Chapitre 7

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Je ferme la marche, mon avant-bras libéré de son écharpe. Cependant, bien que le cahotement sur les pavés de la route soit parfois inconfortable, je suis désolé que ma convalescence à l'arrière du chariot soit révolue. Après trois semaines à parcourir les routes, les caravanes de réfugiés se multiplient, devant comme derrière ; car bientôt, dans un jour tout au plus, nous apercevrons les fameux hauts remparts de la ville de Chthonia. Je desserre légèrement mon bandage pour observer la plaie, ignorant ce que je dois examiner. Ce n'est ni une irritation, ni une écorchure, ni une brûlure. Je vois une tache comme incrustée sur et sous ma peau, d'un noir huileux, contrastant avec le bleu de mes veines. En palpant la plaie du bout des doigts, celle-ci est froide et poisseuse comme de la sève. Ou bien est-ce l'onguent ? Chaque matin sans évolution inquiétante de ma plaie ou de ma raison me conforte dans l'hypothèse que je serai encore moi-même au réveil suivant, bien que j'ai l'amer sensation qu'une force s'amuse avec nos vies. Une force face à laquelle nous ne sommes rien, et dont nous subissons les caprices. Je déteste ça ! Mes poings se serrent un bref instant, avant qu'une douleur au niveau de mon poignet droit n'interrompt ma crispation.

La voix de Gnevvuk à l'avant du chariot coupe court à mon piètre examen. Je serre rapidement mon bandage et fais quelques pas pour mieux entendre. Un bac, en amont de la Revva, conduit des réfugiés sur la rive nord du fleuve, moyennant finance, évidemment. À défaut d'un avis personnel, je lis les traits des uns et des autres. De l'approbation sur ceux d'Astéria, de la perplexité sur ceux d'Anya, et de la réserve sur ceux de Gnevvuk.

— Le bac peut transporter le chariot. Mais... Je ne sais pas... Ça sent mauvais.

Astéria insiste.

— Déjà, avons-nous de quoi payer ?

Ma main n'atteint pas le fond de la petite bourse lacée à ma ceinture. Ma dernière nuit de travail a été très rentable. Un jeunot enterrait sa vie de garçon et le bouge de Katrea débordait de gaillards assoiffés, donc de clients potentiels. Je me suis joint aux festivités, investissant quelques économies dans la première tournée. Celle-ci appela un second à payer la suivante, puis un troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que nombreux soient ceux ne tenant ni assis sur leurs culs, ni debout sur leurs jambes. Rare sont les nuits où je conduis autant de poivrots auprès de leurs femmes, ravies de récupérer leurs maris, et futur mari, aussi présentables que raisonnables. Si ces nuages doivent continuer leur course, la maladie se propager, alors, bientôt, ma petite fortune aura autant de valeur, voire moins, qu'un clou. Cependant, je suis réticent à payer la traversée. À Chthonia, je pourrai dépenser la totalité de ces quelques pièces en boisson, nourriture et un baquet d'eau fumante. Ainsi, à notre prochaine marche, je me remémorerai cette excentricité à chaque fois que j'aurai soif, faim ou froid.

— Pour ma part, je suis aussi fauché que les blés.

Mon bobard ne prend pas. Fait chier. Décision est prise de rejoindre les réfugiés attroupés près du bac. Attendre. Et aviser. Une rumeur se propage progressivement, disant que le préfet de Chthonia prélève une taxe exorbitante aux réfugiés entrant dans sa ville, que ses portes sont fermées aux porteurs de marques, que le bac est l'unique alternative pour franchir la Revva à des lieues à la ronde. Mes yeux se posent sur mon avant-bras et, autour de nous, je compte bon nombre de réfugiés tirer une manche ou ajuster un col. Tant pis pour la ville. Au moins pour Gnevvuk et moi. Cependant, du passeur à ses hommes aussi amicaux que des portes de prison, tous sont malaisants. Même un boucher traite le bétail avec plus d'égard. Si le paiement est insuffisant, ceux-ci se servent dans les possessions des familles et marchands désarmés face à ces brutes. Je ne sais quoi penser et, comme à mon habitude, mon incertitude m'invite à chercher dans les traits de Gnevvuk une réponse à cette simple question : est-ce qu'on se barre ? Il a un nez pour ça. Aussi je me tiens prêt, attendant que son art opère. Après de rapides coups d'œil ici et là, Gnevvuk croise mon regard et, à peine a-t-il prononcé un mot, que je prédis sa réponse.

Je saisis les rênes du cheval. L'animal renâcle tandis que je conduis le chariot à travers la foule. Astéria fait aussi part de son mécontentement en injuriant ma confiance aveugle envers l'intuition d'un idiot doublé d'un menteur. Je ne tiens pas compte de l'offense. Je sais qu'elle est effrayée par son passé. Son inimitié vis à vis des villes importantes est manifestement la raison de sa préférence pour la traversée de la Revva par le bac au lieu du pont succédant à la Porte Nord de Chthonia. Aussi, sa lucidité est tout aussi discutable que « l'intuition » de Gnevvuk. Anya se joint à la conversation.

— À Chthonia nous pourrons nous ravitailler et nous reposer. Peut-être même pourrons-nous passer plusieurs jours là-bas. Ce n'est pas Katrea, Gnevvuk m'a raconté que Chthonia est une ville cerclée de remparts aussi hauts que dix hommes et qu'un préfet maintient l'ordre dans ses rues grâce à toute une armée.

— Sa description est exagérée. Les remparts ne sont pas aussi hauts, ni les hommes du préfet aussi nombreux. Et tu oublies que ces deux-là portent des marques, ainsi que le bébé de celle-ci.

Anya pivote sur le banc à l'avant du chariot et observe la jeune mère assise à l'arrière. Celle-ci serre fermement son bébé dans ses bras tout en affichant son intention de répondre à la moindre hostilité. Le jeune père n'a pas autant de cran et se tient à l'écart.

— Je trouverai un moyen de les dissimuler.

— Soit... Nous passerons par Chthonia.

À ces mots, Astéria pose sur moi des yeux convenus. Si un malheur se produit, j'en serai l'unique responsable. Je soupire.

Notre chariot continue sa route. Soudain, provenant de la rive opposée, des éclats de voix suivis du bruit d'un corps jeté à l'eau attire mon attention. À peine le bac a-t-il accosté que des pillards jaillissent d'un couvert pour battre et dépouiller les réfugiés. Je détourne mon attention de cette embuscade, impuissant. Pourtant, une partie de moi, haïssable, se réjouit de la situation. L'intuition de Gnevvuk nous a épargné cette mésaventure. Ma satisfaction pèse sur l'orgueil d'Astéria. Elle sait à mon regard que, à défaut de remerciements auprès de mon ami, j'attends de cette vieille carne qu'elle la ferme le restant de la journée. Ce qu'elle fait.

Le soleil emporte avec lui la faible lueur du jour accordée par le voile épais des nuages. Au loin brillent plusieurs feux de camp éparpillés aux abords de la route et plus haut sur les collines alentours. Des caravanes se préparent pour une nouvelle nuit noire. Le campement est immense. Les chariots et les tentes occupent les pâturages et les burons peuplés uniquement de poussières et de courants d'air. En partie à cause de la peur de l'apparition de créatures parmi les réfugiés, ceux-ci sont à bonne distance des uns et des autres, mais suffisamment proches pour se prémunir des menaces extérieures. Nous passons les dernières caravanes et quittons la route en direction d'un buron dans lequel aucun feu ne trahit de présence. Nous inspectons l'endroit : deux accès à défendre, un intérieur propre, vaste, avec assez de paille pour le cheval et nos dos raidis. Une vraie suite royale ! Je libère le cheval de son harnais, offrant ses aises à l'animal, apparemment satisfait de sa proximité avec le chariot. Puis, apercevant Keru et Anya assister nos passagers, mes bonnes manières poussent le rustaud que je suis, veillant au confort du cheval avant celui de ses semblables, à aider mes sœurs. Je claque mollement la croupe de l'animal et, tandis que le jeune père tient son enfant, je soulève précautionneusement la jeune mère, autant pour son bien que celui de mon avant-bras, et dépose celle-ci au bas du chariot. Je suis surpris par sa légèreté. Doit-on doubler ses rations ? Je fais une tentative maladroite pour parler à Anya quand celle-ci approche.

— Anya ? Avec un enfant, cette femme doit mieux se nourrir. Est-ce qu'on peut...

Pourquoi est-ce si difficile ? Mes mots sont secs, mon intonation honteuse et mon sourire une pâle copie de celui d'un moi plus jeune. En quoi ai-je l'air d'un frère ? Ma sœur n'a rien fait. Rien justifiant une telle froideur.

— ... Keru et moi veillerons à ce qu'elle mange à sa faim.

— Merci... Anya.

Une fois à l'intérieur du buron. Mon père et moi préparons plusieurs matelas en tassant de la paille. J'en mets de côté pour nourrir le cheval et ainsi préserver nos réserves de fourrage. Gnevvuk pioche dans un tas de bûches, préparé par le précédent occupant des lieux en vue de la saison de l'estive, afin d'allumer un feu dans l'âtre nappé de suie.

— Y a du mieux ! Bravo !

— De quoi tu parles ?

— De ta sœur et toi, tout à l'heure.

— La ferme.

— Tu te souviens de ce chien immense, déformé... Évidement que tu t'en souviens. Et bien, avant cela, Anya a fait sa part en caillassant les chiens errants. Elle visait assez bien.

— Qu'est-ce que tu cherches à démontrer ?

— Qu'elle en a dans le ventre. Qu'à force de serrer la bride, tu vas droit dans le mur. Oublie ta mère. Mieux, permet à Anya de prouver ce qu'elle vaut.

Gnevvuk dit vrai. Anya ne supportera pas éternellement sa mise en retrait. Mais je ne parviens à réfléchir posément que si mes sœurs sont en sécurité. Pourrait-il fabriquer une fronde ? Anya interviendrait à distance, à condition de ne pas trouer le crâne de la mauvaise cible avec ses pierres. Je ne sais pas... Astéria apparaît.

— Emir ! Viens dehors.

Je soupire et obéit docilement, Gnevvuk à ma suite. La chaleur de l'âtre me manque à peine ai-je ouvert la porte du buron et senti l'air froid bravant ma présence pour s'engouffrer à l'intérieur. Astéria me lance une canne de berger, piquée parmi une petite collection sous le pan de toit du buron, et à peu près de la même taille que son épée.

— Faisons un état de ce que tu as mémorisé de tes classes. Attaque.

— Vraiment ? Avec mon bras ?

— Ton bras est suffisamment remis.

— Et si je vous blessais.

Elle sourit.

— Ton bras n'est pas assez remis pour ça.

Je jette un œil à mon ami, visiblement plus amusé de la situation que je ne le suis.

— Non, désolé, je passe mon tour.

— J'ai interrompu ton cursus quand tu étais enfant. Adulte, je ne t'ai pas permis d'épouser cette fille, et maintenant il n'y a que toi, et peut-être ton ami, pour croire qu'elle veut encore de toi. Dois-je continuer ou en as-tu assez ? Saisis l'opportunité que je te fais. Attaque !

Je cache mon amertume derrière un rire sourd et nerveux. Toutes les décisions de cette femme ne visent qu'à me garder à la maison, auprès de mes sœurs, auprès d'Anya. Elle est malade et moi en bonne santé. En sa présence, je devais dompter le moutard que j'étais. Ne pas courir, ne pas crier, ne pas briser sa sphère de convalescence. Pendant ses mauvais jours, de plus en plus nombreux avec les ans, je m'occupais de ce bébé et de ses toux, de cette fillette et de ses malaises, et aujourd'hui, de cette femme qu'Astéria croit à ce point en porcelaine. Anya peut se passer d'un tel frère. Mais je suis là, à ses côtés, à tout prix. Au prix de Thalie. Et, si je peux comprendre Astéria, si je peux aimer ma sœur de tout mon cœur, je ne nie pas que ma capitulation s'est faite dans la haine et le regret.

Je tapote le sol du bout de ma canne, le temps de mûrir ma réflexion puis, d'un mouvement rapide et fourbe, je soulève un peu de terre à destination des yeux d'Astéria. J'amorce un premier coup sur sa main armée afin qu'elle lâche sa canne. Cependant, j'anticipe mieux ma fierté après mon hypothétique réussite que la manœuvre de défense de ma mère. Aussi, bien que sa vision soit troublée, elle fait une passe arrière. Nous nous croisons sans nous toucher, mais elle est plus vive à assurer ses appuis et a l'initiative de l'attaque suivante. J'ai le cul botté comme un garnement après l'école buissonnière. Je fais volte-face tout en balayant l'air avec ma canne. Elle recule et pare sans difficulté. Je me désengage rapidement. Nous nous jaugeons à bonne distance, nos pas décrivant un cercle. En réalité, je cherche un moyen de briser sa défense et, accessoirement, effacer son sourire narquois.

— Attaqu...

Ma mère est coupée dans son invective. Je fonce sur elle, visant ses jambes. Elle pare à nouveau, offrant une ouverture sur le haut de son corps. Je frappe son ventre d'un coup de coude sous les côtes. Elle se plie en deux et, immédiatement, donne un élan à sa canne, l'attrape à son milieu, et copie mon coup sans ménagement. Encombré par l'allonge de ma canne, je perds l'équilibre en esquivant maladroitement son attaque. Elle saisit sa canne à l'extrémité cette fois, et balaie mes pieds encore chancelants. Je jure à l'impact de mon pétard sur la terre durcie par le froid. Le bout de sa canne soulève mon menton.

— Tu as plus retenu de tes bagarres de taverne que de tes classes.

— C'est que... J'ai bien plus pratiqué l'une que l'autre. Rappelez-vous, vous avez interrompu mon cursus...

— Tais toi. Dorénavant, tu auras des exercices à répéter. Sois assidu. C'est important.

Son ton sévère est soudain... implorant. Je haïssais déjà ma faiblesse à chacun de ses sauts de ton ou d'expression. Après tout, Astéria est ma mère, et moi un fils lié plus que je ne le souhaiterais au souvenir de nos bons moments. Un vrai gamin. Mais, désormais, ses yeux n'ont parfois rien de ceux d'une mère. J'ai l'impression que son affection a cédé à ses intérêts, et que ses intérêts sont différents de la femme que j'ai connu. Je ne sais quoi penser de ces entraînements, ni quoi dire à Astéria. En revanche, je comprends que, si jeu il y a, les règles sont en train de changer ; et je crains, non sans amertume et aversion, de devoir rapidement changer moi aussi.

— Emir ?

Je soupire.

— Si c'est ce que vous voulez...

— S'il te plait.

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