Chapitre 15
Je sens une légère chaleur dans mon dos. L'aube parvient encore à percer l'obscurité mais, bientôt, l’orage se frottera à la montagne et engloutira le ciel tout entier. Je ne vois désormais plus que les culs de deux hongres galopant en direction de Chthonia, sur lesquels sont posés les culs de mon père et de ma mère. Je soupire, en répétant dans mon esprit la quantité d'instructions auxquelles je dois me plier. Presque une prière récitée depuis une dizaine d'années : ma famille, mes sœurs, blablabla, Seph accueille le lien de mon sang sous le toit de tes grandes mains. À cela s'ajoute l'ordre de chercher le lieu de l'affrontement qui a opposé les esclavagistes à la bête, en comptant sur une considération des survivants à l'égard des victimes. S'ils ont enterré leurs morts et récupéré leurs blessés, alors il y a probablement des traces. Des traces menant à un repère. L'idée n'est pas très originale. Nous avons déjà cherché maintes fois cet endroit d'après nos piètres souvenirs de la forêt nocturne, sans succès. La piste de notre folle échappée se perd et le guide du bourgmestre n'a été d'aucune utilité. Soit ce rat est un véritable idiot, soit il feint l'idiot en baladant nos efforts ici et là. À cette pensée, mes poings se serrent. Une main saisit la mienne et, à ce contact d’une tendresse inhabituelle, ma colère se tait un instant. Je jette un coup d'œil à mon côté. Les yeux verts d’Anya sont dans le lointain de la route vers l'ouest. Cherche-t-elle autant à me réconforter qu'à se réconforter elle-même ? Pendant un bref instant, je me sens son frère à nouveau. Depuis l'épisode du monastère narré à la taverne et le dégoût sur le visage d’Astéria devant mon état pitoyable, je suis… Un fils inutile. Un fardeau. Anya se voit-elle ainsi ? Ces jours où sa santé fléchit. Je sais que oui, parfois… Souvent. Je serre sa main à mon tour.
Du sommet de la butte, au-delà de la forêt, mes yeux suivent la ligne argentée de la Revva vers l’ouest. Deux mois après notre fuite de Katrea, bientôt trois, et encore cette sensation que je vis un banal cauchemar ; que, si je fais demi-tour, tout sera comme avant. Le bétail n’aura pas été décimé et les maisons n’auront pas été incendiées, ni pillées. Les villageois n’auront pas été infectés. Je travaillerai au Bouge et, au petit matin, irait pioncer sur un tas de paille à l’écurie du dispensaire familial.
— En route.
Assis sur une souche grossièrement déneigée à la main, Gnevvuk attend, utilisant le bout d’un bâton pour dessiner ce qui, le connaissant, et s’il ne s’était pas mis immédiatement à l’effacer en voyant Anya à mes côtés, aurait été un corps de femme nue aux charmes… Proéminents. Je souris à part moi.
— Le guide ne te tient pas compagnie ?
— Ses volets sont fermés. M'est avis qu'il dort. Ce qui me convient parfaitement. Je suggère de filer avant qu’un coq ne le tire du lit.
J’acquiesce de la tête et jette un coup d’œil à Anya en attendant une réaction. Rien.
Plusieurs jours ont passé après notre affrontement avec les esclavagistes. Les nuits couvrent successivement nos chances de nouvelles pistes sur la route et dans les sous-bois d’une couche de neige de plus en plus épaisse. Cette fois, en revanche, à une bonne heure de marche dans la forêt au départ du campement, d’après nos souvenirs et une reconstitution de la course en direction du monastère, quelque chose, qui n’était pas là avant, me fait froncer le nez. Une odeur de viande pourrie et de fumier.
— Par ici.
Je relève mon col sur mon nez et suit Gnevvuk, Anya derrière moi. Soudain un bruit, trop suggestif à mon goût, comme un tas d'œufs dans lequel on aurait sauté à pieds joints, interrompt mon ami. Il lève un pied, le secoue pour en débarrasser quelque chose de moue et onduleux, comme une couleuvre sans écailles, puis, lentement, pose son pied en arrière. D’une main, il m’invite à m’immobiliser. Anya, très près, est stoppée net par mon arrêt. Je sens son front s’enfoncer dans le dos de mon manteau. Elle s’écarte d’un pas de côté, mais je saisis son bras, craignant qu’elle s’engage là où Gnevvuk ne veut pas de notre présence. Sa voix atténuée par le tissu de ses manches plaquées sur son nez et sa bouche, Anya chuchote à la limite du cri.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ?
Gnevvuk s’accroupit. Son nez dans le creux de son coude plié, il déblaie à l’aide de son bâton la neige accumulée d’une zone à ses pieds.
— … Je ne suis pas très bon en anatomie, mais je crois que j’ai mis le pied dans son bide… Ou ce qu’il en reste.
Mon ami enfonce sa tête dans ses épaules, probablement pour refouler un haut-le-cœur. Après quoi il se lève, s’écarte de quelques pas précautionneux et frotte sa botte dans la neige afin de la nettoyer des morceaux de viscères collés au cuir. Gnevvuk repère ici et là des corps déchiquetés à coups de griffes et de dents. Des bras et des jambes, ont été rongés jusqu'à l'os et les parties molles, comme celles du « bide » dans lequel Gnevvuk a malencontreusement mis un pied, mâchonnées avec appétit. L’odeur du sang est omniprésente, et celle de la chair pourrie a déjà commencé à outrepasser l’air frais conservant les corps des victimes de la bête. Je ferme les yeux et inspire profondément à l'intérieur de mon col, forçant ma lucidité à ne pas céder à la colère. Si ces corps sont là, alors les esclavagistes ayant survécu ont préféré abandonner les morts et les blessés en guise de graille. Un choix judicieux, et que, au vu du résultat, la bête a apprécié. Mais, cela veut aussi dire que la piste s'arrête là. Gnevvuk adoucit mon humeur en dégageant le lit d'un corps au milieu de racines épaisses, un lit vide.
— Quelqu'un était là.
— Tu peux le suivre ?
Mon ton est plus pressant que je l'aurais voulu. Cette neige irrégulière, car déposée par la nuit sur de la terre enfoncée, ressuscite en moi une volonté un instant tentée par le vide lors du face à face avec la bête, au bord du pont du monastère. Toutefois, je lis clairement dans cet imperceptible haussement de ses mâchoires inférieures et son regard figé, le poids que j’impose à mon ami. Or, ce n’était pas le but de ma question.
— Je vais essayer.
Gnevvuk se mit immédiatement au travail et, tandis qu'il piste le corps absent de son lit, Anya pointe de l'index une pierre suffisamment spacieuse pour accueillir mon séant. Je n'essaie pas de m'opposer à son intention très nette de m'examiner. Les fois précédentes n'ont fait qu'aggraver l'entêtement de ce renardeau à japper tous crocs dehors afin d'obtenir mon obéissance. Je serre les fesses au contact de la pierre froide. En dix ans, je me suis habitué aux manières distantes d'Anya. À présent, sa gueulante chez le guide a nourri son aplomb et, si Keru est sa priorité numéro une, je suis incontestablement sa numéro deux. Je ne sais pas si cela me plaît. Je dois supporter quotidiennement un nettoyage et un changement des bandages à mon épaule et sur mon flanc. Un traitement à l'exécution appliquée mais considérablement lente. Puis, lors des recherches, un soupir un peu élevé, deux reniflements rapprochés, ou encore une manche passée sur mon front en sueur, font l'objet d'un arrêt immédiat et d'un examen complet. Je me sens... Comme un chien malade et, bien que sensible à tant d'attention, je suis accablé par ce rappel constant de mon incapacité à lever haut mon bras gauche, que n'améliore pas mon angoisse. J'aimerai qu'Anya cesse. Pourtant, d'un côté, j'ai plaisir à l'entendre glapir, non des ordres, mais des gronderies. La différence réside dans ses joues gonflées et sa moue opiniâtre. Des lustres que je n'ai pas vu cette affreuse bouille. Si j'ai l'air d'un ours, Anya, elle, a hérité de notre mère son maintien et son raffinement. Une jeune fille parfaite, son teint uni légèrement rosi au niveau de ses joues par la bise hivernale, ses cheveux bruns peignés et tressés de frais afin de dégager son visage, son uniforme de guérisseuse, une robe noire brodée aux manches et au col de motifs dorés et parée d'un tablier blanc, propre et quasi intacte. Mais têtue et, quelques fois, inconsciente. Ses mains en sont une preuve. Le bout de ses doigts est moucheté de tâches blanchâtre. Une décoloration de la peau due à des produits irritants s'ils ne sont pas manipulés avec précaution. Astéria considérait ces expériences comme un excès de zèle car, désarmée devant la mauvaise santé d'Anya, mère avait décidé que Keru remplacerait son aînée en tant qu'assistante. Notre cadette hériterait du titre de guérisseuse et de la gérance du dispensaire. Je soupçonne, en réalité, qu'Anya n'avait simplement pas renoncé à un remède. Ni à cette époque, ni encore à ce jour.
— Tu crois que ça ira ?
Je lève la tête, interrompu dans mes pensées.
— Quoi ?
— Nos parents. À Chthonia. Tu crois que ça ira ?
Ne sachant quoi répondre à ma sœur, je soupire. Je ne saisis pas son sentiment derrière le ton neutre de sa voix. A-t-elle peur qu’un malheur se produise ? Ou bien, a-t-elle à redire à l’entreprise d’Astéria ? Ses doigts continuent de palper le bandage à mon épaule. Je serre les dents et, après un bref instant, ne me mouille pas en répondant par une question.
— Qu’est-ce qui t’inquiète ?
— Ha ! Qu’est-ce qui m’inquiète ? Par où commencer…
Idiot. Les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Ni pour moi, ni pour elle. J’espère à présent que l'énumération à venir ne va pas en ajouter que, sciemment ou non, j’aurais mises de côté. Évidemment que ça va en ajouter.
— Il y a Keru. Mon frère à l’air d’un ermite qui aurait fait la guerre civile au côté de grand-père. Puisse sa mort fleurir le jardin de Ruam. Notre famille est momentanément séparée. On a localisé notre chariot, hauts les cœurs, mais les esclavagistes ont saccagé nos réserves, dont les potions de mère… Ne fais pas cette tête, je vois bien que Gnevvuk et toi dormez mal à cause de la fièvre.
Oui. Gnevvuk dort mal. Quant à moi, ce n’est pas la fièvre qui nourrit mes cauchemars présents. Non. Lorsque je ferme les yeux, je ne vois pas de désert, et ce n’est pas une voix inconnue que j’entends appeler à l’aide. Je vois un homme opulent, debout sur un tabouret de laitier, une coupe de vin à la main et, dans son dos, une cage exiguë à demi dans l’obscurité. Des mains apparaissent, serrent les barreaux en métal au point de blanchir les articulations puis, j’entends une voix. Je reconnais immédiatement Keru mais, tandis que j’accours en hurlant son nom, ses mains lâchent prise et disparaissent à peine les ai-je effleurées. Soudain, des mâchoires puissantes heurtent les barreaux et des gerbes de salive imprègnent mon visage. Je bascule en arrière. La bête. L’homme rit et je suis là, immobile et muet. Je veux appeler Keru, entendre sa voix à nouveau, mais les mots me nouent la gorge.
— Ne t’en fais pas pour les potions. Ce n’est que de la fièvre et, nuit après nuit, ça fait de moins en moins mal.
Anya se tait. Elle n’en croit pas un mot. Je romps cette pause pesante dans notre conversation avec un sujet plus superficiel..
— Comme ça… J’ai l’air d’un ermite ?
— En effet. Un ermite qui ferait mieux de porter des chemises rouges. Tu saignes.
Mon épaule s'est habitué à l'humidité de bien des liquides sécrétés par mon organisme. Aussi, quand le froid fusionnent mes pansements à ma chemise et à ma peau, je ne sais pas s'il s'agit de sueur, de pue ou de sang. Ni en quelle quantité.
— Beaucoup ?
— Non… Mais souvent. Tous les jours. Donc, oui. Je préférerais que tu sois allongé sur le ventre avec un cataplasme à l'épaule et au flanc. À forcer comme un idiot, tu ne fais qu'ouvrir tes plaies encore et encore. Si ça s'infecte, tu regretteras. Mais bon… Quoique je dise, tu n'en fait qu'à ta tête.
— Ça nous fait un point commun.
Son visage dégage invariablement une neutralité déconcertante. L’ai-je à ce point vexé ? Oui, aborder mon aspect n'est pas sérieux de ma part. Je pensais, du moins était-ce mon intention, l’apaiser en cachant mes inquiétudes sous un menton levé et un torse bombé. Une manière de dire : « Je suis capable. ». Bien que ce soit faux. En vérité, je suis las de son pessimisme qui pèse sur mon humeur déjà mise à mal. Parce que je ne suis pas aussi bon épéiste qu’Astéria, pas aussi bon pisteur que Gnevvuk. Je ne sais qu’obéir, m’occuper des chevaux, charrier des soulards sur mon dos, m’inviter à des banquets où chaparder des mets onéreux, et aimer obstinément une femme que l’on m’a ordonné de quitter. Or, aucune de ses compétences, si l’on ose les nommer ainsi, ne peut sauver Keru. Même si ce ne sont que des mots, même si ce n'est pas vrai, j'aurais aimé qu'elle ait à mon égard des encouragements. Qu'elle ait confiance en moi, et moi en moi-même.
— J'ai trouvé quelque chose !
Merci Gnevvuk. La traînée d’un liquide noir luisant et visqueux a été préservée par la fraîcheur de la neige lourdement piétinée ici et là.
— Du sang et, vu l’aspect, infecté… La bête, c'est sûr.
— Fait ch…
Je mords ma langue. Anya fronce les sourcils. Je n’aurais pas dû exprimer à haute voix mon angoisse. Elle me regarde, ainsi que Gnevvuk. Je ne réponds pas immédiatement. Après un instant, je jurerai voir chez Anya cette part de la personnalité d'Astéria que je ne connaissais pas avant les événements de Lukonia. Dans ces moments-là, j’ai souvent comparé ma mère à une étrangère, mais j’avais tort. C'est cette part qui avait peu à peu acquis l'obéissance de l'adolescent que j'étais à l'époque. Une autorité que j'avais appris à craindre, et à laquelle je me suis habitué au point d'en effacer sa signature sur le visage de ma mère. Ou bien ai-je inconsciemment cessé de poser un regard sincère sur ses traits en sachant son peu d'intérêt pour mon propre intérêt. Tout simplement. Les mains gantées d'Anya serrent la sangle de son escarcelle.
— La bête aussi traque notre fuyard.
Je baisse la tête.
— Il y a des chances, en effet.
Après avoir souhaiter que ce rat ait réussi à gagner le cloaque d’où il vient, je souhaite à présent qu’il ait eu la bonté de mourir avant que son instinct de survie ne conduise la bête tout droit vers ses camarades et Keru.
Annotations