Chapitre 9
Nikolaos fait pleuvoir quantité d'ordres sur ses hommes. Aux archers d'abattre les créatures. Aux gardes de barrer les portes et transporter les blessés à l'infirmerie. Son regard inquisiteur se pose sur chacun d'eux, sur leurs blessures. Je lis tantôt du soulagement, tantôt du regret. Au-delà de ses responsabilités, Nikolaos tient à ses hommes. Après l'affrontement avec les elfes, avec les créatures, le chef de la garde doit rapidement décider du sort de ceux marqués par le fléau né à Lukonia. Une aubaine, car ainsi, son attention est bien loin de notre inspection inachevée, et d'Astéria. Aussi, la brillante performance de Gnevvuk en combat a mis Nikolaos dans de bonnes dispositions. Nous sommes autorisés à circuler dans les rues de Chthonia. Les auberges de la ville débordent, toutefois la place du marché a troqué ses étals contre des tentes. Ce n'est pas l'idéal, mais l'endroit offre un abri, de l'eau et de la nourriture. Nous sommes en sécurité... En sécurité. Un mot plaisant à entendre. Je mets en ordre mes pensées : chasser les bruits de baffre d'un festin macabre faisant encore claquer les portes. Nous sommes en sécurité.
Après que Nikolaos nous ait congédié, nous marchons parmi ceux dont l'honnêteté, sinon la chance, a conduit du bon côté des portes. Je ne sais pas à quel point les auberges débordent, mais la place du marché, d'ordinaire à ciel ouvert, est désormais proche d'un marché couvert. Les toiles sont entassées les unes contre les autres et parfois maintenues avec une ingéniosité précaire. Des braseros isolés, dont émanent des fumées des odeurs d'infusion d'herbes et de gruau, parsèment ce monument de lambeaux appelé campement. Au centre brûle un feu de camp imposant entouré de réfugiés. Les hauts remparts de Chthonia et la ronde des gardes font effet. Ici, les visages paraissent délestés des inquiétudes de l'extérieur. Familles, enfants et vieillards se croisent, se questionnent, à la recherche d'un ami, d'un parent, ou simplement d'un moment en bonne compagnie. Qui sait ? Mes yeux ne cessent de scruter l'obscurité. La moindre silhouette familière à la chevelure brune et ondulée ravive un espoir, celui que Thalie soit ici, saine et sauve. Un espoir à chaque fois déçu. Où es-tu ?
Nous parvenons à obtenir un emplacement, en bons derniers, distant de la chaleur du feu central. Tant pis. Après plusieurs bivouacs au bord des routes, s'installer est désormais une routine rapidement exécutée. Gnevvuk allume notre propre feu. Mon père s'en va remplir notre réserve d'eau. Mes sœurs s'affairent à l'inventaire des ressources, souvent diminuées et peu ravitaillées depuis notre départ de Katrea. Anya émet notamment l'urgence de réapprovisionner nos réserves en bandage et herbes médicinales. Astéria approuve. Demain, ma mère et mes sœurs iront à la recherche d'un marché, sinon d'une échoppe. Astéria pose son regard sur moi. Apparemment, je suis aussi convié. Formidable. Je cède quelques pièces à Anya. Si cette crise se poursuit, celles-ci perdront bientôt toute valeur. Autant tout dépenser maintenant ; tant que des marchands sont assez honnêtes pour vendre leurs denrées à tous, au lieu de les stocker pour eux seuls, ou d'en réclamer un prix moins enviable.
Les corps épuisés des réfugiés investissent peu à peu leurs couchages. Abandonné par le sommeil, je distrais mon esprit en inspectant les essieux du chariot, puis les jambes et les sabots du cheval. Tout va bien. Le chariot tient, ainsi que le cheval dont je flatte l'encolure. Il est en pleine forme. Suffisamment pour rallier Katrea au galop. Et puis... Keru et Anya sont en sécurité ici. Je pourrais... Je pourrais tenter... Chercher Thalie ? Astéria autoriserait-elle cela ? Sa capuche dissimule ses traits, mais je connais déjà sa réponse. Identique à celle deux ans auparavant : « Oublie cette femme. ». J'ai essayé. Vraiment. Mais, parfois, je préfère ressentir son absence, aussi insupportable soit-elle, juste un peu, que ne ressentir absolument rien. Supposer que, si je suis patient, je pourrais épouser cette femme, fonder une famille... Comme ce jeune père, sa femme et son bébé. Ce n'est pas un modèle de bravoure, voire un piètre combattant, et son charisme est aussi renversant que celui d'une poule. Mais, au moins cet idiot est-il auprès d'eux, quand je ne fais que suivre aveuglément des ordres, abandonnant celle que je promettais de vénérer.
— Tu comptes rêvasser à côté de ton bourrin jusqu'au matin ?
« Oublie cette femme. ». Oublie Thalie... Ou bien pars. Monte sur ce cheval, rejoint Katrea, fouille le domaine des oliveraies, fouille la maison de ses parents ! Cherche la, et trouve la ! Ma main est sur la boucle du harnais, prête à détacher le cheval du chariot, quand un sifflement interrompt mes pensées.
— Hé ! Le géant ! C'est à toi que je cause !
Je soupire et baisse la tête de côté, où se tient, deux têtes plus bas, la tête d'un nain boiteux.
— Qu'y a t-il, nain ?
— Dräckfratz ! T'as une sale gueule.
— Vraiment navré.
— Lâche ce harnais et suis moi, on va te changer les idées.
Le nain me conduit dans un quartier en bordure de la Revva. Le port n'est maintenu en activité que par la bonne volonté de quelques débardeurs. Aussi, les barques s'accumulent. Amarrées sur les quais, sur les rives, et une dizaine ancrées ici et là, au milieu du lit. Des gardes chassent les audacieux, jugeant ces barques comme un excellent moyen de fuir par le fleuve, vers l'est. L'est ? Astéria est née quelque part à l'est.
— Elle s'appelle comment ta donzelle ?
Je marque un arrêt, étonné.
— Qui ça ?
— À qui tu pensais là...
— Je pensais à ma mère.
— ... Disons un peu plus tôt.
Je souris. Cette femme là...
— Thalie.
— Un peu court à mon goût comme nom. Ah ! J'ai trouvé ce qu'on cherche !
— On ? Tu...
— Ferme-la et entrons là-dedans !
J'ouvre la porte de la taverne avec une révérence et une invitation de la main à pénétrer à l'intérieur. Le nain jure dans sa langue et se presse au comptoir en bonds maladroits, ses deux mains en appuie sur sa béquille, et sans ménagement pour sa jambe valide. Je soupire, suivant les pas boiteux d'un nain et de sa soif. Ses grognements écartent les clients obstruant sa route avec les pieds de leurs chaises ou de leurs bancs. Ceux debout tardent parfois à se pousser car de si hautes oreilles ne mesurent pas immédiatement la bassesse de la source des grognements, mais localisent rapidement celle des coups de béquille répétés et désagréables au niveau de leurs mollets. À cette heure tardive, le tenancier ne manque pas de clients. Des marchands itinérants, des réfugiés et des débardeurs réchauffent des tablées couvertes de mets en adéquation avec les moyens financiers de la tête devant l'assiette. Après une traversée compliquée de la grande salle et moult excuses auprès des victimes de la courtoisie du nain, le tenancier sert à la béquille dépassant de son comptoir une bière.
— Et tu comptes payer comment ?
— Pour ça que je t'ai emmené. M'a eu l'air lourde cette bourse, quand t'en a tiré trois piécettes pour la demoiselle.
— J'ai failli croire à de la compassion. Et la demoiselle s'appelle Anya. Tenancier ! Servez m'en une !
— C'est quoi cette coutume des noms courts ?
Je pose le dû sur le comptoir.
— Notre père s'appelle Philostratos Akos.
— Ah ! Voilà un nom auquel trinquer ! À ton père grandes jambes !
— Emir.
— Arh ! Ne dis pas de grossièreté !
Je saisis ma chope et bois une gorgée appréciée. Les suivantes enjolivent notre soirée d'anecdotes crues sur nos amourettes respectives, puis sur nos mésaventures après les événements de Lukonia. J'apprends notamment celle derrière la jambe cassée du nain. Amarrée au port d'une ville en aval de la Revva, sa barque a été prise d'assaut. Ces humains ne cherchaient pas à voler ses marchandises, ni à attenter à sa vie. Le nain n'a pas coopéré. Défendant ses possessions. La suite est résumée en quelques phrases. À mon grand regret. La porte de sa cabine a été défoncée, une lampe à huile brisée et son bureau renversé sur sa jambe. Peu après, on battait de la toile et jetait de l'eau sur un tapis. Tapis en provenance directe d'un tisserand de Farfindel, dont je ne connais ni le nom, ni la renommée. Le nain répond à mon ignorance avec injure et mépris car l'Empereur lui-même marche sur des tapis de cette facture. Après cet acte de vandalisme passible des pires peines, deux humains ont libéré sa jambe du poids du bureau et balancé le tout par-dessus bord. Un peu plus tard, une tête familière contourne une assemblée de bardes ajoutant au brouhaha ambiant une énième balade sur les frasques des rejetons impériaux. Gnevvuk. J'interpelle mon ami et, après plusieurs tapes du plat de la main sur le comptoir, obtient du tenancier son attention et une troisième chope.
La soirée se poursuit tard, très tard. La bière pèse peu à peu sur mon foie et mes paupières. Soudain, des bavardages près de l'âtre m'invitent à promptement décuver. Un mot en particulier : Lukonia. À la lueur des bûches incandescentes, le cul posé sur des tabourets de laitier, cinq hommes échappent fumée de tabac et rumeurs sur les événements survenus à la capitale environ un mois plus tôt. Un marchand, à ses manières et au fouet à sa ceinture, un marchand d'esclaves, saisit une pipe tendue par un débardeur. Il tire une bouffée, expire des ronds de fumée puis, tendant la pipe à son tour, s'adresse au barde à sa droite.
— Pour sûr, la marmaille de l'Empereur était là, y en a qu'ont vu deux escortes ! Aux armoiries de Dimos et Theseus !
— Ficherez quoi là-bas ces deux-là ?
— Faites fonctionner votre imagination, c'est pas ça votre gagne pain ! Fumer le tabac des honnêtes travailleurs tout en remplissant les trous des racontars que votre curiosité mal placée entend ici et là !
— Ma curiosité se passe de vos commentaires. Toutefois je veux bien me prêter au jeu et remplir ces « trous ». Et si...
Le débardeur se lève, ajoute une bûche dans l'âtre en révélant les dires d'un ami, ami tenant ses informations d'un des hommes de l'escorte de Theseus.
— Un homme de l'escorte de Theseus ! Rien que ça !
— Le gars a déserté après l'explosion ! L'escorte avait l'ordre de rechercher un môme de dix ans.
Un môme de dix ans ? Je jette un coup d'œil à Gnevvuk en hochant la tête en direction des cinq hommes. Notre inattention vexe le nain, cessant la narration de son épopée sur les terres de Farfindel. Le débardeur poursuit.
— Ils ont quadrillé la ville. Rien. Puis, d'un coup, faut vite quitter la capitale. Paraît aussi qu'un cortège de prêtres était là. Et qu'y a eu un mort...
— Non ? Sans rire ! Évidemment qu'y en a eu des morts ! La ville a volé en éclats !
— Ferme-la ! Et le môme, on sait qui c'est ?
— J'en sais rien. Mais, ma main à couper que ça doit pas être celui d'un peigne-cul.
— Un héritier impérial ?
— L'Empereur a des petits-enfants ?
— Pour ça faudrait déjà que sa marmaille cesse ses chamailleries et s'occupe de leurs bonnes femmes.
Anya a récupéré un enfant d'à peu près cet âge. À la grande halle de Lukonia. Notre mission de ravitaillement accomplie suite à la réquisition des réserves du dispensaire, nous nous apprêtions à partir. Un homme était avec lui. Il attendait de nous que nous fassions sortir l'enfant de la ville, quelqu'un l'attendait à l'extérieur. Est-ce cet enfant dont parlent ces hommes ? Évidemment que c'est lui.
— C'est bien beau, mais ce qu'on veut tous savoir, c'est qu'est-ce qui a pu produire une explosion pareille ? Et pourquoi du jour au lendemain certains ont décidé de bouffer leurs voisins ? Et l'orage ? Pourquoi fait-il aussi froid qu'au milieu de l'hiver alors qu'on est en fin d'été ? Est-ce que notre vénérable Empereur va lever son vénérable cul de son trône et justifier nos impôts ?
— Je serais vous, je me sauverais sans attendre quoique ce soit de la famille impériale. Sont-ils si innocents dans cette affaire ?
— Attention barde, votre imagination vire au complotisme.
— N'est-ce pas plus intriguant ainsi ?
Je me lève et, suivi du nain et de Gnevvuk, quitte la taverne.
— Comment s'appelait l'enfant à Lukonia ?
— Asc... quelque chose. Pourquoi ? En quoi ça peut aider ?
— En rien. Je ne sais pas, mais j'aimerais comprendre.
— Moi aussi Emir, mais ce n'est pas notre priorité. Plus tard. Quand nous serons en sécurité là où nous conduit notre ami le nain.
Ma tête me rappelle mes excès de la soirée. Nous gagnons la place du marché, lentement, faisant une pause à un abreuvoir pour étancher ma soif et écouter les railleries du nain quant à ma médiocre résistance à l'alcool. Je sais qu'Astéria sera là à l'aube. En pleine forme. Contrairement à moi. La matinée s'annonce mal.
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