Chapitre 8

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Le soleil frôle l'horizon quand nous apercevons les hauts remparts de Chthonia. Ici aussi, le bétail a cessé de paître et les habitants de labourer les champs. Des campements provisoires sont entassés aux pieds des portes de la ville, dont des occupants aux abois accueillent notre caravane avec leurs mains tendues et leurs traits suppliants. Gnevvuk invite chacun à la prudence. Notre chariot, surtout son contenu : eau, nourriture, couvertures, remèdes ; peut éveiller de bas instincts. Cependant, ses yeux sont attentifs au moindre mouvement et sondent chaque recoin obscur avec une attention démesurée. Craint-il qu'on nous observe ? Ou bien a-t-il à nouveau des hallucinations ?

Tandis qu'Anya achève d'appliquer un fard couleur chair sur les joues du bébé, une voix forte se fait entendre derrière le chariot à l'arrêt dans la foule.

— Hé ! Vous là ! Oui vous, je vous vois avec votre poudre là !

Je contourne le chariot à la recherche du propriétaire de cette voix au ton déplaisant. Je repère rapidement notre perturbateur et, pendant un bref instant, ma curiosité prend le pas sur ma colère. Devant moi se tient un nain ! Un vrai ! Il paraît fait d'argile dégrossi à la pioche et mal cuit. Les rares reliefs de son visage sont un nez plat aux narines écrasés et de la broussaille en lieu et place des sourcils et de la barbe. Une barbe quelque peu roussie d'ailleurs. Bien que d'une belle carrure, ses épaules paraissent attirées vers le sol et ses membres sont disproportionnés. Ses bras font pendre ses mains à hauteur de ses genoux tandis que ses jambes sont courtes. L'une est soulagée d'une partie du poids du nain par une béquille.

— Un problème avec votre jambe ?

— Évidemment couillon ! À quoi elle servirait sinon cette béquille ? J'ai pris le plateau d'une table sur la guibole ! Ça fait un mal de chien !

Au revoir curiosité. Bonjour colère.

— Je posais la question par courtoisie, mais je vais plutôt demander aimablement à ce qu'il vous reste de jambes de traîner votre cul hors de ma vue.

— J'ai un marché.

— Pas intéressé désolé.

Je fais demi-tour, bien décidé à ne pas poursuivre cette conversation.

— Je peux aussi vous dénoncer à la garde. Qu'en dites-vous ?

Sa menace stoppe mon avancée. Je serre les poings et pivote, prêt à boxer ce salopard, quand Astéria me devance et, une fois face au nain, tire vivement sa main-gauche de son fourreau puis, tout en faisant mine d'aider un boiteux, presse la pointe de la lame sous l'aisselle posée sur le manche de la béquille.

— Si vous tenez à la...

— Je reformule... Vous aussi vous fuyez cet orage de malheur n'est-ce pas ? Et bien, je connais un endroit, y a pas plus sûr, mais ce sera pas gratis, ça non. J'ai besoin de franchir ces saloperies de portes, et pour ça, j'ai besoin de la poudre de la demoiselle.

— Vous avez des marques ?

— Non m'dame, ce ne sont que d'authentiques brûlures, mais les deux têtes de gland casquées là-bas ne feront pas de différence. J'en ai vu être refouler pour de l'acné, alors ma couenne rôtie...

Anya s'invite dans la conversation.

— Elle est probablement cassée, vous ne devriez pas...

D'une main, Astéria fait taire ma sœur avant de poursuivre.

— Et où est cet endroit si sûr ?

— Au nord, dans les montagnes. Vous en saurez plus quand on sera de l'autre côté.

— Je n'ai rien accepté.

— Parce que vous avez le choix ?

La remarque du nain fait grimacer Astéria. Celui-ci lit clairement de la peur dans la réaction instinctive et violente de ma mère. Elle soupire, résignée.

— Bien, maintenant que nous sommes d'accord, vous seriez bien aimable de retirer votre cure-dent de sous mon aisselle.

Elle obéit. Quant au nain, celui-ci jette aussitôt sa béquille parmi nos bagages et se hisse maladroitement à la force de ses bras à l'arrière du chariot.

— Enchanté. Je ne me présente pas. Comprenez qu'un nain n'a pas pour habitude de révéler son nom à tout va.

Devant les portes de Chthonia, des gardes inspectent réfugiés et biens. Je suis attentifs au moindre scrutation ; leurs mains révélant des marchandises illicites, un visage sous une capuche, une marque cachée sous un vêtement. Pourvu qu'Anya et son fard...

— Il est tard. Avec si peu de lumière, le fard devrait dissimuler efficacement vos marques.

Anya dit vrai. La fin de journée joue en notre faveur. Mais cela ne résout qu'une partie du problème. La réticence d'Astéria à passer par Chthonia envahit mes pensées. Qu'a-t-elle fait expliquant un tel intérêt aussi loin à l'ouest de sa terre natale ? Ou bien, est-ce une inquiétude démesurée ? Je sens le poids de son regard sur mes épaules. Nos yeux se croisent et, d'un hochement de tête en direction des gardes, je transmets silencieusement mes interrogations à Astéria. Ce visage inconnu et cette main serrée sur le pommeau de la main-gauche sont limpides. Une voix pressante mande notre chariot. À notre tour.

Le chariot est délesté de ses passagers tandis qu'un garde vide un à un nos bagages. J'observe sans broncher, tantôt Anya, tantôt Astéria. Celle-ci a caché le sac de toile contenant ses effets au fond d'un sac de fourrage. Heureusement, l'inspection des biens barbe rapidement le garde. Un second ordonne tour à tour aux passagers de déclarer d'éventuelles marques tout en se soumettant à un examen. Tous se disent sains. Les jeunes parents, le nain, Gnevvuk et moi comptons désormais sur notre impassibilité quoique bien loin d'égaler celle du bébé. Car, bien que l'orage ait conduit à un hiver prématuré, je sue à la racine de mes cheveux. Aussi je mise sur l'obscurité et le fard pour berner les gardes.

Le bébé joue son propre rôle à merveille, affichant un air endormi parfois ponctué de quelques geignements, et ce, dans les bras d'une mère souriante et obéissante, aux côtés d'un père inoffensif. Bref, les gardes ne s'attardent pas, après tout, ce n'est qu'un bébé. Veinard. Le nain, Gnevvuk et moi ne bénéficions pas d'autant d'amabilité. Toutefois, le fard d'Anya fait son effet. Ébloui, Gnevvuk plisse ses yeux lorsqu'une torche balaie sa mine satisfaite. Une manifestation de la suffisance de mon ami car, par cette comédie, aucun éclat bleuté ne peut trahir son infection. À Astéria. Tandis qu'un des gardes lève sa torche à hauteur de son visage, ma main se pose de sa propre initiative sur le pommeau de mon épée. Les deux gardes font appel à un troisième, interpellé par son grade de chef, et dont l'uniforme décoré réduit quasi à néant nos chances de tous franchir le fleuve. Réfléchis ! RÉFLÉCHIS BON SANG ! Un cor sonne. Du haut des remparts, un homme se penche à travers un créneau.

— Des torches ! Une vingtaine. En formation.

En effet, une bande armée, tous encapuchonnés, fend le flot de réfugiés en deux. UNE BELLE OCCASION DE FILER ! Je saisis Astéria à l'épaule pour lui faire part de mon idée quand l'une des têtes ôte son capuchon, faisant poindre une paire d'oreilles longues d'une main et pointues. Après un nain, voici des elfes ! Et quoi ensuite ? Des géants ?

— NIKOLAOS !

L'homme en uniforme décoré soupire, reportant son inspection à plus tard. Visiblement, ces deux-là ont un passif. Une chance.

— Aiwin, si toi et tes comparses déménagez aussi derrière mes murs, d'un je ne suis pas d'humeur indulgente, et de deux, le bout de la file est un peu plus loin.

Aiwin pointe notre chariot, réclamant à Nikolaos, que soit livrée cette femme, ma mère. Une chance de courte durée. Les réfugiés se replient, tantôt fuyant, tantôt observant la scène depuis les allées du camp bordant les remparts. Tous attendent la réponse du chef de la garde. J'aurais pu rire de deux hommes se battant pour Astéria, mais là, je crains que ce ne soit pas par amour de son sale caractère ! FAIT CHIER ! Serrant son épaule, je contrains ma mère à regarder son fils en espérant, naïvement, qu'elle entende mon conseil.

— Il faut partir ! Maintenant !

Anya joint à mes efforts les paroles sensées d'une personne à l'assurance intacte. Cependant, une voix met fin à nos chances de fuite.

— Archers !

Sur les remparts, les cordes se tendent, prêtes. Nikolaos a pris sa décision.

— Tirez !

Des flèches sifflent au-dessus de nos têtes. Les portes s'ouvrent à peine, déversant un à un une dizaine d'hommes en armures. Ceux-ci forment un barrage à quelques mètres en avant du chariot. La curiosité des réfugiés a cédé au sauve-qui-peut. En un instant, ce sont des centaines de personnes aux objectifs éloignés qui créent un véritable chaos aux pieds des remparts. Ici, un elfe hurle avant de chuter, abattu par une flèche. Là, un réfugié au mauvais endroit au mauvais moment subit un sort similaire. On se bat, on fuit, on piétine, on tue. Aucune échappatoire.

— Arrête de réfléchir grande gueule ! Tout ce qui s'approche du chariot avec un mauvais air, tu tapes dessus ! Simple !

Ferme-la le nain. Tandis que je jette un œil en direction de Gnevvuk, celui-ci est déjà aux côtés de Nikolaos et de ses hommes. Quant à ma mère, je ne lis nulle préférence dans ces traits, sinon la volonté de défendre sa famille. Ainsi soit-il. Je sors de son étui l'arc de Gnevvuk et ordonne à Anya et à nos passagers de se tasser à couvert sous le chariot. Je vise plus pour stopper que tuer ceux parvenant à franchir le barrage de la garde de Chthonia quand des hurlements attirent mon attention.

— Qu'est-ce que... ?

— EMIR ! TA DROITE !

Je réagis instinctivement à la voix d'Anya et pivote, corde tendue. Un assaillant court en direction du chariot. Sans réfléchir, je décoche ma flèche qui se fiche dans la gorge de l'elfe. C'est la première fois que je vois un elfe. Et je l'ai tué. Je déglutis et force mon esprit à se concentrer sur l'affrontement.

— Merci, Anya.

Les elfes battent en retraite et, bientôt, je comprends la raison des hurlements entendus plus tôt. Cette bande de salopards couvre sa fuite avec un demi peloton de créatures infectées et enchaînées. ILS SONT COMPLÈTEMENT FOUS ! Nikolaos ordonne à ses hommes de se replier.

— Anya, sortez tous de là-dessous vite !

— Je sais ! Allez ! Tous aux portes ! Plus vite !

Les flèches continuent de pleuvoir aux pieds des remparts. Nikolaos perd quelques hommes mis à terre par des créatures affamées. Je saisis immédiatement la bride du cheval et conduit le chariot à l'intérieur des murs.

— Fermez les portes !

Devant nous, des gardes se pressent pour obéir aux ordres de Nikolas. Un regard en arrière et ma gorge se noue. Personne ne manque à l'appel. Cependant, à travers l'ouverture de plus en plus réduite des lourdes portes en bois, c'est un festin composé d'elfes, de gardes et de réfugiés. On entend les gonds grincer, les battants se choquer, puis des poings et des cris apeurés s'abattre sur les portes en espérant, naïvement, qu'une bonne âme ait pitié. En vain. Dorénavant, l'excès de pitié peut coûter cher et, bien que je me haïsse en pensant ainsi, si l'ignorance peut conduire Keru et Anya en sécurité, alors je choisis la culpabilité à la noblesse. Les portes sont closes.

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