Chapitre 12
— Faite le taire ! On s'entend pas.
Les cris du bébé ont probablement fait fuir tous les animaux alentour. Sa mère a beau balancer ses bras avec tendresse, proposer le sein, aucune consolation ne fonctionne. Le père est à ma droite. Contraint à l'immobilité par une main agrippée à ses cheveux au niveau de la nuque et un coup de pied à l’arrière du genoux. Tous sommes à terre : Altos, Gnevvuk, mon père et le nain. Six paires d’oreilles, pointues et arrondies, attendaient là, près de la clairière. Un homme en jaque fait un tas de nos quelques armes, hors de portée, ses mains s’attardent sur l’épée et la main-gauche de ma mère. Un deuxième homme, ratatiné par les années, jette hors du chariot le sac de toile contenant son armure.
— Tiens, mets t’en plein les mirettes !
L’épée rejoint l’arc de Gnevvuk, ses deux coutelas, mon glaive et mon bocle. L’homme en habits matelassés s’approche du sac en nouant le cordon du fourreau de la main-gauche à sa ceinture. Il s'accroupit puis, une main par extrémité du sac, fait rouler le contenu à l’extérieur. Il lève la tête vers son camarade et tous deux sourient à pleine dents. Des dents à la fois manquantes et luisantes à la lueur des torches et du feu de camp.
— Chef ! On va pas céder ça à ce ventre mou !
Un elfe, appartement le chef, s’approche avec une assurance insultante et, faisant face à Lana, sourit à son tour.
— Céder quoi ?
Les femmes sont en face, surveillées par deux hommes, dont un particulièrement jeune et une oreille coupée. Astéria veut s'opposer à L'elfe, mais, à peine a-t-elle ouvert la bouche qu'un des deux hommes pose sa main en baîllon. L’homme dans le chariot tape une fois des mains, transmet ses remerciements à Nob, l’une des deux têtes du dieu Larron, et poursuit l’inspection de nos bagages. Astéria jette un œil à mon père, à mes sœurs, à moi. Je sais… Cette situation est à chier… Mais, j'ai besoin de réfléchir. L’elfe, torche à la main, saisit fermement le menton de Lana et, du pouce, découvre ses dents. Un marchand d'esclaves à coup sûr.
— Tes mains.
Lana obéit. Difficile de lire sur ses traits l'appréciation de l'elfe. Les mâchoires serrées d’Altos trahissent l'impatience de ses poings. Bientôt… J'ai besoin d'une diversion. L'elfe passe aux suivantes, Keru et Anya.
— Celles-ci de côté.
— Bien chef.
L’oreille coupée saisit mes sœurs à l’arrière du col. Ainsi soulevée, Keru doit marcher sur la pointe des pieds et dégager sa gorge serrée par le tissu de sa tunique. Je sens une tension dans tous mes muscles, suppliant à mon esprit de lâcher ma colère sur ce rat. Je suis tenté de céder… Cependant, si mes sœurs ont de la valeur, alors ce salopard n’est pas une menace… Pour l’instant.
— Et la vieille ? On en fait quoi ?
L'elfe fait face à Astéria puis, après une hésitation, incline la tête en direction de mes sœurs. Ma mère rejoint Keru et Anya près du chariot. J'essaie de capter son attention. Le tas d'armes est à quelques pas. Sa tête hoche discrètement.
Le ton s'élève du côté de Gnevvuk. Notre diversion. J’aime cet homme. Le chef elfe s’approche, soulève mon ami en serrant fermement une poignée de ses cheveux. Gnevvuk sourit puis, avec la rapidité d’un bouc, assène un coup de tête à son opposant. Son front s’écrase violemment contre le nez de l’elfe avec un craquement tantôt désagréable, tantôt très satisfaisant. Celui-ci part à la renverse en jurant. Gnevvuk enchaîne en tirant l’épée du fourreau de l’elfe. La surprise opère et, pendant un instant, tous sont en attente. Ma mère saisit son épée sur le tas d’armes. L’homme malmenant plutôt le jeune père crache des ordres tout en cherchant à aider son chef. Le jeune père, libéré, se presse auprès de sa femme et de son bébé. Sans réfléchir, je fais obstacle à l'homme en m’étalant sur son passage. Celui-ci à terre, Altos et mon père immobilisent bras et jambes. Altos fait pleuvoir plusieurs coups de poing sur le visage de plus en plus déformé et couvert de sang de l’homme. Je vois mon père observer la scène, incertain.
— VA AIDER LES FILLES !
Mon père se lève. Lana rejoint son frère en courant, attrape ses vêtements au dos et tire cet idiot en arrière.
— Arrête ! Il faut partir ! Viens !
Tous deux disparaissent dans la forêt. Je jette un œil à Gnevvuk, aux prises avec le chef elfe, puis à ma mère. L’homme en jaque sait se servir de son épée. Je tire celle au côté de l’homme dont on entend désormais qu’une respiration noyée sous la salive et le sang, aussitôt achevée à coup de béquille. Je blêmis. Je ne suis pas encore habitué à… Plus tard. Mon père a été stoppé par l’homme à l’oreille coupée. Le vieux a déjà balancé Keru à l’intérieur du chariot, mais Anya, perchée sur son épaule, se débat avec férocité. Je cours à toutes jambes au secours de mes sœurs. Le vieux lâche immédiatement Anya et, tout en se hissant sur le banc du chariot, claque la croupe du cheval. L’animal cabre. Oreille coupée saisit mon père aux épaules, enfonce son genoux d’un mouvement vif dans le bas ventre. Mon père suffoque et s’effondre à terre, offrant à son assaillant un instant pour se cramponner au chariot. J’ordonne à Keru de sauter. Elle se lève maladroitement, amorce son saut, quand l’à-coup dû au départ au galop du cheval la fait valser en arrière.
— KERU !
Ma mère se désengage et court après le chariot. Cependant, l’homme en jaque n’abandonne pas. Tandis qu’il prend l’élan d’une passe avant osée, je pare le coup d’un bon pressé et déséquilibré. Conscient que, si ce salopard a été un adversaire de taille pour ma mère, je risque de ne pas gagner ce duel. Ses appuis sont meilleurs que les miens et je peine à dévier son prochain coup d’estoc. Contrairement à mon épée habituelle, cette épée a une courte allonge. Plus courte, aussi, que cette épée lacérant mon flanc droit. Je sens une vive douleur puis quelque chose de chaud, suintant sur ma peau et imbibant lentement mes vêtements. Du sang. Mon sang. PXXX VXXXXX !
À quelques mètres de là, le chef elfe se défend des assauts de Gnevvuk avec un simple couteau. J’envie son adresse. Sa dernière parade repousse Gnevvuk en arrière. L'elfe saisit cette ouverture et, d’un coup de pied en avant, fait perdre à mon ami son équilibre. Tandis qu'il échappe à la chute, l’elfe fait volte-face et court en direction du tas d’armes. La lueur du feu de camp fait briller des gouttes de sang ruisselant de sa joue barrée d’une entaille. Tous s'enfuient de tous côtés. Je cours à la suite de Gnevvuk, accusant trois tirs de flèches, dont une se fiche dans mon omoplate gauche.
Dehors, une pluie de flocons blanchit peu à peu le sous-bois, réfléchissant à grand-peine la faible lueur d’un croissant de lune bien mince, et ce, à condition qu’un nuage ne passe pas par là. En résumé, on voit que dalle. La forêt est un immense nuancier de noirs, poudré d’éclat ici ou là… et tachée de masses vacillantes et colorées… à moins que ce ne soit la fièvre. Ma plaie me lance et cette chaleur…Vois l’aspect positif. Maintenant, à chaque mouvement de mes bras ou de mon dos, cette flèche dans mon omoplate gauche produit une douleur si vive, que je ne sens plus mon flanc droit. Uniquement mon sang chaud, dégoulinant à travers mes doigts et sur mes vêtements. Je limite mes mouvements, respire calmement, quand j’aperçois Lana, auprès de son frère, faisant d’un bout de tissu propre un pansement sur ses mains écorchées.
— Où est le nain ? Le bébé et ses parents ?
— Le nain, je ne sais pas. J’ai vu la mère fuir avec son bébé en direction de la route. Le père avec eux… Mais je ne suis pas sûre. Et votre famille ? Vos sœurs ?
— Je ne sais pas.
Ses yeux sont désolés. Les miens… Et bien… Clos. Cela vaut mieux. Je suis épuisé, voire somnolent ; pourtant, je crois ne jamais avoir été aussi sensible à mon environnement. Je peux entendre le bois des arbres déformé par le froid, les dents d’Altos claquer derrière ses mâchoires. Je peux entendre la voix du chef des bandits, s’approchant de plus en plus, pester contre ses subalternes remuant tous recoins de la forêt. Puis une voix à proximité, celle de Gnevvuk.
— On est à découvert ici. Faut chercher une meilleure planque. Je vais t’aider.
Et dire qu’il y a quelques mois, c’est moi qui soutenait ce boitout jusque chez lui, à Katrea. En queue de file, je me fie au bras de Gnevvuk et aux bruits de pas de Lana et Altos, ne ralentissant pas pour accommoder mes yeux à l’obscurité, faisant fi des branches basses fouettant mon visage, des racines entravant mes pieds. Nous nous cachons au couvert d’un contrebas de la forêt. Le pas de course de nos poursuivants, et l’assurance d’une dissimulation salvatrice, sont de bonnes raisons de ne pas briser immédiatement la hampe de cette saleté de flèche. Je doute de subir cette opération sans broncher. Je n’aime pas attendre ainsi une opportunité pour fuir. Cependant, je ne vois aucune solution avec de meilleures chances de réussite. Je perds peu à peu conscience… Ou bien… Comme si mon corps, indépendant, ne répondait désormais qu’à un instinct appartenant, non pas à mon esprit, mais à mes sens et à mes muscles. Je serre mon épée au manche. Aussitôt, flanc et omoplate manifestent un vif désaccord. Je ne pourrais pas la manier. Fait chier.
Soudain, l’écho de la forêt apporte à nos oreilles un grognement puissant. En un instant, la forêt est frappée de mutisme. Je ne perçois plus que les battements de mon cœur, dans ma poitrine et jusque dans mes tempes, l'écrasement des amas de flocons sous une masse pesante, puis un bond. Je suis encore indécis quant aux événements suivants. Est-ce cette espérée opportunité de fuite ? Ou bien une nouvelle expression de notre poisse ? Je n'en sais rien. Mais, après ce grognement, j'aurais promis une offrande à tous les dieux de ce continent. Je considère comme une chance que l'obscurité ait caché à mes yeux ce qui suit. Mon esprit est assailli de bruits à la fois nouveaux et familiers ; des os brisés, mais pas ceux d'une tête de bétail, de la chair mâchée, des cris... Des cris aiguës. Presque inhumains. Une corde se tend et le métal des épées heurte dans un tintement un sol où des pas de bandits désorganisés chutent les uns après les autres. Tous ces sons ont un écho de souffrance et d’effroi sur mon propre corps, si bien que je ressens des spasmes dans chaque muscle, une morsure dans chaque os, et que de la bile chatouille mes molaires.
— Qu’est-ce que c’est ?
Gnevvuk observe le bandage sous la manche de mon avant-bras, ma marque. À son expression, je sais que lui et moi avons la même idée.
— Rien de bon pour eux. On bouge.
Encore ces grognements. La bête est à nos trousses. Le chemin se poursuit hors de la forêt, offrant une vue dégagée d’un monastère. Celui-ci est bâti au sommet des gorges d’une rivière ; des gorges assez profondes pour ne pas souhaiter une chute dans le mince filet d’eau s’écoulant en contrebas. Une chapelle, en équilibre sur un piton rocheux érodé, pointe derrière des dépendances cerclées de hauts remparts. Les portes sont closes et Gnevvuk essaie une première fois d’escalader les deux bons mètres du rempart, sans succès. Je soupire puis, accroupi dos au rempart, joins mes mains, invitant mon ami d’un hochement de tête. Mon épaule est écrasée sous son pied, mon flanc irradie une chaleur à la limite du malaise tandis que je hisse mon ami de toute ma hauteur. Je sue comme un bœuf à l’effort, respirant de pleines bouffées d’air frais… Humide. Il va pleuvoir. Déjà quelques gouttes tintent sur la laine et le cuir de nos vêtements, sur les pierres du rempart. Un bruit sous le couvert de la forêt, et distinct de la pluie, fait battre mes tempes.
— Ne traînons pas.
Gnevvuk poursuit son ascension, se perchant sur mes épaules avant de basculer dans la cour intérieure et ôter la poutre barrant les portes. À l’intérieur de la cour, les mauvaises herbes ont envahi les parterres de fleurs, un potager a été copieusement grappillé par des insectes et des corbeaux opportunistes. Tout à coup, une sensation étrangère parcourt ma nuque. Je suis en apnée, les poils hérissés par la peur et le dos moite de sueur. La bête est là. En un instant, mon corps se met en mouvement avec la vivacité d’une proie. Je détale comme un lapin, bouscule Altos et Lana à l’intérieur de la cour du monastère puis, faisant volte-face, aide Gnevvuk à barrer les portes du rempart. Nous opposons tout notre poids et toute notre force à l’élan de la bête. Le choc de sa masse s’écrasant lourdement sur les portes fait craquer le bois et vibrer mes os. Gnevvuk et moi sommes jetés à terre. FAIT CHIER ! Gnevvuk saisit mon bras et soulève ma carcasse endolorie. Tandis que j’entrevois dans le dos de mon ami les hauts murs de pierre salvateurs, m’effraie de la distance à parcourir. À peine sur pieds, je fais demi-tour, apercevant la tête de la bête se dresser au-dessus du rempart. Celle d’un ours, démesuré, aux arcades enfoncées, à la mâchoire inférieure ballante et dégoulinante de bave et de sang. En dépit de son dos piqué de flèches et d’épées, la bête pose lourdement ses pattes avant, quelques lambeaux de vêtements souillés pris dans ses griffes, sur le bord haut des portes. Déjà malmenées, celles-ci cèdent dans un fracas détonant.
— EMIR !
Le pont menant à la chapelle a été saboté et, en observant attentivement les allées de la cour, celles-ci sont encore marquées par des allées et venues précipitées. Bref… Absolument aucun problème ! Sois sérieux… Soit ces moines sont tous morts et ce monastère investi par de récents acquéreurs. Soit ces moines sont en vie, à souiller leurs culottes, ou bien à prier des dieux sourds. Tant d’expectative est bon pour mon sarcasme !
— FXXXXXXXXX ! On fait quoi ?
— On lui souhaite bon appétit.
— Tu fais chier !
Ce n’est pas ce que je voulais entendre. Pourtant… Gnevvuk a raison. Cependant, très sincèrement, je n’ai pas de réponses appropriées. Je ne vois qu’une issue. Droit devant. Le vide. … Une mort rapide. Mais, Anya… Keru. Un peu de cran ! Ce n’est qu’un deuxième animal métamorphosé par la maladie. Le tintement affolé des cloches du monastère assaillit mes tympans.
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