Chapitre 11
Cinq jours ont passé depuis notre traversée du pont de Chthonia. Les garrigues de Katrea sont bien loin désormais. Le marais jouxtant la forêt rafraîchit un air déjà excessivement glacé depuis la déflagration à Lukonia ; et ce grondement incessant au-dessus de nos têtes fait vibrer mes tempes. La prêtresse et son roquet ne cessent de coller au train du chariot. Une proximité qui déplaît au nain. Le marché conclu devant les portes de Chthonia ne promet une route vers le nord, et vers un endroit sûr, qu'à Anya et, par extension, sa famille. Avec une tolérance pour le bébé et ses parents. Personne d'autre.
D'abord enclin à répondre aux injonctions du nain, et dans l'intérêt de ne pas perdre sa sympathie, nous faisons fi de ce feu de camp s'allumant soir après soir à bonne distance de notre propre campement. Toutefois, peu à peu, l'écart se réduit. Keru se met à saluer la prêtresse et son frère à notre réveil, comme on salue ses voisins. Gnevvuk se met à chasser en conséquence, mettant de côté une part de ses prises. Et, sans intention aucune de s'opposer au nain, voilà que nous invitons nos poursuivants à nos repas, puis à la mise en commun de nos ressources. Notre ami boiteux bronche un temps puis, sans s'en rendre compte, voit comme une évidence la présence de ces deux nouvelles têtes, plus si nouvelle à présent. Désormais, Lana et Altos font partie de notre caravane de rescapés.
— C'est du sel ?
— Oui. C'est... C'était une offrande courante au temple.
— Le temple de quelle divinité, par curiosité ?
— Anrrora.
— C'est celle qui vit dans un lac ?
— Oui. Un lac près de la mer. Mais Anrrora est une divinité marine. Sur les reliefs du temple, on voit le lac et la mer ne faire qu'un. Mais la mer a reculé. Depuis, les paludiers des salines de Xikos offrent une jarre de sel au temple d'Anrrora. C'est une manière de maintenir son lien à la mer et stopper le recul de la mer.
Le nain souffle du nez.
— Une divinité qui retient la mer ?
— Xikos à besoin de la mer. Toute son économie en dépend.
— Dépendait. La prochaine fois, dévouez-vous à une divinité qui repousse les emmerdes. Ça couvre tous les aléas de la vie. Des affamés qui envahissent lentement l'Empire aux originalités de la météo. À Gilbandur...
Le nain fronce le nez, irrité que sa fierté ait révélé notre destination. Gnevvuk tique.
— ... Gilbandur ? Ça me dit quelque chose... Ce ne serait pas une cité naine creusée sous la montagne ?
— Qu'il est couillon, j'ai l'air de quoi, d'une chèvre ? Évidemment que c'est une cité naine ! Et pour sûr qu'elle est sous la montagne, du bel ouvrage !
Astéria sourit.
— Je comprends mieux pourquoi vous parliez d'un endroit sûr.
— Il n'y a que deux routes pour aller à Gilbandur. Celle des humains, si on peut appeler ça une route, et celle des nains. Un raccourci. Mais ne jouez pas avec mes nerfs. Sinon, tandis que je siroterai mon vin chaud épicé devant un bon feu de cheminée, je penserai à vous, en train de tasser une neige gelée sur une route escarpée et sinueuse. L'orage à vos trousses.
À ces mots on n'entend désormais que les crépitements du feu de camp, le lent balancement des troncs au vent et le bruissement des feuilles. Cette forêt a, à l'évidence, moins souffert de la vague de mort, mais mon instinct se méfie de la vie cachée dans ses ombres. Au souvenir du chien errant infecté, la plaie à mon avant-bras me lance aussitôt. Je n'ai qu'une hâte : quitter cette forêt de malheur ! Après un instant, et un hochement de tête, Astéria poursuit.
— Que vos nerfs se rassurent. Nous n'avons aucun intérêt à vous contrarier.
Je me réveille sans mal, voire impatient, car mon repos ne fut qu'une succession de cauchemars et de sursauts. L'obscurité, et la passivité, invite mon esprit à gamberger. Or, ces derniers jours, mes sujets de préoccupation saturent. Le ravitaillement fait à Chthonia est insuffisant. Bientôt, Astéria manquera d'ingrédients pour sa potion. Nous sommes trois, quatre avec le bébé, à posséder des marques. Sans potion, l'infection va-t-elle gagner notre esprit ? Au moins, ai-je de quoi m'occuper avec l'entretien du chariot et les soins du cheval. Une petite consolation à laquelle Gnevvuk, deux lapins pendants à son épaule, ajoute la perspective d'un ragoût de viande fraîche.
Nous marchons, encore, cette fois dans une forêt épaisse atténuant la lueur du jour. Une fois le soleil au sud-ouest, l'obscurité répétitive due à l'orage pèse sur ma joie de vivre. De la pénombre partout. Des couleurs désaturées. Nos discussions sont creuses, sinon un concours d'histoires tristes. J'entends un chant d'oiseau, après des mois à croiser des carcasses d'animaux, et on croirait le cri d'abandon d'un oiseau dépressif. Lorsque le crépuscule perce à travers des rangées de pins de plus en plus clairsemées, annonçant la lisière de la forêt, j'ai l'impression de sortir progressivement la tête de l'eau. Devant nous, une plaine ; quelques toitures de chaumes pointant en contrebas nourrissent l'espoir d'une halte dans un village épargné.
Le village est un agglutinement désordonné de maisons carrés, toutes en vieux madrier décoloré et posé sur des fondations en pierre. Dépasse des toitures en chaume un bâtiment fait comme d'un empilement déséquilibré de plusieurs maisons. À la base de plus en plus étroite, à la pente de toit de plus en plus raide, et couverte de tuiles noires taillées en pointe. Notre passage réjouit les habitants dont quelques uns, très accueillants, se présentent à nous. Apparemment, les caravanes de marchands à destination de Briskbruk et son accès à la Mer du Nord se raréfient. Un coup dur pour le commerce local. Si notre communauté dépareillée de rescapés souhaite économiser nos quelques drachmes, ce n'est certainement pas mon intention. Je compte bien boire à satiété, baffrer à m'en péter la sous-ventrière, et piquer un roupillon jusqu'au midi suivant. Ceci, bien sûr, par pure bonté d'âme. Tandis que mes yeux se posent sur une enseigne où sont inscrits les mots « taverne » et « chez Margotte », mon corps s'impatiente déjà à la perspective d'une ivresse bienfaitrice et d'un vrai lit.
Je vide soigneusement chaque choppe versée par cette chère Margotte. Sous les coups d'œil désapprobateur d'Astéria. Je m'en moque. Affaibli par des jours de marche et de repas spartiates, les effets de l'alcool ne tardent pas à chasser ma mauvaise humeur. Gnevvuk fait à nos accompagnants le récit des événements survenus à Lukonia un mois plus tôt. S'ils supposaient que les caravanes marchandes aient ouvert une nouvelle route, alors ils étaient loin de la vérité. Mon ami poursuit avec l'apparition d'une maladie, brode des symptômes approximatifs, sans un mot ni sur les créatures ni sur nos marques. Nul ne s'offusque de ses omissions volontaires.
— À notre départ de Chthonia, des barques charriaient des réfugiés vers l'est.
— Je comprends mieux pourquoi il y a moins de passages.
Toutes ces révélations inquiètent les clients de la taverne. Cependant, aucun ne fait mention de cas souffrant des symptômes décrits par Gnevvuk. Un nez qui coule par ci, des ampoules aux mains par là. Rien d'anormal. Le village a bien été épargné. Un homme au service du bourgmestre du village suggère d'alléger le sujet.
— À voir les tenues de ces dames, je suppose que vous viviez à proximité d'un temple.
— Moi, en effet.
— Ma sœur et moi ne sommes pas des prêtresses. Nous sommes aides au dispensaire de nos parents... Avant que... C'était notre tenue de travail.
Keru a un sourire à la fois mélancolique et amer. Astéria préparait sa deuxième fille à sa succession, à défaut d'Anya. Sa santé, encore une fois. Désormais, le dispensaire est probablement la propriété des créatures.
— Un dispensaire... De jeunes apprenties guérisseuses donc. Vous ne devez pas manquer de travail. Avec cette maladie... Désolé... J'en reviens au sujet sérieux. Permettez que je commande à Margotte de quoi remplir vos choppes.
Je souris.
— Mais faite mon bon monsieur, faite.
Mon crâne est desséché et mes tempes douloureuses. Je veux dormir, mais ne parviens pas à dompter mon esprit. Des rayons filtrent à travers les volets en bois du dortoir attenant à la taverne. Autant se lever. Je quitte la chaleur de ma couverture et entame ce nouveau jour, toute lassitude intacte, et ce, en dépit de tout l'alcool imbibant mon foie. J'ai la gerbe. J'ai froid. J'AI SOIF. Errant tel un cabot pouilleux, je découvre une fontaine sur la place du village. Je ne tarde pas à immerger ma tête, comptant sur cette fraîcheur soudaine pour dessaouler, et bois avec autant d'élégance qu'un animal. Je sursaute à la pression d'une main sur mon épaule, celle de Gnevvuk. Ma vigilance est morte avec mon appartenance à une espèce intelligente.
— Tu devrais calmer la boisson.
— Et toi tu devrais t'y remettre. Ça me ferait un compagnon de gueule de bois.
— Le nain veut qu'on prenne la route au plus vite. Ça va aller ?
— Évidement...
— Tiens. De quoi grailler.
Le route est une interminable pente ascendante ! Farcie de virages. Et caillouteuse. Mon estomac vide me fait payer les quelques lambeaux de viande séchée que ma nausée a répugné. Je mâche ma langue à défaut. Si cela ne tenait qu'à moi, j'aurais séjourné une journée entière au village, mais interdiction de s'opposer à la volonté du nain. Et la volonté du nain à dit : Départ à l'aube. Pète-burnes. Tandis que la lumière baisse, nous atteignons le point de bivouac indiqué par l'homme du bourgmestre. Une clairière à une centaine de mètres de la route, après un rocher évoquant la tête d'un géant à un œil. Une bouchée de pain de viande préparé et empaqueté par Margotte plus tard, je suis rassasié et paré à dormir. Un repos d'une courte durée, car interrompu par une douleur soudaine dans le ventre. Je rate une inspiration. Mon corps se recroqueville sans mon intervention, tandis que je me réveille en avalant ce que mon estomac s'apprêtait à rendre. Une botte, chaussée au pied d'une silhouette à peine contourée par la lueur des braises, me fait rouler sur le dos. J'essaie de saisir mon épée à portée de main, mais une seconde botte est déjà posée sur la poignée.
— Alignez-moi tout ça près du feu. Et ravivez le tient, qu'on y voit clair.
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