Chapitre 16
Mon instinct aboie aussi fort qu’à notre départ de Katrea. Et ici, comme à Katrea, la peur me tenaille. Pourtant je suis ici, devant une gorge dans la montagne, guère plus large qu'une charrette. Keru est là-dedans. La bête aussi. Gnevvuk repère des tâches de sang frais parsemant les alentours et se poursuivant à l'intérieur de la gorge. La bête est mal en point, mais pas moins dangereuse, bien au contraire. Si mère avait vu juste ? Et si… Si cet endroit était vide ? Si ces occupants avaient déjà gagné Chthonia, Keru avec eux ? Dois-je, dans ce cas, risquer un face à face avec la bête ? Et si en cherchant à sauver Keru, je perdais Anya ? Faisons demi-tour ! Non ! Fait chier ! J’ai honte de mon hésitation. Keru est là-dedans. Ma sœur. Ma chère petite sœur. Oui. Ne pense qu'à Keru. Je ne peux pas m’en aller sans m’assurer qu’elle est ou n’est pas dans cette gorge. J'inspire profondément. Mon immobilité me coûte toute ma volonté. Mais, tandis qu'Anya s'engage à l'intérieur, mes jambes suivent. Sans réfléchir, sans résistance.
Le soleil n'est plus assez haut depuis plusieurs heures pour gratifier la gorge de sa lumière. Il n'y a qu'un chemin. Les parois sont surplombées d’arbres et, parmi les racines fracturant la roche, celle-ci suinte. Des gouttes à gouttes ci et là gèlent progressivement. Bientôt, ceux-ci créeront un plafond peu accueillant de pointes d'eau glacées et fragiles. Mais, pour l’instant, il s’agit d’une pluie et de l’écho de ses clapotis, auxquels se joint le bruit de succion de nos pas dans la neige à demi fondue et mélangée à de la boue. Nous marchons à peine quelques minutes. Là, le couloir rocheux s'ouvre à gauche et à droite en un cirque. Et, après un plateau d’une centaine de mètres, le vide. D'ici, on peut voir la forêt en contrebas, le village et, au loin, la ligne argentée de la Revva. Et ce clignotement orangé, là-bas, au bord du fleuve, est-ce Chthonia ? Peut-être. Je ne suis pas ici pour la vue. L’intérieur du cirque est tantôt tapissé de pierre et de bois mort, tantôt de sable grossier en guise de remblai. Le vent sème l’odeur de la mort. Une partie de la parois est aménagée d’un réseau d’échelles de cordes et de plates-formes peu engageantes grimpant au sommet de la gorge. Plus bas, un alignement de maisons soignées et d’appentis, quasiment un hameau, s’appuient sur la parois. L’une des maisons est une bâtisse toute en hauteur, mi de pierre empilées, mi de roche taillée. Je respire lentement, ma bouche et mon nez à l’intérieur de mon col et, faisant un minimum de bruit, essaie de capter une voix ou une présence. Mais je n’entends que les geignements du hameau soumis au vent. Une main tapote mon bras. Gnevvuk pointe en direction de deux masses étalées à la fois au pied et contre la parois rocheuse, à quelques mètres de là. Nous approchons.
— Des chiens. Probablement pour garder la gorge.
Gnevvuk arrête là ses conclusions. Inutile de préciser, qu’au vu du traitement qu’ont subi ces pauvres clébards, ils ont très probablement affronté la bête, et perdu. Voilà pourquoi je hais les chiens. Ils ont défendu ce cloaque, défendu ces salopards. Ils ont été fidèles à en mourir. Ils auraient mieux fait de fuir.
— Pxxx vxxxxx…
Gnevvuk jure à voix basse. Je viens me placer au côté de mon ami et suit son regard dirigé vers la bâtisse en pierre. Une angoisse grimpe soudain le long de ma poitrine et de ma gorge. Je veux maintenir mon cœur à l’intérieur de ma poitrine, mais stoppe ma main dans son élan et, cherchant à cacher mon intention, saisit sans vigueur la poignée de mon épée de substitution. Tout est là : une source d’eau, une écurie, une forge, un potager, une meule à grains, un poulailler, un clapier, un four… Ce n’est pas qu’un vulgaire repère de brigands. On vit… On vivait ici. À présent, ne subsistent qu’un éparpillement désordonné de plumes, de poils, de chair et de sang piqueté de gèle. Les cadavres de quatre chevaux pourrissent lentement, harnachés et sellés, et, non loin d’eux, gisent les visages pétrifiés par la mort de trois humains et un elfe. Néanmoins, je parviens sans peine à identifier l’ordure ayant, sans ménagement, traîné mes sœurs par le col et enfoncé un genoux dans le ventre de mon père. L’homme à l’oreille coupée. Son corps est à demi écrasé sous la carcasse gonflée d’un cheval.
— Ceux-là ont défendu la gorge. Mais… Y en a un qui s’est fait la malle. Tu vois ?
Gnevvuk a raison. Tandis que mon regard se perd dans la neige et la boue à mes pieds afin de discipliner mon estomac, apparaît l’arc de cercle d’un fer à cheval, puis un deuxième derrière mes talons. Celui-ci s’est enfui droit vers la gorge au grand galop. Une pensée me vient. Et notre cheval ? J’avale un haut-le-cœur et, sans un mot, trotte en direction de l’écurie. Vide. Les portes des boxes sont tantôt intactes, tantôt défoncées de l’intérieur. Je ne récupérerai pas cette bourrique.
— Il y avait plus de chevaux que de séants.
La cabane à proximité, probablement la sellerie, est en désordre, mais ce n’est pas si anormal.
— Ils se sont préparés. Ils savaient que la bête approchait. L’homme de la forêt a dû réussir à gagner la gorge.
Je jette un œil à Gnevvuk. Je sais qu’il est d’accord avec mes conclusions à son discret hochement de tête.
— Pourquoi n'ont-ils pas fui ?
Je souris amèrement à la question d’Anya car, tout à coup, la réponse me paraît évidente.
— Parce que c’est chez eux.
Des mois plus tôt, à Katrea, face à un tel choix, je n’ai fait que voler au secours de Thalie. Pendant notre escapade hors du dispensaire, Gnevvuk a suggéré qu’elle était probablement déjà sur la route. Aussi, j’avoue, ai-je soutenu tout effort en faveur d’un départ imminent dans l’espoir, inconscient, de la rattraper. Je fuis le regard de ma sœur, car je réalise avec honte que j’avais abandonné sans regret ce qui était un foyer et un héritage pour Keru et pour Anya. Mes sœurs portent une robe qui n’est à présent qu’un vêtement dépouillé de son sens hors du dispensaire familial. Quant à moi, je n’y étais pas chez moi. Plus depuis qu’Astéria m’avait refusé de me marier avec Thalie il y a deux ans. Comment puis-je me prétendre un frère si, ce que je veux, une fois ma famille à l’abri, c’est la quitter. En fonder une nouvelle. Une à moi. Mais, je me ments. Ceci était vrai, au début. Puis j’ai nourri de la rancœur envers Astéria. On ne se marie pas à dix-neuf ans, avait-elle dit. Son aîné a disparu. Je n'en perdrai pas un deuxième, pas quelque part à roucouler comme un coq fier de sa jeune poule. Ce n’est que lubies de la jeunesse. Rien de sérieux. Cela aussi passera. Tandis que mes sœurs sont bien réelles. Ma place est auprès d'elles, auprès de ma mère. Ces mots m'ont fait beaucoup de mal à l’époque et, peu à peu, cette rancœur s’est muée en une indifférence totale. Aujourd’hui, je ne sais pas ce que je veux… Ou ce que je cherche. Peut-être n’ai-je encore des sentiments envers Thalie que pour contrarier ma mère. Ces hommes et cet elfe étaient chez eux, ici. C’est ce que Thalie était… Est pour moi. Mais… Y a-t-il de la folie à s’accrocher à ce qui est perdu ? Ils sont morts. En s’enfuyant, ils auraient construit un nouveau hameau, une nouvelle vie. Dois-je pardonner à ma mère ? Franchir le fossé que j’ai volontairement creusé, ou bien…
— … Vais-je finir comme eux ?
Au hoquet d’Anya, je regrette immédiatement mon égarement. Je ne veux pas qu’elle interprète faussement mes sentiments. Encore moins, qu’elle s’imagine à la source de mon aigreur. C’est juste… Je soupire.
— C’est juste de la fatigue et un peu de fièvre. Ça me fait divaguer.
Je passe ma main sur mon visage afin de couper court à ces pensées, car je préfère ignorer ce qui grandit au bout. J’entend Altos cracher nerveusement, et une glaire se loge dans l’œil d’oreille coupée. Soudain, l’œil se met à rouler, faisant voir tantôt un aspect blanc et veineux, tantôt un point noir, mais vitreux, dans lequel scintille des éclats rouges vifs. D’abord tétanisé par l’horreur du phénomène, je fais un bond en arrière tandis qu’un bras d’oreille coupée, après un effort pour l’extraire de sous la carcasse du cheval, balaie frénétiquement de gauche à droite la neige et la boue à sa portée. Sa main frôle le bout de ma botte. Sans réfléchir, je dégaine mon épée de substitution et, quand l’agitation d’oreille coupée dégage suffisamment son dos, je pose la pointe, à peu près au milieu des omoplates, et pèse de tout mon poids sur la poignée. Astéria a opéré ainsi au dispensaire, face à la dangerosité d’un patient infecté à la suite de la déflagration à Lukonia. Par prudence, ou excès de prudence, Gnevvuk et moi réitérons l’opération sur chacun des corps. Hommes, elfes, et chevaux.
Franchir la porte de la bâtisse en pierre ne pose pas de difficulté. En effet, celle-ci est complètement défoncée de l’extérieur, et deux corps gisent sous l’ouvrage dont le bois est en partie brisé et la ferronnerie tordue. Parmi le sang des esclavagistes, Anya distingue le liquide noir luisant du sang de la bête. Gnevvuk observe à son tour.
— Avec une telle quantité de sang, autant dire que, si elle n’est pas morte, elle le sera bientôt. Enfin… Ça vaut pour un ours… Mais un ours infecté…
Gnevvuk ne finit pas sa phrase. Après un instant à remuer son menton, comme s'il craignait les mots qui agitent déjà sa langue.
— La bête a réussi à entrer. Si…
— Cherchons Keru.
Cette fois, c’est moi qui ne veux pas qu’il finisse sa phrase, et j’aurais préféré qu’il ne la commence pas. Déjà mon angoisse impose à mon esprit des images du corps dévoré de Keru, ou pire, d’elle infectée et penchée au-dessus de sa proie, ses dents déchirant la peau afin de révéler la chair et les entrailles. Je déglutis, ma main agrippée à la poignée de mon épée. Je ne veux pas m’imaginer m’en servir contre elle, et bloquer mon esprit à cette pensée ne fait qu’accroître sa prégnance. L’intérieur de la pièce s’apparente à une sorte de réfectoire, peu large, toute en longueur, dont le mobilier basique, des bancs et des tables, n'a que bien peu fait obstacle au passage d’un ours démesuré et affamé. Un escalier accède à un étage épargné par la bête. Une demi-douzaine de lits à matelas de paille d'après l'odeur herbeuse, agréable en comparaison à celle omniprésente du sang et de la pourriture, sont mis en face à face. Un des lits est occupé par un corps recouvert d'un drap blanc taché de sang coagulé au niveau de la tête et d'une jambe. Mon cœur rate un battement, cependant, au vu de la taille du corps, ce n'est assurément pas Keru. Assurément. Anya s’arrête un instant près du lit voisin sur lequel est éparpillé des bandages tantôt imbibés de sang tantôt propre, du matériel de préparation et un sac en jute dégueulant d’herbes abimées par un transport agité.
— Ce sont les herbes du chariot. Keru était ici… Elle a essayé de le sauver.
Anya jette un regard du côté du corps couvert d’un drap. Un regard que je ne lui connais pas. Est-ce du soulagement ? Toutefois, ma confusion vient du fait que je ne saurais dire si son origine est les indices de la présence de Keru ici, ou bien une sorte de vengeance assouvie par la satisfaction qu’elle n’est pas réussi à sauver l’esclavagiste. Je tends une main au-dessus de son épaule, dans l’intention d’une marque d’attention, mais je n’ai que des mots sans intérêt en tête. Elle n’a pas besoin d’un discours sur la signification de sa robe noire de guérisseuse. De ma part, ce serait déplacé. Aussi, je suspends ma main un instant. Je peux simplement toucher son épaule et me taire. Parfois, c’est suffisant. Mais, je n’en fais rien, préférant son arrogance à son agressivité.
Un rideau exagérément long et épais pend au bout du dortoir. Derrière, un bureau de travail meublé aussi richement qu’un bureau d’officier de l’Empire, ainsi qu’un plumard aisément capable d’accueillir une orgie. Le commerce de biens dérobés et d’esclaves est visiblement très lucratif. Je tique sur une bouteille de vin posée au pied du bureau et le dépôt rougeâtre et sec collé au fond. Je m'accroupis et porte la bouteille à mon nez.
— Du vin de Safran… ?
— Ce n'est pas le moment.
Anya s'approche du bureau avec agacement et s'absorbe dans la fouille des tiroirs du bureau, aucunement préoccupée par un quelconque respect de la vie privée du propriétaire, probablement l'elfe qui dirige la bande d'esclavagistes. Quand une pêne stoppe sa course, sans un mot, Gnevvuk farfouille mon ceinturon, y pioche un rivet et un petit marteau, puis fait sauter la serrure. Je flatte mon ami d’une tape sur l’épaule tandis qu'Anya ouvre le tiroir, dont le grincement du bois accompagne la lente révélation de son contenu. Des documents en une pile désordonnée et, posé dessus, un disque en bronze à peu près de la taille d'une paume de main et orné à l'effigie de Ieuttma, le grand argentier. Anya soulève le disque et extrait la pile. Je ne suis pas très bon lecteur. Cependant, je sais lire les caractères de “fille”, “profession” et “médecin”.
— Là, c’est Keru !
Anya hoche la tête.
— Oui, le nain, et ça c’est ce qu’ils ont pris dans nos affaires. Il y a un prix minimum à négocier auprès d'un certain « garde de mon cul » à Chthonia, et la part à verser à « pourceau ». Mais on sait qu’ils n'ont pas pu aller à Chthonia.
— Mes épées sont ici ? C’est ce que ça veut dire ?
— Le nain aussi.
Gnevvuk et Altos affichent une avidité que j’ai du mal à défendre. Je ne tiens pas à traîner ici plus que nécessaire. Je sais à quel point mon ami tient à ses épées mais, si l’intérêt de sauver le nain est commun, récupérer nos équipements est un bonus risqué.
— Continuons.
Le soleil bascule derrière les nuages orageux à l’ouest. Après un tour complet de la bâtisse en pierre, rien d'intéressant. Une cuisine, un cellier et, à l'arrière, sous un appentis, des latrines. Ce n'est qu'au deuxième passage aux abords d'une des maisons que Gnevvuk interrompt sa progression. Il colle son oreille sur le bois d’une porte close, puis, à grandes gesticulations, avertit Altos. Lésé qu’il n’en appelle pas à moi, je tends l'oreille. En effet. Des tintements métalliques épars, quasi couverts par le vent glacé et sifflant de la gorge. C'est une épée ! Immédiatement, Gnevvuk et Altos frappent la porte à coup de pieds et à coup d’épaule, mais ce n'est qu'au troisième que celle-ci cède. Mon ressentiment à l’appel d’Altos disparaît aussitôt et je suis gré à mon ami de son obligeance. Derrière, un large couloir en légère pente s'enfonce dans la montagne. L'écho amène à nous les grognements de la bête et les cris de rage de sa proie.
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