Chapitre 14
Deux malaises en à peine un jour. Ça promet. Je suis réveillé par Astéria dès l'aube, me pressant de m'asseoir au bord du lit. Mes pansements ont fait leur temps. Elle est satisfaite par l'aspect de mes plaies, couvrant de fleurs son habileté de chirurgienne et rabâchant à mes oreilles les vertus d'une bonne garde. Dois-je répondre... Non. Je n'ai pas cœur à débattre. Je sais déjà que j'ai failli, que j'ai perdu Keru. Je n'aime pas ce rôle... J'aimerai me souvenir de comment j'étais, en tant que frère ; quand ses petites mains agrippaient mes vêtements pour se hisser sur ses jambes et marcher sans lâcher... Je m'agaçais de traîner des pieds pour qu'elle tienne debout. Ou quand, lors d'un caprice larmoyant, ne comprenant pas un traître mot du pourquoi ni du comment, j'ai préféré accuser Uros. L'aîné et chien de garde de la fratrie. Jusqu'à sa disparition.
— Retrouve Keru... Je ne perdrai pas un deuxième enfant.
Astéria s'en va sur ces mots affectueux, apparemment délivrée de toute préoccupation à mon sujet. Je suis assis sur mon lit, immobile, car je n'ai pas envie de vivre cette nouvelle journée. J'ai peur de la bête, peur de manier une épée avec mon épaule blessée, peur que la forêt prenne ma sœur. Si j'échoue... Ma mâchoire se crispe puis, cachant ma trombine au creux de mes mains, ris nerveusement.
Mon besoin d'une routine familière a mené mes pas à l'écurie. Adossé à un box vide, mes outils éparpillés ci et là, je nettoie mon épée de substitution. Gnevvuk repère rapidement ma présence et, à son expression, je comprends. Prépare toi à apprécier les efforts du bourgmestre local.
— Alors cette doléance ?
— Assommante. J'ai attendu des heures et pu dire deux phrases. Première fois que cet empaffé entend parler d'esclavagistes dans le voisinage. Des disparitions au printemps passé. Un ours soi-disant. Ses hommes ont couru après pendant des mois. Et rien. Puis un villageois a fait un signalement, et quand à ton avis ?
— ... Environ deux mois.
— Exactement. Ça colle pas. Si le monstre qu'on a croisé était un ours, c'en était encore un au printemps. Le bourgmestre ne s'est pas étalé sur ces disparitions mais, à mon humble avis, ce gars est un incompétent et l'ours un bon bouc émissaire. Je parie que ses hommes n'ont couru qu'après des chèvres.
— Et le petit moine ?
— Même réponse qu'au doyen du monastère. Antigos ne s'est pas présenté.
— Hmm... On peut compter sur son aide ?
— Pff !
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire que, dans sa grande générosité, nous avons désormais à notre disposition... Tiens toi bien... Un chasseur du village qui, je cite, connaît la forêt comme sa poche. Apparemment pas assez pour débusquer un ours.
Je souris, tout en achevant mes préparatifs, peu attentif à la suite du récit de Gnevvuk.
— ... qu'à payer ses hommes un bras, que ceux-ci assurent la sécurité du village, ce que je peux comprendre. Avec ces salopards et cette bête dans le coin... Mais, tout en sirotant un vin qui vaut plus cher que son hôtel de ville ! J'ai eu le droit à un verre de consolation. Y avait du Safran là-dedans. Ma main à couper. C'était ce goût là aussi ce que t'avais chapardé au domaine à Katrea.
— Tant pis, on ne peut pas attendre. J'ai trouvé ça aux écuries.
— Une tenaille... Bien vu. Et... Le marteau ?
— Je ne ferai rien d'une épée. Je me suis dit qu'avec ça...
Je soupèse le marteau, essaie de visualiser la tête frapper quelqu'un, et ce sans haut-le-cœur. Ce n'est pas un outil très précis. Un atout si l'on ne peut pas briller par son adresse. Mais... Si je me suis étonnement accoutumé à sentir mon épée transpercer un corps... Disons transpercer proprement... Les blessures causées par un marteau, en revanche, sont très probablement désagréables à regarder.
— Prêt ?
Je soupire. Avec un peu de chance, je n'aurai pas à m'en servir.
— ... Prêt.
Nous passons à proximité de la taverne, sans oser pénétrer à l'intérieur. Anya chercherait à s'incruster pour sûr. Or ce ne sera pas une banal randonnée en forêt. Derrière la fenêtre des cuisines, Margotte est aux fourneaux. Nos bruits de pas piquent sa curiosité. La tenancière lève la tête, saluant ses deux clients d'une main luisante de beurre.
— Vous deux, attendez !
Une voix d'homme, celle d'Altos, et à son expression à la : « Je ne fais qu'obéir... », ce qu'il s'apprête à dire n'est pas de lui.
— Je vous accompagne. On doit réunir les nôtres. Votre sœur... Et le nain...
Gnevvuk a un sourire mauvais.
— Le nain, en effet.
Altos a une sœur avisée. Sans ce nain boiteux, inutile d'espérer franchir les portes de Gilbandur. Je comprends Lana, mais Keru est ma priorité. Or, si je sais que ma plus jeune sœur est aux mains des esclavagistes, ce qu'il est advenu du nain est une totale inconnue... Altos peut bien nous suivre, je m'en carre. Bien que ses poings soient amochés, ses deux bras sont valides. Cherche ton nain, je chercherai ma sœur. Après cet accord informel, tous trois faisons route vers le point de rendez-vous avec le guide du bourgmestre, au nord du village. Les habitants démarrent une nouvelle journée. Insouciants quant à la présence d'esclavagiste et d'une bête dans la forêt où celui-ci va couper du bois, celui-là chasser le lièvre ou cueillir des cèpes. Je ne comprends pas...
Le guide, un homme maigrelet, est assis sur une marche en pierre, au pied de la porte d'une maison accolée à une dépendance récente et disproportionnée. À ses côtés, une jeune fille observe notre progression, se lève...
— Qu'est-ce que...
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Anya ? Comment ? Je ne veux pas participer à cette conversation. Pas ici, pas maintenant. Gnevvuk répond à ma place.
— Nous allons à la recherche de Keru.
La bras d'Anya se lève, vif, et me pointe du doigt.
— Vous oui, mais certainement pas Emir. Tu n'es pas en état.
— Astéria veut que j...
— Mère peut dire ce qu'elle veut, je m'en moque ! Tu es mon patient, mon frère de surcroît, et...
— Anya !
Ses mâchoires se serrent. J'inspire profondément, tête baissée, me répétant de ne pas m'énerver. Après un instant, je m'adresse au guide d'une voix catégorique.
— Partez devant. Je vous rejoins.
Je saisis Anya au bras et contraint ma cadette à me suivre en direction de la taverne.
— Compte pas te débarrasser de moi !
— S'il te plait Anya...
Elle s'oppose de toutes ces forces puis, à bout, me frappe d'un coup de coude au flanc. Le droit.
— PXXX V...
— Tu vois, tu n'es bon à rien dans cet état ! Tout ce que tu vas gagner ce sont des chaînes ! Et je devrais me contenter d'attendre ici avec nos parents ?
— Mère n'a plus son équipement, père...
— Toi aussi tu as perdu ton équipement !
Pitié Anya... Je n'ai pas besoin d'entendre ça. Je me chie assez dessus en m'imaginant affronter des esclavagistes sans mon glaive, sans mon bocle et... Sans mon épaule. Plié en deux par la douleur due au précédent coup d'Anya, je soupire. Je n'ai aucun argument pour défendre ma participation aux recherches. Mais je dois agir, ne serait-ce qu'afin de calmer mon esprit prompt aux pires angoisses vis-à-vis de Keru dès que je suis inactif. Effacer l'image de ma petite sœur dans une cage, traitée comme une vulgaire marchandise, l'image des esclavagiste et de ce qu'ils pourraient lui faire...
— ... Je dois y aller... C'est tout.
— Je viens !
— Non.
Je lis de la colère dans ses yeux et... De l'inquiétude. La douleur s'en va peu à peu. Néanmoins... Je douille. Anya fouille son escarcelle.
— Bois ça. Tu auras moins mal, pendant un temps.
Je bois d'un trait, habitué à la maigre qualité gustative des potions familiales.
— On y va ?
Je soupire... Les dieux ont écrit que cette journée serait à chier.
Incapables de gagner le campement depuis le monastère le jour précédent, nous marchons dans les sillons du chariot, suivant la route jusqu'à ce rocher. La tête de géant à un œil. De la neige a blanchi le centre de la clairière, mais épargné la bordure abritée par les arbres. De notre arrêt écourté ne subsistent que quelques bûches à demi consumées et des herbes couchées pendant l'affrontement avec les esclavagistes. Gnevvuk repère sans peine des traces de notre course en direction de la forêt, ainsi que celle des roues du chariot. Deux traits écartés d'un bon mètre et, au milieu, de la terre labourée par des sabots. Un instant, je vois Keru à l'arrière du chariot, déséquilibrée par une secousse. Elle n'a pas pu sauter. D'après le guide du bourgmestre, la piste oscille vers la route que nous avons quittée plus tôt, mais en amont. En effet, et ce quelques kilomètres avant de se jeter dans la forêt. Vite. Ici, le chariot a balafré la terre en dérapant. Cette bande de branques a viré d'un coup de rênes sur la droite et freiné sans réfléchir. Là, deux sillons profonds indiquent que le chariot a atterri lourdement. Pauvre bête. Si le cheval souffre d'une foulure ou d'une écorchure, aussi minime soit-elle, je jure de briser les jambes de l'abruti au commande de l'attelage. Je soupire. Sois positif. Au moins... La piste est nette.
Le soleil est au plus haut. J'ai faim. Nous avons tous faim. Mais, poussés par notre curiosité et l'espoir que cette piste mène à Keru, Gnevvuk, Anya et moi nous enfonçons dans la forêt. Le guide rechigne à suivre et agrémente notre progression à travers bois de ses jérémiades irritantes. Des arbrisseaux ont souffert du passage du chariot. Branches cassées et fougères écrasées ne manquent pas. Après deux bonnes heures de marche, Gnevvuk repère quelque chose, pensant d'abord à un amas de souches et de racines. Cependant, celui-ci est en fait une charrette éclatée, dont le bois a repris vie après une baignade prolongée dans un ruisseau. Puis, à peine une dizaine de mètres plus tard, nos pas foulent les reliquats d'une route pavée. On circulait ici autrefois. Cela aurait été une découverte anodine, si ne l'avait pas suivie celle d'une quantité effrayante de véhicules d'attelage amassés là. Une roulotte autrefois tractée par deux chevaux est à présent la propriété de la forêt. À l'intérieur, les placards sont ouverts et vides, et un fond de cordes trahit l'emplacement d'un lit. Les esclavagistes se sont servis, autant des objets de valeur que des objets simplement utiles. Pendant un instant, j'envisage de réparer la roulotte mais, en y réfléchissant, ce serait une mauvaise idée. Celle-ci serait évidemment d'un confort appréciable, en comparaison à notre chariot. Néanmoins, sans deux chevaux pour tracter un tel poids, et dans l'hypothèse où nous parvenons à récupérer indemne celui dont j'ai promis de bien m'occuper, le froid, la neige et le dénivelé de la route de montagne aurait raison de la pauvre bête. Faisant de la roulotte un fardeau plus qu'un abri. Mieux valait penser comme en hiver, bien que nous soyons en réalité à la toute fin de l'été.
— Par ici !
Anya agite grand ses bras à côté d'un chariot. Notre chariot. Vivre et couvertures ne sont plus là... Ni Keru. Néanmoins, j'essaie d'apaiser mon esprit en ne remarquant ni sang ni signe de lutte à l'intérieur. Keru ne s'est pas cognée suite à sa chute et les esclavagistes ne l'ont pas brutalisée. Dans ce cimetière de plateaux de bois et de roues, Gnevvuk perd notre unique piste. Je cache ma déception. Je n'en veux pas à mon ami, et ne tiens pas à ce qu'il croit que c'est le cas.
Nos recherches me paraissent lentes et la forêt infinie. Déjà trois jours que Gnevvuk, Anya et moi battons cette saloperie de forêt en compagnie du guide, et rien. RIEN ! J'en ai assez ! Assez de manger avec mon gruau matinal les suggestions incessantes d'Astéria quant à nos méthodes, et son mutisme pesant avec ma soupe du soir. Comme si mes échecs étaient une preuve de mon incapacité à exaucer son vœu. Et, ce qui me met le plus en colère, c'est qu'elle aurait raison. Mes blessures me diminuent, c'est évident. Marcher une journée entière m'épuise, si bien qu'Anya m'impose des arrêts fréquents. Or, cela ralentit nos recherches et, si j'ai l'audace de protester, l'inquiétude de Gnevvuk vis-à-vis de ma santé soutient invariablement l'avis médical de ma cadette. Anya fait ce qu'elle peut avec ses remèdes, mais cela ne suffit pas. Je manque de souffle. Solliciter mes muscles jour après jour éprouve mes points de suture. Parfois, j'ai l'esprit embourbé dans des visions désertiques, similaires à celle vécue à la suite de la morsure à mon avant-bras. Un soir, j'ai demandé, non, supplié ma sœur qu'elle prépare un stimulant, mais n'ai obtenu qu'un refus strict et définitif. Ce serait un mal pour un mal, a-t-elle dit. Pourtant, je suis à court d'idées, et de forces. Si sa participation aux recherches inquiète Astéria, elle n'en dit rien. Probablement accaparée par ses doléances auprès du bourgmestre. Mon père quémande à plusieurs reprises des hommes, sinon des villageois, et ce afin de mener une battu. Cependant, cet empaffé le congédie invariablement car, si des villageois consentent à battre la forêt avec une bête sanguinaire aux aguets, qu'ils le fassent volontairement, non sous le joug d'une ordonnance de sa part. Un guide, c'est bien assez. Un guide inutile ! L'œil aussi vif qu'une taupe et un sens de l'orientation proche du néant. Gnevvuk fait un bien meilleur guide que ce branquignol.
Après un quatrième jour, voilà que nous ouvrons la porte de la taverne, bredouilles, une nouvelle fois. Comme à l'accoutumé, Margotte a déjà dressé une table. D'épaisses tranches de pain attendent posées près d'un faitout de daube, d'après son fumé, à la viande de mouton. Qu'il est plaisant de séjourner dans un village dont les bêtes n'ont pas quasi toutes succombées à la maladie, plus plaisant encore si Keru était là. Bien que mon humeur nuise à mon appétit, mon estomac gargouille ; car mon corps, peu satisfait de sa ridicule ration de midi et des potions d'Anya, est affamé. Margotte verse une première louche de daube dans un bol qu'elle dépose sous le nez d'Astéria. Mais celle-ci se lève, préférant quitter la salle qu'entendre un énième rapport décevant. Non. Je fais taire ma colère. Car je sais que ma mère a pris l'habitude de s'isoler ainsi lorsqu'elle ne peut pas cacher sa tristesse. Je l'ai surprise une fois, il y a des années. Nous étions habitués aux fugues soudaines de mon frère. Après quelques jours, il était de retour, penaud et désolé. Mais, cette fois-là, rien. Au bout d'un mois, ma mère ne supportait pas d'entendre mon père s'excuser. Il avait questionné les fréquentations de mon frère et les bureaux impériaux de recrutement, déposé des avis de recherche dans les villages voisins, sans succès. Passé le souper, ma mère se claustrait dans son cabinet, soi-disant afin de fabriquer un nouvel outil, de contrôler la comptabilité du dispensaire, ou de soustraire du stock la quantité d'herbe utilisée. Mais, une fois sa porte barrée, elle pleurait. Vivre la disparition d'un deuxième enfant... Je ne m'en rendais pas compte à l'époque... Mais, aujourd'hui, je sais. Je retrouverai Keru. Crois-moi, je t'en prie. Je mets de côté ma faim et fais un pas à la suite de ma mère. Margotte fait front, arguant que je dois manger. Margotte est une femme mure d'apparence brutal. Pourtant, derrière son parlé de charretier et sa carrure généreuse, un instant, j'ai l'impression de voir Thalie me réprimander. Ses yeux sévères, son poing posé sur ses hanches rondelettes, sa main barrant l'allée avec sa louche... Je retiens un sourire.
— Plus tard. Promis.
Elle fronce son petit nez rond, rabat sa louche contre sa poitrine et, d'un hochement de tête, m'autorise à passer. Je m'engage rapidement, au cas où, comme Thalie, Margotte soit sujette à la versatilité.
Avec l'humidité et le froid du soir, une brume épaisse s'est levée. Je ne vois pas Astéria dans cette purée. En revanche, ses pas ont soulevé la fine épaisseur de neige qui couvre la terre battue. Le blanc sali par le passage d'Astéria me conduit aux écuries attenantes à l'hôtel de ville. Que fait-elle là-bas ? Je pousse suffisamment la large porte et me glisse à l'intérieur. Dans une des stalles, Astéria, une étrille à la main, bouchonne un hongre gris. Je m'approche et, sans un mot ni hostilité, ôte l'étrille de sa main inexpérimentée.
— Le bourgmestre a accordé deux chevaux à ton père.
Deux chevaux ? Dans quel but ? J'ai beau ne pas formuler ces questions à haute voix, mon front plissé trahit le trouble dans mon esprit.
— Demain, ton père et moi irons à Chthonia. On vend des esclaves là-bas... Peut-être que ceux qui ont enlevé ma Keru ont déjà quitté la forêt avec leur marchandise.
L'idée est bonne. Pourtant, je prends celle-ci comme la perte de la confiance de ma mère. Aussi, les mots que je prononce sont ceux d'un enfant vexé, et non d'un homme modéré.
— Ils sont ici, dans cette forêt quelque part, j'en suis sûr ! La bête a...
— Tu n'as rien vu, Emir ! Tu fais des suppositions d'après ce que tu as entendu, et entendu uniquement. Continuez vos recherches. Mais, je ne veux prendre aucun risque. Ton père et moi irons à Chthonia.
— Et l'inspection, vas-tu...
— Ton père n'est ni infecté, ni recherché. Ça ira, ne t'en fais pa
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