Chapitre 5
L'aube est là. Pourtant, nul soleil à l'horizon. Celui-ci doit encore franchir à l'ouest la barrière de nuages et d'éclairs dont émanent des couleurs que je n'avais jamais connues au ciel. Assis près du feu de camp, j'observe ce spectacle hors du champ de ma compréhension. Les pavés de la route et la végétation basse alentour sont couverts de cet éclat inhabituel. J'entends derrière moi l'écho des cris des habitants coursés par les créatures et sens l'odeur de la villa incendiée planer sur Katrea ; quand je distingue des bruits de pas et des cliquetis métalliques. Je suis du regard cette femme, que je reconnais à peine, Astéria, son sac en toile sur les bras. À la lueur du feu, son visage est étonnement serein et bienveillant. Une expression à laquelle je ne suis pas habitué, car aux antipodes des mots que j'emploierai pour caractériser notre relation mère-fils. Par réflexe, ma main se pose sur cette épée si importante, nouée à ma ceinture. Elle est bien là. Pourquoi dois-je à ce point veiller sur un objet dont je ne sais absolument rien ? A-t-il vraiment de la valeur ? Je dénoue le lacet du fourreau et lui tends le pommeau de l'épée. Espérant que cet acte déclenche une réaction enrichissante.
— Tiens, les pillards ne viendront pas la chercher ici. Inutile que je continue de la porter, et d'ailleurs, je ne suis pas un assez bon épéiste pour une épée de cette facture. Elle a bien plus d'allonge et est plus légère que le glaive de mes classes. Je ne saurai pas la manier convenablement.
Astéria saisit le pommeau.
— J'aurais pu t'apprendre.
Je ris nerveusement, à la fois railleur et perplexe, car je ne sais pas si je dois accorder du crédit à ces mots. Elle dévoile le contenu du sac en toile et, amusée par mon air ahuri, sourit à son tour.
— En effet, ce n'est pas l'habit qui sied à ma fonction actuelle. Je suis venue ici, parce que j'avais peur. Peur d'une chose contre laquelle ni cette épée, ni cette armure, ne pouvaient me protéger. J'ai entendu des choses terribles à l'est. Des choses similaires à ce qui s'est passé à Lukonia, à ces nuages...
Elle lève les yeux vers le ciel, tandis que les miens inspectent le contenu du sac. Une seconde épée dans un fourreau assorti à celui accroché plus tôt à ma ceinture est posée sur plusieurs pièces d'armure. L'épée a une courte allonge, presque moitié moins que sa grande sœur, probablement une sorte de main-gauche. Un jaque d'un tissu indigo et aux lacets en corde tressée à l'aspect doré est renforcé au col, aux aisselles et aux flancs par des goussets à mailles plates. Les dernières pièces sont un plastron et des tassettes en fer noir, ainsi qu'un casque à l'allure inhabituelle. Le métal est gravé de plusieurs scènes dont je ne reconnais ni les motifs, ni les chimères. Je cesse mon inspection en entendant Astéria inspirer profondément. Faites que cela soit annonciateur de paroles rassurantes. A-t-elle un plan ?
— Nous avons réfléchi avec ton père. L'est et l'ouest ne sont pas une option. Dimos et Theseus se battent au sud. Notre chance est donc au nord. Cependant, contournons les zones peuplées.
— À cause des créatures ?
— Ça, et aussi parce que... Mon ancienne vie et moi ne nous sommes pas séparés en très bons termes. J'avais déjà fui de nombreuses villes quand j'ai emménagé à Katrea et épousé ton père. Si nous devons vivre sur les routes, je ne veux pas risquer que l'on me reconnaisse.
Est-ce pour cela qu'elle n'a pas accompagné Anya à Lukonia ? Parce qu'elle est recherchée. Recherchée par qui ? Lorsque la femme à mes côtés pose sur moi un regard où paraissent se confondre des images de ses pires prévisions, je vois ma mère et, à cet instant, je réalise que cette autorité déterminant mes choix, ma fonction, ma vie entière, est désemparée.
Notre relation a perdu quelque chose après la disparition de mon frère aîné. Ma mère était accaparée par ses responsabilités au dispensaire, et mon père, sur les traces de son premier fils. Anya et Keru en étaient encore à courir cul nu dans la cour intérieure. Quant à moi, je devais supporter une dernière année avant d'achever mon cursus scolaire auprès du magister ludi et sa baguette de bois. Mais, ni lettres, ni mathématiques avancées pour moi, car quelqu'un devait s'occuper de mes sœurs, en particulier Anya, à cause de sa mauvaise santé. Peu à peu, je me sentais moins le fils que le chien servile de ma mère et, avec les ans, ni elle ni moi ne cherchions à combler le fossé ainsi creusé. Qu'aurais-je fait maintenant, sans tout cela ? Comment être un bon fils à cet instant ? Comme si mon corps se souvenait de la réponse, mes bras enlacent maladroitement ma mère. Je me sens à la fois stupide, mais moins seul.
Soudain un bruit, comme l'impact d'une pierre dans un arbuste, puis, après un bref instant, une succession de mots fleuris. Gnevvuk ? Lorsque j'aperçois mon ami, il lance deux fois encore des pierres en direction de la végétation basse aux abords de la route. Je scrute l'endroit depuis notre campement et entraperçois des formes se déplacer à couvert des ajoncs et des genêts à balais.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Probablement des chiens errants. Il fait assez jour. Levons le camp. On verra bien s'ils nous suivent.
Nous marchons. Sans dire un mot. Je tiens la bride du cheval, mes parents à mes côtés. Le jeune père rend à sa mère leur bébé affamé. Assise à l'arrière du chariot, celle-ci fait de son mieux pour sécher les pleurs de cette si petite chose à l'aspect inquiétant. Pleurs qui ne contrarient pas le sommeil de Keru et Anya somnolant l'une contre l'autre sur le banc à l'avant du chariot. En suivant la route vers le nord, nous croisons des réfugiés dispersés en plusieurs caravanes. Mon regard scrute chaque visage. Ce n'est pas de la prudence. Je cherche Thalie. Une femme dont le corps est une invitation aux formes généreuses, enveloppées d'un chiton de lin rouge, une ceinture de corde tressée enserrant sa taille. Cependant, je ne vois ni sa bouille affectueusement bourrue, ni le balancier de ses cheveux bruns et ondulés le long de son dos à la peau tannée par le soleil. Faites qu'elle soit quelque part, en vie et en sécurité. Faites qu'elle m'attende.
Ainsi, jour après jour, les hameaux traversés sont tantôt désertés, tantôt aux maisons barricadées de l'intérieur, et certaines de l'extérieur. Nous récupérons ce qui peut l'être : du matériel et des vivres, en faisant de notre mieux pour ne pas entendre les coups contre le bois des portes et volets condamnés, ni les hurlements où effroi et appétit bestial sont indistincts. Tous savent que, parmi ces cris, certains sont ceux de congénères, mais nul n'ose s'en assurer. L'incident du dispensaire à fait son œuvre. Désormais, la méfiance dicte nos choix et nos actes. Je jette un œil à mon ami. Gnevvuk ferme la marche, jetant parfois une pierre aux chiens errants à nos trousses. Je prie que son cœur ne prenne pas un aspect similaire à celui de la créature achevée par Astéria.
La couverture sur mes épaules coupe efficacement la brise du soir. Nous avons établi notre campement dans un théâtre à ciel ouvert. Le chariot et le cheval occupent l'orchestra, au pied d'une quinzaine de rangées de sièges en arc de cercle taillés dans la pierre, tandis que nous sommes à l'abri sur la scène, aussi haute que le garrot du cheval. Chacun jette des pierres sur les chiens errants qui osent approcher. Le cheval n'est pas serein ; cependant, impatient de gagner mon couchage, les grognements sont plus un péril pour mon sommeil que pour nos vies. Nous sommes nombreux et, en alimentant le feu, nous maintiendrons ces bêtes à distance. Ainsi pensais-je, avant que mes yeux ne se posent sur cette abomination. Un chien de la taille d'un lion. Ses muscles sont altérés par une hypertrophie sévère et couverts par une peau et une fourrure comme lacérées. Des veines épaisses et palpitantes sont reliées à un cœur de roche en fusion. Gnevvuk et moi jurons de concert.
— Fait chier !
— C'est quoi cette saloperie ?
Alors que je prononce ces mots, je cherche une réponse dans les yeux d'Astéria, mais n'obtiens qu'une expression désolée. Les chiens errants aboient sur leur frère infecté. Leur démonstration de force est un échec. L'énorme bête saisit à la gorge celui à sa portée, entraînant la fuite des autres. Le cheval émet des hennissements tout en se cabrant et tirant sur sa longue au point de secouer le chariot auquel celle-ci est nouée. Je contiens ma peur en respirant posément et en focalisant toute mon attention sur le chien infecté. Celui-ci se désintéresse de sa première proie et progresse dans notre direction à pas de loup. Tandis que je tire mon épée de son fourreau, je suis convaincu d'agir au mieux, mais tout aussi convaincu de ne pas être de taille face à ce monstre. Concentre-toi ! Le chien infecté bondit, crocs en avant, jetant son dévolu sur le cheval.
— PXXX VXXXXX !
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