Chapitre 10

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Le vent ouvre des interstices à travers les toiles de tente, faisant entrevoir un ciel à peine teinté par l'aube. Bien qu'épuisé, je suis incapable de fermer l'œil. Mon corps pèse si lourd. Je sens mes vêtements imbibés de sueur me coller à la peau. Mieux, mon estomac a décidé de manifester son mécontentement quant à mes excès de boisson par des nausées cordiales. Et ma tête... Lève-toi. La couverture sur mes épaules coupe la brise matinale. Tant pour soutenir ma carcasse que réchauffer ma couenne, je prends avec moi le cheval et quitte le campement endormi de la place du marché. Je tiens l'animal par la bride, mon dos appréciant le contact de la vapeur qu'exhale ses naseaux. Direction les portes de la ville. Si ma mémoire est bonne, des écuries jouxtent les bâtiments de la garde. Et qui dit écuries, dit abreuvoir.

Je bois, passe une main trempée et glacée sur mon visage, bois à nouveau. L'eau emporte une partie des effets de la bière. Le cheval me bouscule d'un coup de tête, car je n'ai pas déniché d'abreuvoir, mais un tonneau dont l'ouverture réduite limite l'accès à l'eau. Or, lui aussi a soif. Je devrais laver mes vêtements, mais le froid et la flemme suffisent à convaincre mon nez que l'odeur de sueur n'est pas si forte. Je cède ma place puis, ne souhaitant pas m'attarder là où je ne devrais pas, car je ne suis pas certain qu'un garde, voire Nikolaos, voit d'un bon œil qu'un réfugié s'introduise dans ses écuries, je fais claquer la bride du cheval. Celui-ci renâcle et extrait son museau du tonneau, échappant quelques filets d'eau.

Je m'assois près du feu de camp où Anya serre une attelle à la courte jambe du nain. D'apparence moins tourmenté par notre soirée arrosée que moi. Veinard.

— Avez-vous faim l'humain ? Votre jeune sœur à mis à mijoter ce matin.

— Peut-être plus tard.

— Ha ! On a l'estomac mal noué ?

Je souris.

— En effet. Mais deux jambes valides.

La nain se flatte le ventre tout en riant, quand Anya interrompt nos salutations amicales.

— Tu viens avec Keru et moi ce matin ? On doit réapprovisionner nos réserves.

— Je m'en souviens...

— Ça ira ?

Je soupire. Je ne tiens pas à piétiner hasardeusement dans les rues et places de Chthonia à la recherche de nourriture et d'ingrédients médicinaux.

— Je peux jouer à l'escorte si ça convient à Astéria ?

Deux mains se posent fermement sur mes épaules. Debout derrière moi se tient Gnevvuk, aussi frais qu'un barbeau. D'ordinaire, ses cernes trahissent ses fièvres nocturnes. À croire que la bière est d'une efficacité bien meilleure que la potion d'Astéria.

— Cela ne me convient pas.

J'échappe un rire amer en entendant la réponse de ma mère.

— Dans ce cas, allez-y.

— Ce n'est pas une bonne idée.

— Parce que vous êtes recherchée. Je sais. Par qui, on se le demande, et surtout pourquoi ?

— Emir ! Arrête ça !

Astéria se tait soudain. Ses yeux se posent sur mes sœurs, sur mon père. Sur ceux que ses prochaines paroles ne concerne pas. Je sais que leur présence met ma mère dans l'embarras. D'où ma question posée innocemment à cet instant. Si son passé met à mal notre sécurité, alors nous avons le droit de savoir.

— Oui, je suis recherchée, du moins je l'étais. Est-ce encore le cas ? Je n'en sais rien ! Par qui et pourquoi ? Si j'avais eu le loisir de le savoir je ne me cacherais pas ainsi.

— Et je dois me contenter de ça ?

— J'ai le droit d'avoir eu une vie avant d'ouvrir un dispensaire. Je n'en suis pas moins votre mère. À Keru, à Anya et à toi.

— Et à mon frère aîné...

À peine ai-je achevé ma phrase, qu'une main claque avec force l'arrière de ma tête. Ce n'est pas celle de ma mère, mais celle de mon père. Je lis dans le moindre de ses traits sa colère et sa déception.

— Gnevvuk, tu peux escorter Keru et Anya.

Mon père me fixe quelque seconde puis, sa main sur ma nuque, maintient fermement ma tête penchée en avant.

— Je m'occupe de celui-ci.

Mon père n'a pas dit un mot depuis notre départ du campement. Cela fait un moment déjà. Nous marchons tous deux en direction du pont de Chthonia dans un mutisme pesant. À quoi dois-je m'attendre ? Ce n'est pas la première fois qu'il me gratifie d'une gifle. Toutefois, est-ce la première à cause de mon frère et de sa disparition. J'ai eu tort. J'aurais mieux fait de serrer la bride à ma fierté. Surtout devant mes sœurs. J'ai été stupide. Peu à peu, la fréquentation de la voie fendant la ville en deux, de la Porte Ouest au pont de la Porte Nord, ralentit notre avancée. Des têtes comme les nôtres. Des familles, des voisins. Des têtes toutes attristées et épuisées.

Les embarquements du port en contrebas sont bondés de passagers pressés de fuir vers l'est en suivant la Revva. Le fleuve est encombré par les barques peinant à manœuvrer et passer en une file ordonnée les hautes arcades du pont, dont l'architecture austère tranche avec celle des bâtiments d'un centre ville servant probablement à démontrer la richesse résultant d'une position militaire et commerciale bien commode. Trois barques à quai piquent ma curiosité. D'ici, la discipline à bord évoque une centaine de soldats... De quelle armée ? Dimos ? Theseus ? L'Empereur ? Je ne vois ni drapeau, ni étendard. La famille impériale a-t-elle cessé sa guéguerre interne pour mobiliser ses troupes et aider la population ? Sois raisonnable. Si, comme le prétendait le barde à la taverne hier soir, la famille impériale est impliquée dans la destruction totale de la capitale, alors sa priorité n'est certainement pas le bien de son peuple. Pourtant, si ne serait-ce qu'un des frères décidait de se consacrer à résoudre ce bourbier, je m'engagerais sans aucune hésitation. Je ne vois pas meilleure place à ma portée pour comprendre ce qu'il s'est passé, comprendre cette maladie. Le réseau d'information et les ressources de la famille impériale seraient un atout indéniable. Quand Keru et Anya seront en sécurité. Après l'orage. Peut-être...

— Emir, par ici.

Je suis mon père dans une ruelle adjacente et ainsi nous contournons l'agglutinement des réfugiés se pressant au port. Nous débouchons sur la Porte Nord, derrière laquelle le pont de Chthonia enjambe la Revva. Ici, la voie est dégagée.

— Le nord est moins envié que l'est on dirait.

— C'est pourtant là que nous irons. Au nord.

— Mère et toi en avez décidé d'un commun accord ? D'après elle, c'est le cas.

— J'ai proposé d'aller à l'est. Elle a... Son expression... J'ai cru lui dire une deuxième fois que je n'avais pas retrouvé notre fils. Je n'ai pas eu besoin de plus pour changer d'avis. Toi aussi, tu ne devrais pas avoir besoin de plus.

Je n'ose pas croiser le regard de mon père, préférant cacher ma honte et mes regrets dans une contemplation désolée d'un horizon invisible.

— Emir, devant ta mère, aie l'air aussi abattu. Parce que je t'ai passé un savon que tu n'es pas prêt d'oublier.

J'accueille avec un sourire reconnaissant la tape complice de mon père sur mon épaule.

— Bien, allons voir ce pont de plus près.

L'après-midi s'assombrit peu à peu. En attendant nos trois comparses partis en opération de ravitaillement, je prends un temps pour apprécier un moment d'oisiveté au campement de la place du marché. Le trio familial a sympathisé avec les réfugiés des tentes voisines. Cependant, derrière son sourire, la jeune mère paraît soucieuse. quand un sifflement au loin interrompt mes pensées. En effet, le bébé est un aimant à bonne âme. Des mères, dont la justesse des conseils va, au dire de l'une, de pair avec l'âge. Des enfants, à la curiosité naïve et parfois désarmante. Beaucoup d'yeux espèrent observer de petites joues roses, des doigts être saisis par une petite main maladroite. Or, son infection évidente contraint la jeune mère à couvrir son bébé, en appelant à la fraîcheur et à une santé éprouvée par des jours de marche. Cette dernière excuse me fait sourire. L'écho d'un souvenir. Celui de ma propre mère à la naissance d'Anya. Ma sœur dormait beaucoup, prenait peu le sein. Accroupi près du berceau, j'écoutais sa respiration, prêt à appeler ma mère au premier bruit suspect. Soudain, un sifflement au loin interrompt mes pensées. Gnevvuk ? Hissé sur une des roues du chariot, je repère mon ami, mes sœurs ainsi que deux nouvelles têtes.

Les provisions sont... Mieux que rien. Bon nombre d'échoppes sont closes et les rares accueillant des clients sont quasi vides à cause des difficultés d'approvisionnement. D'après les on-dit, les caravanes marchandes ont déserté les routes et la Revva transporte désormais bien plus de réfugiés que de marchandises. Les deux nouvelles têtes se nomment Lana et Altos. Ce sont une sœur et un frère. Natifs de Xikos, une ville au sud d'ici. L'une est, comme toute prêtresse, avenante et charitable, avec une irritante innocence. L'autre, a le manche de la surprotection coincé profondément dans le cul. Nous sommes pareils. Raison suffisante pour haïr cet homme. Gnevvuk et mes sœurs ont déniché ces deux-là dans une ruelle isolée, aux prises avec un marchand d'esclaves et un mercenaire à l'amabilité d'une douve. Gnevvuk a dégainé. À peine a-t-il fait un pas vers ses opposants, qu'Anya débouchonnait une fiole tirée de son escarcelle. Une fiole contenant soit-disant une substance corrosive. Si Gnevvuk a failli y croire, les deux hommes ont ri aux éclats. Après un lancé remarquable, la fiole s'est brisée au milieu du front du mercenaire. Son rire a cessé. Il s'est mis à frotter ses yeux tout en jurant. Privé des muscles du mercenaire, plus inquiet de perdre la vue que sa prime, le marchand d'esclaves à fui, blessé et humilié. Astéria soupire. Ses yeux accusent Gnevvuk de négligence.

— Qu'y avait-il dans cette fiole.

— Juste du vinaigre.

La conversation se poursuit, nos gamelles garnies d'une bouillie réchauffée. La sœur est plus bavarde que son bourru de frère, satisfaisant notre curiosité par le récit de leur visite à Lukonia. Le jour de la déflagration.

— Et aucun de vous n'a déclaré de symptôme ?

Bien qu'Astéria ait formulé une question, son ton sous-entend sa certitude : un, sinon les deux, sont infectés. Le frère se lève d'un bon, renversant une partie de sa part de bouillie. À cet instant, je vois deux possibilités. Un, miser sur le fait qu'Astéria ait vu juste et jouer la sincérité en révélant ma marque. Feraient-ils de même ? Deux, tapoter le pommeau de mon épée avec insistance. Cependant, cette dernière solution me déplaît. La population du campement est dense et puis... Il y a les gardes. Je ne tiens pas à tester l'efficacité du fard d'Anya une deuxième fois. La sœur intervient avant moi, posant une main sur le bras de son frère et, sans un mot, incite celui-ci à s'asseoir. Elle dénoue le col de sa cape et tend le tissu de sa tunique, révélant quatre motifs en « S » tatoués sur l'épaule droite, ainsi qu'une marque en partie dissimulée par l'encre.

— Des poussées de fièvre ?

— Non.

Je coupe court à l'examen d'Astéria, pressé de poser à mon tour une question.

— Et des visions ? Vous en avez eu ?

Je perçois nettement un malaise chez la sœur.

— Oui. Mais... Avant Lukonia. C'est à cause de ma vision que j'ai décidé d'aller là-bas.

Sa vision présageait-elle la destruction de la capitale ? A-t-elle vu un début d'explication ?

— Vous êtes une oracle ?

La curiosité d'Anya est plus rapide.

— Non, je ne suis qu'une prêtresse. Cette vision était la première.

Je souris.

— Faut croire qu'y a une divinité là-haut qui vous a à la bonne. Ce n'est pas commun qu'une première vision se manifeste à votre âge. Sans vous offenser, vous...

— Nous ne connaissons pas tous ces biais. Les oracles en sont un, mais il y en a probablement plusieurs.

— ... Intéressant. Vous pensez à quoi ?

— Ce ne sont que des hypothèses... Un messager, ou bien...

— Une maladie inconnue ?

Gnevvuk remue sa bouille sans appétit. À cette heure tardive, probablement à cause de la fièvre. Assez pour ce soir.

— Allons tous dormir. Demain nous poursuivrons notre route. Les gardes ne font pas de difficulté pour franchir le pont.

La prêtresse ne tarde pas à répliquer.

— Le pont ? Vous n'allez pas à l'est ?

— On va où on veut ma bonne dame ! Pieutez-vous ailleurs qu'ici et à votre réveil, qui sait, serez-vous gratifiée d'une deuxième vision par votre divinité ? Par exemple : de vous occuper de vos belles miches ! Assez de ceux-là dans mes pattes !

La réponse du nain est claire. Les deux nouvelles têtes vont devoir se débrouiller.

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