Chapitre 6
Je n'ai pas réfléchi. J'ai sauté de la scène. Et maintenant, je cours. Je cours intercepter un chien déformé par la maladie, car je compte bien atteler notre cheval au charriot à l'aube. Mes deux talents et demi d'homme éreinté vont s'opposer à cette masse, évidemment plus élevée, d'os et de muscles en pleine course.
— REVIENS ICI !
Au cri d'Astéria suit l'impact d'une flèche aux pieds de la bête. Celle-ci fait un écart opportun car, sans l'intervention de Gnevvuk, ses crocs auraient probablement choppé le cheval à la gorge avant que je ne m'interpose. Je dissuade la bête d'approcher en remuant l'air avec mon épée quand, sans se soucier du tranchant de la lame, sa gueule grande ouverte saisit mon bocle. Je chancelle sous son poids. Si je ne fais rien, je serai bientôt écrasé. Je fais une passe arrière, espérant que, pendant mon recul, sa force emporte cette abomination face contre terre. Je réussis. Tandis que la bête lâche prise, je choque la tranche de mon bocle sur sa nuque, et sens une sueur froide en constatant que celle-ci est à peine assommée.
— Planque toi !
J'obéis à la voix de Gnevvuk. Faisant un pas de côté, je choisis le flanc droit du monstre comme couvert. D'ici, je ne vois ni n'entends Gnevvuk tirer depuis la scène ; toutefois, le monstre émet un couinement. Un couinement plus empreint de raillerie que de « je vais mourir très prochainement ». Saloperie ! Le monstre fait volte-face et, dans sa manœuvre, m'envoie valser à deux mètres de haut. J'atterris dos à plat sur la fine couche de sable de l'orchestra avec autant de souplesse qu'un linteau de bois. La bête bondit sur moi. Ma respiration coupée, je pare les crocs du monstre avec mon bocle, plus par instinct de survie que par l'habileté d'un soldat. Soudain, j'entends deux lames que l'on tire du fourreau et, inquiet, je bascule ma tête en arrière. Armée de son épée et de sa main-gauche, je vois ma mère quitter l'abri de la scène, puis courir dans ma direction. Le cheval, à force de ruer, renverse le chariot qu'il tire laborieusement dans sa vaine tentative de fuite. Mon père saute au bas de la scène pour récupérer l'animal avant qu'il ne se blesse. La bête se sert de mon inattention pour vriller mon bocle et, accessoirement, mon bras. Convaincu par la douleur, je lâche mon bocle, priant que ma mère sache manier l'épée avec autant d'adresse que sa prétention à m'instruire.
Comme un lion défend sa proie d'un prédateur concurrent, je suis baladé sans ménagement entre les pattes de la bête. La tête basse, ses yeux suivent son nouvel adversaire et ses crocs multiplient les assauts contre Astéria. À la moindre ouverture, ma mère porte des coups hésitants, par peur de m'atteindre. Je fais ce que je peux pour m'extraire de cette situation à chier mais, écrasé sous le ventre de la bête, je ne peux ni manier mon épée, ni me mouvoir efficacement. Elle parvient à entailler l'arrière d'une patte et jette sa main-gauche à ma portée.
— EMIR ! ATTRAPE !
N'accordant aucun répit à la bête pour équilibrer ses appuis, j'abandonne mon épée et saisis la main-gauche en tendant démesurément mon bras.
— Frappe au cœur !
J'obéis. La poitrine de la bête résiste à la lame quand, sentant un espace entre deux côtes, la pointe ripe et perfore le cœur avec un à-coup. La bête bondit sur place, sa gueule prête à mordre au vol le bras me reliant à sa poitrine. Je veux lâcher la garde de la main-gauche. Sans résultat. Quelque chose à l'intérieur de la poitrine de la bête se déverse, agrippe la lame, agrippe ma main. Je sens ses crocs percer la peau et les muscles de mon avant-bras. Mon cœur accélère tandis que la bête tire sa prise à en déboiter mon épaule. Je ressens une chaleur étouffante et jure sous l'effet de la douleur.
— LÂCHE MOI SALOPERIE !
— EMIR !
À cet instant, je vois Anya et lis dans ses yeux une lueur de combativité. Cela m'effraie. Je prends un ton intraitable et ordonne à ma sœur de ne pas quitter la scène. Un liquide visqueux, noir, s'écoule sur la main-gauche et sur mon poignet. Celui-ci émet un crépitement au contact de ma plaie et brûle la chair à vif en produisant une odeur de mauvaise cuisine. L'horizon bascule. Mon esprit perd peu à peu pied.
J'entends des cris ici et là, et un vent, un vent violent. Des bourrasques soulèvent des torrents de poussière. Un soleil de plomb blanchit le ciel et les dunes. Je sens sous mon dos le sable chaud s'immiscer sous mes vêtements. Lentement, je parviens à m'asseoir. Devant moi, des formations rocheuses, des arches, des colonnes, comme des ruines et, au loin, des montagnes abruptes.
— Par quelle magie ? Où suis-je ?
Soudain, je pose mes yeux sur ma main. Intacte, aucune trace de morsure.
— À l'aide.
Je sursaute et atterris maladroitement sur mes jambes. J'ai beau scruter dans toutes les directions, je ne repère pas la source de cette voix inconnue.
— À l'aide.
— Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?
Une odeur d'écorchoir emplit mes narines quand une voix puissante résonne dans mon esprit.
— Emir !
Emir ? Je me souviens. Je suis à terre, face au corps décapité du chien déformé. Sa tête, inerte, est affublée d'un sourire hideux. Mon avant-bras est pris dans ses crocs. Une femme tient à deux mains une épée couverte d'un liquide noir. Elle crie quelque chose, mais ce n'est pas sa voix. Sa bouche articule plusieurs mots, bien plus que les trois que j'entends.
— À l'aide.
Le vent fouette mon visage. Je ferme les yeux à cause du sable. Lorsque je les ouvre, mes pieds s'enfoncent à nouveau dans une dune habillant le cadavre d'un ancien temple. Je ne comprends pas. Ma respiration accélère et, tandis que je pousse un hurlement, aucun son ne sort de ma bouche. Même le vent et les pierres se taisent. Je marche, mais l'horizon paraît reculer. Je cours. Rien. Après l'équivalent d'une éternité, mon corps cède. D'abord à genoux, puis sur le flanc, j'attends que mon monde m'appelle à nouveau. Le sable, peu à peu, me recouvre.
La nuit a encore quelques heures devant elle lorsque la douleur me ramène auprès des miens. J'ai chaud, mes muscles sont endoloris et mon corps est lourd.
— Mère, Emir se réveille !
Entendant des pas courir vers moi, je détends mes traits avant de croiser des yeux inquiets. Mes sœurs sont là, examinant une tache noirâtre courant de mon poignet jusqu'au milieu de mon avant-bras. Ma mère, à l'odeur, prépare de la potion. Je cherche Gnevvuk et aperçois mon ami près d'un bûcher consumant le cadavre de la bête. Mon expression impassible est déformée par un juron quand Anya applique un onguent sur ma plaie.
— PXXX VXXXXX ! ÇA FAIT MAL !
— Cesse de geindre et ouvre grand.
Astéria soulève ma tête et colle une coupe contre mes lèvres. J'ouvre la bouche et crachote sa potion qu'elle verse bien plus vite que je ne peux l'avaler.
— J'ai été inconscient pendant combien de temps ?
Ma mère essuie le trait de potion sur ma joue.
— Combien selon toi ?
— Je dirais... quelques heures. Le ciel est...
— Le ciel est trompeur à cause de l'orage. Il fait jour. Nous partirons demain matin. On ne peut pas attendre.
— Et ma plaie ?
— Laide. Mais, ne t'en fais pas, tes yeux sont normaux. Et, en dehors de ton avant-bras, tu n'as aucune marque.
Je soupire. Sur ordre de notre mère, mes sœurs achèvent rapidement de remplacer mon pansement avant de vaquer aux tâches du campement. Ma tête roule sur le côté, en direction du cheval. L'animal va bien. Mon père est à ses bons soins et, d'ici, le chariot paraît peu détérioré. Au moins ai-je accompli mon objectif, aussi stupide soit-il. Tandis que je somnole, Gnevvuk approche. Son regard trahit sa question.
— Oui. Je crois que je l'ai vu... Ton désert.
— Tu as une idée de ce que ça veut dire ?
— Non. Aucune. J'ai entendu une voix... Mais je n'ai vu personne.
Mon ami est visiblement peu satisfait de ma réponse. Mon esprit est préoccupé par cette vision commune, par ma plaie et par sa potentielle évolution. Suis-je infecté désormais ? Les symptômes des patients du dispensaire sont apparus après le souffle de la déflagration dont Gnevvuk, Anya et moi avons été témoins à Lukonia. La perte de raison ne s'est déclarée qu'au bout d'un jour, et parmi ceux aux yeux bleuis et à la peau sévèrement marquée. Cela fait désormais une semaine, et Gnevvuk est encore Gnevvuk. Et si cette chose ne se transmettait pas ? Et si le souffle de la déflagration était l'unique biais de contagion ? Pourvu que cette chose ne se transmette pas. Mon ami s'assied à mes côtés. Comment fait-il pour afficher un air si serein ?
— N'y pense pas. Si on devait virer comme ces créatures, ce serait déjà fait. Dors, ça vaut mieux.
Je m'endors non sans mal, ma main valide agrippée à ma couverture, comme un ancrage. Je ne veux pas que le désert me prenne à nouveau.
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