Chapitre 13

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Tétanisé. Je suis tétanisé. Avec une pensée pour mon bocle perdu, nous faisons front à quatre, face à une mort très probable. Et si nous tentions le saut ? Peut-on gagner la partie opposée du pont ? Mon sourire est incertain. Je jette un coup d'œil en arrière, horrifié à la vue de ce vide, quand apparaît un moine.

— BAISSEZ-VOUS !

Le bruit du mécanisme de l’arbalète précède à un grognement suraiguë. Trois moines se pressent en renfort. L’un, torche à la main, éclaire la voie de deux charriant sous le bras une planche de bois de trois bons mètres. Un deuxième carreau part. Je fais face à la bête. Deux carreaux pointent de son front et de sa gorge mais, bien que stoppée dans sa course, je n’entends dans ses cris ni douleur, ni recul. De la colère. J’entends de la colère. Une colère presque humaine. Jusque dans ses immenses yeux vitreux… Ou bien est-ce un effet dû à la peur ? Oui… Pour la première fois, j'ai peur de mourir. Peur de la vraie mort. Pas celle que l'on craint pendant une mauvaise fièvre tardant à passer ou mauvaise avant de marcher sur une planche au-dessus du vide. Non. Celle que l'on accueille sans s'en rendre compte et qu'on sent serrer son esprit dans une vaine tentative de ressentir sa propre inexistante. Celle que l'on ne peut pas voir tout en sachant qu'elle est là, à l'intérieur de soi. La réalité d'une expérience inexpérimentale. D'un vide qui ne peut pas oublier.

— PAR ICI VITE !

La planche de bois frappe notre côté du pont, calée contre les reliquats du garde-corps. Altos ne tarde pas à tirer sa sœur par le bras et, sans tâter d’une pression du pied la fiabilité du dispositif des moines, fait un premier pas sur la planche. Celle-ci est aussi large que le dos d’un cheval. Lana suit son frère d'une course mal assurée, ses yeux rivés sur ses pieds et ses mains agrippées aux épaules de son frère. Le moine à l’arbalète poursuit ses salves. Toutefois, son adresse des deux carreaux précédents s’est envolée. Les suivants manquent leur cible et, à la lueur de sa torche, j'aperçois ses mains tremblantes tandis que le moine recharge son arbalète, un carquois quasi vide à ses pieds.

— BOUGE !

Le rappel à l’ordre de Gnevvuk est doublé d’une vive bourrade. Je suis tiré en arrière par le col et jeté devant la planche. Je ne suis pas plus à l’aise que Lana face au vide. Derrière, j’entends un accroc dans la foulée de la bête. Un nouveau cri fait vibrer mes os.

— Dernier carreau !

Dans mon dos, je sens de ses deux mains Gnevvuk me pousser à hausser l'allure. Mon regard est dévié du vide et s’accroche à la main tendue d’Altos droit devant. Nous courons et, inquiété par des bruits d’accélération, sautons sur la deuxième moitié intact du garde-corps. Altos me réceptionne, puis Gnevvuk, tandis qu’un moine, d’un coup de pied, fait basculer la planche. La bête achève sa course à demi dans le vide, décrochant quelques blocs de pierre. Tout son corps lutte pour gagner un sol stable. Ses cris rebondissent sur les parois des gorges. La bête va-et-vient, possédée par une folie démesurée, puis disparaît dans l’obscurité. Après un instant, suffisamment pour que se dissipent le bruit de sa masse et de ses grognements, j’expire toute la peur accumulée. J’ai chaud. Ma vision est… brouillée. Soudain, mon corps lâche. Je ne comprends pas. Je suis à terre. Ma tête est de plus en plus lourde et mon esprit, peu à peu, bascule à la suite de la planche.

— Emir !

À mon réveil, je suis seul. Les couvertures autour de moi sont vides ou roulées sur les rangements désemplis d’un cellier, ou notre modeste chambrée visiblement. Et… Apparemment, quelqu’un m’a habillé d’une chemise et de braies aux mailles distendues mais fleurant bon la lessive. En-dessous, un bandage ceint ma taille et un linge humide couvre mon épaule. Je tâte mes plaies du bout des doigts et sens la pointe de la flèche encore fichée sous ma peau. Celle ou celui à qui je dois un lit confortable et des vêtements frais a simplement brisé la hampe. Cependant, l’entaille de mon flanc droit est un bourrelet de la longueur d’une main et ponctué de points de suture. J’inspire lentement. M’assois. Deux opérations désormais complexes et cuisantes. Fait chier ! J’entends une porte s’ouvrir.

— Réveillé ? Comment tu te sens ?

Gnevvuk s’accroupit à côté de ma couchette, son visage fait d’une grimace compatissante.

— Mal… Et affamé. Où sont mes vêtements ?

Gnevvuk hoche la tête, indiquant la porte.

— Une partie sèche dehors. Mais ta tunique… Et bien… Disons qu'il y avait plus de sang que de laine donc... Les moines ont dit que la chemise et les braies sont à toi.

— Je l’aimais bien cette tunique.

Le bruit d’un pied toquant à la porte du cellier interrompt notre conversation. Un vieillard adossé à la porte pousse celle-ci, ses mains chargées d'une bassine d'eau et des bandages pendus à l'un de ses bras. Sa tête est coiffée d’un chapeau que je vois pour la première fois. Une sorte de sot renversé, noir, fait d’un tissu rigide et orné d’une bande verticale brodé de motifs géométriques dorés. Un manteau, noir aussi, ample et épais, couvre jusqu’aux chevilles une robe taillée droite. Des broderies contourent le col et se répandent tel de l’or fondu dans des sillons. Gnevvuk se lève.

— Messieurs. Je viens p…

— Je m'en occupe. Merci doyen.

Gnevvuk approche du vieillard. Une fois délesté de la bassine et des bandages, celui-ci nous salue d'un hochement de tête et s'en va.

— Pourquoi ai-je encore cette saloperie de pointe dans l'épaule ?

Gnevvuk s'assoit à sa précédente place.

— Personne n'a osé s'y risquer. Quand nous retrouverons ta mère et tes sœurs je suis sûr qu… Emir ?

Je vois mon reflet à la surface de l'eau contenue dans la bassine. Je reconnais à peine ces traits, épuisés, cette nouvelle barbe, que j'ai de plus en plus négligée, et cette tignasse frôlant mes épaules. Gnevvuk trempe un bandage dans l'eau, faisant disparaître le visage d'un étranger.

— J'ai vraiment une sale gueule.

— Ça n'a pas toujours été le cas ? Lève ta chemise.

Je souris, amer, puis, de mon bras valide, soulève ma chemise.

Première fois que je mets les pieds en pareil endroit. Le dieu ici vénéré a une bien belle bicoque. Le soleil de midi perce à travers les fenêtres en pierre spéculaire, projetant sur les nombreuses fresques colorées des moirures ambrées, et la qualité de la taille du mobilier ne provient indéniablement pas des mains d’un artisan quelconque. Peu au point sur l’agencement de la quantité de salle du monastère, je déambule un moment puis, flairant une odeur de pain chaud, accède aux cuisines. Lana découpe des pâtons, accompagnée d’Altos, somnolant devant le four. Ces deux-là sont visiblement fraîchement levés. En bon apprenti de la plus tatillonne des domestiques du domaine des oliveraies à Katrea, je pique à Altos son poste à la cuisson du pain. Je sors la fournée avant carbonisation de celle-ci et, d’un hochement de tête, invite Lana à déposer ses pâtons sur la pelle à pain. La farine se distingue à peine sur ses mains pâles. Contrairement à Thalie et à sa peau tannée. Elle faisait un chignon grossier de ses cheveux, dont elle soufflait les mèches chatouillant ses cils et le bout de son nez. Les pains du jour cuits, nous déjeunons avec empressement, rappelés à l’ordre par ceux absents à la table. Mes parents… Mes sœurs…

— Vous ne devriez pas vous aventurez dans la forêt. La bête rôde. Un de nos moines, un jeune impétueux, à quitter la sécurité des murs du monastère quelques semaines en arrière. Une affaire au village disait-il. Je me suis présenté au bourgmestre il y a de ça six jours. Il jure qu'Antigos n'a pas mis un pied au village. À mon retour, j’ai bien cru croiser la bête, mais j’ai eu de la chance. Depuis, j’ai fait détruire le pont et n'autorise aucun moine à quitter le monastère.

Je comprends l’inquiétude du doyen. Cependant je n’ai ni le temps, ni l’envie, de compatir. J’ai une famille à réunir.

— Ce ne sont pas les traces d’une bête dans votre cour intérieure.

Gnevvuk marque un point.

— Vous dîtes ?

Il lève un pied.

— Ce sont des traces de bottes. Vous avez été suivi, oui, mais pas par la bête.

D’après le doyen, ce sentier mène au village. Notre plan initial était de rebrousser chemin d’ici jusqu’au campement. Mais, de jour, la forêt est méconnaissable, et couverte d’une fraîche couche de neige, immaculée. Et nos traces… Disparues. Je marche tant bien que mal, mes camarades devant, parfois distancé et contraint à accélérer le pas. Je prends plaisir à la moindre amélioration ; le contact rafraichissant du vent sur mon front enfiévré, mon esprit à saturation faisant fi des plaintes de mon flanc et de mon épaule. Mon corps tout entier… désormais un animal autonome. Mon seul point d'ancrage avec la réalité est le manche de mon épée, auquel ma main se cramponne comme si cela suffisait à atténuer la douleur, à sauver Anya, à sauver Keru. À Katrea, mes sœurs souffraient peu de menaces, si ce n’est un marchand peu scrupuleux sur la qualité de ses herbes, un mauvais payeur, ou un malade soupe au lait… Mais… Des esclavagistes… Des monstres. Je ne fais pas le poids… Pas aujourd’hui. Après plusieurs heures, des carrés de lumière, jaune, orange, apparaissent à la lisière de la forêt. Le village est en vue.

Je franchis la porte de la taverne et balaie la salle des yeux. Peu de clients sont là.

— Emir ? Gnevvuk ?

Père, Anya… Mère… Vous êtes là. Je lève mon bras valide et, d’une voix forte, passe commande d’une chope de bière à ras bord. Je cède à mes camarades le barbant rapport de nos péripéties, impatient de serrer ma sœur dans mes bras.

— Keru n’est pas avec toi ?

Le ton d’Astéria stoppe net mon élan.

— … Non. Je suis désolé. Dès d…

— Assis.

La déception et la colère d’Astéria achève mon enthousiasme. Son index indique un banc à la table près de l’âtre. En effet, une flèche pointe encore de mon épaule et, bien que cela fasse un charmant souvenir, celui-ci est douloureux et inconfortable. La salle se vide. Margotte sert ma chope que je saisis avant qu’elle n’ait eu le temps de la poser sur la table, et bois d’un trait. La fièvre combinée à l’alcool, mon corps est un poids encombrant et insensible, mon esprit… Probablement quelque part. J’entends indistinctement la voix d’Anya. L’effroi dans les yeux de ma jeune sœur fait naître en moi un profond sentiment de honte. Tandis que j’ôte ma chemise une deuxième fois en une journée, Margotte apparaît à nouveau, des ustensiles de cuisine à la main.

— Ça vous ira ?

— Ça m'ira, merci.

Quelque chose de froid écarte ma chaire. Pas si insensible… Fait chier. Je serre les dents pendant que ma main, encore cramponnée au manche de mon épée, en fait chouiner le cuir. Je peux sentir la pointe de la flèche frôler lentement mes muscles, ma peau. Mon esprit vacille, désarmé par une chaleur soudaine. Je cherche une accroche, quelque chose. Un point. Fixe. De jeunes parents. Ils sont assis près de l’âtre. Mes pensées ont mis ces deux-là de côté… La mère n’a pas pris un gramme malgré ses doubles rations. Je m’en veux ; notre débarquement peu discret, nos têtes de chiens battus et le rapport de Gnevvuk, dont je ne perçois que des bribes, a terni l'éclat de ses yeux. Le bébé est bien emmitonné, si bien que ces marques sont invisibles. Je ne sais même pas s’il a un prénom, si c’est un petit garçon, ou une petite fille. Rien. Je devrais… Keru… Je dois ramener Keru. Soudain, une sensation familière… Je vais bientôt m’évanouir… Encore.

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