappatoire, quand mon attention est soudainement piquée par une exclamation au rez-de-chaussée.

— La poisse ! Y a que dalle !

— Connerie !

— Je sais ce que je vois, et là, justement, je vois rien !

— Va voir en haut.

Le coude de Gnevvuk martèle mon bras. Après un bref regard, nous parvenons à la même conclusion.

— On se barre !

Gnevvuk se presse vers la fenêtre, passant au-dessus de moi d'un bond, et pousse le volet de bois d'un coup d'épaule. Je suis mon ami avec moins d'adresse.

— Hé ! Y a deux malins en train de se tirer avec notre butin !

J'atterris lourdement sur le toit plat en contrebas. Gnevvuk est déjà pendu au rebord. Je l'imite puis nous lâchons tous deux prise. Le sol pavé de la ruelle amortit durement notre chute devant un cheval et son cavalier de la mort. La moitié haute de son visage, hormis la périphérie de ses yeux, est barbouillée d'une boue cendreuse blanchâtre et des empreintes de doigts barrent sa bouche du nez au menton. D'abord pétrifié par ce premier contact, je comprends rapidement que ce n'est qu'un homme. Celui à l'extérieur. La tête de notre poursuivant pointe du toit, aussi grimée.

— Chope les !

Sans plus de débat, le cavalier rabat son attention sur les deux penauds aux pieds de son cheval. Je bondis sur les rênes tandis que Gnevvuk essaie de désarçonner le cavalier en le tirant par son vêtement et le fourreau à sa ceinture. Sa tentative est contrée par un coup de coude en plein visage. Il jure et chancelle, tandis que sa main essuie un mince filet de sang sous son nez. Le fourreau de son épée libéré, le cavalier dégaine et fait voler celle-ci en un premier coup du revers qui frôle l'encolure de son cheval. Je recule, sans lâcher les rênes, et fais un pas de côté. À couvert devant la tête de son cheval, je prie que cet enfoiré ait suffisamment d'égards vis-à-vis de ce pauvre animal pour réfréner ses assauts. Il talonne les flancs de son cheval afin de le pousser à avancer, et moi à reculer, sinon m'exposer à son épée. Gnevvuk, à peine remis, dégaine à son tour une de ses épées et entaille le pillard à la jambe. Son cri de douleur est suivi d'un hennissement. L'obéissance du cheval est à bout. Le cavalier est déséquilibré par des ruades répétées. La ruelle est étroite et, dans sa chute, sa tête heurte violemment le mur à son côté.

Gnevvuk prend tant bien que mal sa place en selle tandis que je me hisse sur la croupe. L'animal est peu coopératif et se moque de nos coups de talon. Le premier pillard passe l'angle et barre la ruelle de ses deux bras écartés. Je claque la croupe du plat de la main et, enfin, le cheval se met au galop et bouscule le pillard sur son passage. Derrière nous, celui-ci déverse sa haine, proférant un flot de menaces ponctuées de qualificatifs peu flatteurs.

Les portes de la cour sont closes. Je saute à terre et crie mon nom tout en frappant du poing sur le bois du judas. Celui-ci s'ouvre sur les yeux sévères et désolés de mon père. Il sait qui je cherchais, et qui je n'ai pas trouvé. Il jette un œil sur Gnevvuk à cheval, puis sur moi à nouveau.

— J'ouvre... Ta mère est occupée. Je te souhaite qu'elle soit de meilleure humeur plus tard.

Gnevvuk s'adosse au chariot tandis que je dessangle le harnais et la selle du cheval. Sa robe est couverte d'écume au niveau des articulations et sa respiration accélérée par la peur. Lui aussi a eu une sale journée. Ses muscles tressaillent à mon contact et je peine à maintenir cette bourrique en place tandis que je passe ma main sur le passage des sangles, ainsi que sur les jambes, à la recherche de potentielles plaies. Satisfait de mon inspection, je prends une poignée de fourrage avec l'espoir d'amadouer le cheval.

— Là. Je prendrai bien mieux soin de toi que ton ancien propriétaire.

— Puisse-t-il connaître un sort meilleur que ton précédent cheval.

— ... Enfoiré.

— Désolé... À propos de Thalie... Quand je mets bout à bout les couvertures, les vivres, les vêtements... Le fait qu'un des pillards s'est plaint qu'on ait son butin dans nos poches... À mon avis, elle et sa famille ont décampé aussitôt après l'alarme.

Je soupire. Elle serait partie sans moi ? Elle aurait probablement eu raison. Après tout... Dire que je ne l'ai jamais déçue serait une belle connerie. En vérité, je ne suis pas surpris, un fait qui toutefois n'adoucit pas cette sensation d'abandon. J'arrache un peu de paille d'un ballot et sèche l'écume sur la robe du cheval.

Gnevvuk est silencieux depuis un moment. Je jette un œil à mon ami, désormais assis sur le sol en terre battue, le dos contre l'une des deux roues du chariot à bœuf, la tête en arrière. J'interromps le pansage du cheval et m'accroupis près de Gnevvuk, une main posée sur son front.

— Tu n'es pas chaud. Comment va ton nez ?

— Son nez irait à merveille si cet idiot avait suivi mes prescriptions et non tes lubies.

Astéria se tient debout dans l'encadrement des portes de l'écurie, une lampe à huile à la main. Elle marche dans notre direction, se penche au-dessus de Gnevvuk puis, approchant sa lampe, examine son nez. Ses doigts tâtent l'arrête tandis que sa bouche fait une moue de dédain.

— Ce n'est pas cassé. Maintenant hors de ma vue.

De ses yeux alourdis de cernes, et ses épaules de déception, elle suit Gnevvuk quitter l'écurie. Elle pose ensuite sa lampe, pousse quelques ballots de paille et saisit une pelle. Elle creuse la terre battue sans accorder une attention quelconque à mes questions sur l'objectif de sa manœuvre. Aussi, bien que mon père m'ait averti quant à sa mauvaise humeur, j'insiste, mais révise néanmoins la formulation de ma question.

— Quelqu'un est mort ?

Je n'ai droit qu'à un rictus venimeux. Elle déterre un sac de toile vieilli, en tire quelque chose et avance vers moi. D'abord excédé par son mutisme persistant, mon incompréhension balaie ce sentiment quand elle plaque sur mon torse une épée dans son fourreau et consent à parler.

— Regarde-moi. Ne la perds surtout pas.

Je ne reconnais pas la femme devant moi, et le sac dans ce trou paraît encore receler des trésors inattendus. J'inspire profondément avant de demander.

— Tu as un plan ?

— J'en avais un. Partir. Puis mon fils a disparu et mes filles ont eu besoin de mon assistance pour mener à bien un accouchement prématuré.

— Je suis désolé... Je voulais...

— Je sais très bien ce que tu voulais.

— ... Mais nous avons un cheval à atteler au chariot...

— Ne compte pas sur mes remerciements.

Elle fait demi-tour puis, après une courte hésitation, s'adresse à moi sans daigner me regarder.

— Dors un peu. La nuit ne fait que commencer.

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