Chapitre 4
Dormir. Je craignais de ne pas y parvenir, et pourtant, mes cheveux sont en désordre et la peau de mon visage fripée sous mes doigts. Si bien que j'en viens à sursauter hors de mon lit et ouvrir le volet de la lucarne. Des halos oranges irradient derrière la masse noire des bâtiments de la villa et quelques étoiles percent péniblement à travers le ciel couvert. Le jour est encore loin. Je soupire, déculpabilisé, car je n'ai pas fait d'un court repos une nuit complète. En revanche, je n'entends ni voix, ni chevaux. Les pillards sont-ils encore là ? Je ne perds pas plus de temps. Je saisis l'épée confiée par Astéria et emprunte l'escalier pour gagner la cour intérieure.
Celle-ci est encombrée de lits de paille éclairés par la lueur vacillante des braseros. Pas un toussotement, pas un geignement. On entend seulement les paroles absurdes des rêveurs et l'incompréhension de ceux à leur chevet. Je capte dans ce brouhaha de mots un sens familiers, un écho aux mots prononcés par Gnevvuk à sa première fièvre, et cela m'inquiète. Anya fait un tour de la cour, ses mains lestées d'un seau d'eau fumante et odorante, ainsi que d'une louche. Elle verse le liquide dans les bouches des patients aux lèvres les plus sèches ou aux fronts les plus brûlants. Des accompagnants, et quelques malades parmi ceux capables de se déplacer, entament sans embarras notre réserve en bois de chauffage afin d'alimenter les braseros. Je mets un temps à repérer mon père, sans lampe, perché sur deux caisses vides empilées. Il observe par-dessus le mur de la cour, ses mains en œillère, une derrière chaque oreille.
— Du mouvement ?
— Tu parles comme un soldat maintenant ?
D'un pied posé sur le bord de la caisse la plus haute et d'une main agrippée à l'épaule de mon père, je me hisse à sa hauteur. Son équilibre rendu précaire sous mon poids inattendu, il ôte rapidement ses mains en œillère et se tient fermement au mur. Nous sommes côte à côte, à dandiner sur une étroite surface plane et instable. La vue d'ici est bien moins idéale que celle depuis ma lucarne à l'étage. La villa est en partie cachée par les toits des habitations voisines, et repérer quoique ce soit aux alentours paraît aussi utile que chercher de ses yeux le fond d'un puits profond, de nuit de surcroît... Tout en étant bigleux.
— Les mains c'était pertinent ou c'était pour effrayer les dahus ?
— Essaie.
Ainsi placées à plat derrière mes oreilles, mes mains bloquent la lueur des braseros dans mon dos et atténuent les bruits de la cour. Cependant, je ne suis pas convaincu ni de voir, ni d'entendre bien mieux.
— Alors ?
— Et bien... Je suis sûr d'une chose, c'est qu'on a l'air con.
Je pivote, sans ôter mes mains, et fait face à mon père dont les traits et quelques raclements de gorge trahissent un rire contenu. Soudain, des cris provenant de la salle de consultation balaient notre insouciance.
Des patients et leurs accompagnants obstruent les portes de la salle de consultation en franchissant celles-ci avec l'efficacité d'un troupeau de bœufs affolés, bousculant et piétinant ses voisins sans une once de pitié. Père et moi poussons une gueulante pour obtenir l'attention et des informations de la trentaine de fuyards. Cependant, si ceux-ci sont enclins à se discipliner, et ainsi quitter rapidement la salle de consultation, accorder ne serait-ce qu'un instant à nos questions est une exigence folle. Les cris continuent à l'intérieur, bientôt joints à des bruits de lits ou de tables que l'on déplace, puis l'exclamation d'une voix aiguë. Keru ! Je dénoue le fourreau à ma ceinture et, sans dégainer, tranche une ouverture au milieu des fuyards.
Une femme, son bébé caché dans ses bras, et un homme, probablement le père, sont blottis sous la table de préparation. Deux accompagnants brandissent des chaises afin de maintenir à distance de leurs proches ce qui, autrefois, était un patient. À présent, cette chose à plus de parenté avec les créatures que nous avons affrontées dans la forêt. Je cherche Keru sous chaque lit et derrière chaque obstacle sur mon chemin.
— Keru !
— Emir !
Je reconnais la voix de Gnevvuk. Il lutte avec un second patient, atteint de la même faim que le premier, et dont le sang coule lentement d'une arcade. Plusieurs flaques d'eau... Non, d'infusions, jonchent le sol. Je repère enfin Keru, immobile près d'un lit, la corde d'un seau dans ses deux mains, duquel goutte des billes de sang.
— Keru !
Derrière moi, Astéria et Anya s'extraient de l'agglutinement aux portes de la salle de consultation. Je cours auprès de Keru, ôte le seau de ses mains et claque sans violence l'une de ses joues. Je parle lentement et articule chacun de mes mots.
— Keru. Rejoins maman. Vite.
Ses yeux me voient. Elle obéit.
À deux, Gnevvuk et moi plaquons la créature sur le sol pavé de tomettes. Astéria approche puis, à mon côté, se baisse pour tirer l'épée à mon fourreau. Je suis du regard ce qui ressemble de plus en plus à une inconnue. Cette femme ouvre la tunique de la créature au niveau du torse, révélant des veines abominablement apparentes. Le cœur, rouge feu à travers une peau blafarde, bat rapidement et fort, au point de soulever anormalement les côtes.
— Tenez-le bien.
Elle pose la pointe de l'épée sur la poitrine de la créature et, saisissant la garde à deux mains, enfonce la lame d'un coup sec. Le corps de la créature se débat un instant, puis cesse toute résistance. L'épée retirée produit un bruit de chair et d'os.
— Il y en aura d'autres.
Elle essuie la lame sur la tunique de la créature avant de rengainer l'épée dans mon fourreau. La salle de consultation est en proie à la panique. Tous les hommes, toutes les femmes, tous les enfants, tous ceux barricadés derrière nos murs voient désormais voisins, amis et famille comme une menace.
— Cette fois nous partons.
À l'écurie, Keru se presse sur le banc à l'avant du chariot. Avec indifférence, Astéria ajoute à l'arrière le sac de toile déterré plus tôt et dont les cliquetis métalliques piquent ma curiosité. Quant à Gnevvuk, il tient le cheval par la bride, prêt au départ, tandis que je jure en guettant nos deux retardataires. Après quelques minutes, Anya est là, ses bras encombrés d'une escarcelle dans laquelle on croirait qu'elle a fourré l'entièreté de sa chambre tant les coutures et la sangle en cuir sont tendues. Ceci valaient-ils vraiment de perdre un temps précieux ? Elle est suivie de près par notre père. Maintenant, en route !
Le chariot quitte l'écurie. Les portes de la cour, défoncées, paraissent si loin devant nous. Des accompagnants abandonnent leurs proches, tandis que d'autres se battent les dernières louches de potions. Des patients sont bourrés ou lavés avec la préparation d'Astéria dans l'espoir de stopper, sinon ralentir, la maladie. Un échec pour une inquiétante partie car, rapidement, ceux les plus marqués par les symptômes voient leur raison se muer en faim.
Mon père et moi ouvrons une voie dans le chaos de la cour intérieure. À bout de mon aménité, je fais fi des suppliques, des prières, des insultes et chasse indifféremment sains et malades qui approchent du chariot ; quand notre progression est stoppée. Le cheval, à l'arrêt, racle et piétine la terre de ses sabots, car un homme se débat avec Gnevvuk, chacun tirant la bride vers soi. Fait chier ! Je jette un œil à l'arrière du chariot, où Astéria et Anya font une place à une femme et son bébé.
— Hé ! Vous là !
Je tique sur la tête ballante du nouveau-né emmailloté dans un lange. Sa peau est pâle, fichtrement veinée, et ses yeux noirs sont diaprés tantôt du orange des braseros, tantôt d'un bleu précieux. Je ne saurais dire si son apparence est monstrueuse ou merveilleuse.
— Nous perdons du temps ! Si cet homme tient aux siens, alors qu'il fasse franchir les portes à ce chariot !
Le ton d'Astéria est autant celui d'un ordre que d'une menace. L'homme acquiesce immédiatement, lâche la bride du cheval et se met à écarter ceux prêts à le priver de la faveur faite à sa famille. Je chasse la vision du nouveau-né de mon esprit et, mon épée dégainée, joue d'un bien meilleur pouvoir de dissuasion. Encore quelques efforts et nous franchirons bientôt ces satanées portes.
Annotations