Chapitre 17

8 minutes de lecture

Mes plaies me lancent et cette chaleur… Les parois suintent, si bien que, ci et là, nous courons dans des flaques éparpillées en gerbes d’eau à notre passage. Je suis lent et les cris de la bête résonnent dans le couloir qui débouche sur une cavité au plafond bas et à demi inondée d’un lac souterrain. Des caisses en bois renforcées de métal sont entreposées sur une plateforme légèrement surélevée à l’aide de cales plantées dans le plancher irrégulier de la cavité. La tranquillité de l’eau est agitée des grandes éclaboussures qu’accompagnent les coups de griffes et de crocs de la bête. J’ai du mal à distinguer sa proie, en partie dissimulée par le plastron d’une armure qui, bien que je ne l’ai vue qu’une fois, est sans erreur possible celle d’Astéria. L’étroitesse de l’unique rampe d’accès, jointe à notre empressement, pousse Gnevvuk et Altos à sauter directement de la plateforme. Cependant, l’humidité jonche la roche d’une épaisseur de mousse dont l’aspect luisant suggère une viscosité impropre à une bonne réception. Je sais mon ami suffisamment adroit de ses jambes. En revanche, j’anticipe la logique glissade d’Altos, compensant sa bascule en arrière d’une poussée vers l’avant. Notre bref contact le répugne et ses gesticulations de vierge effarouchée, qui aurait toutefois la poigne solide d’un forgeron, manquent de peu de me fracturer le nez. Bien que l’envie de cogner me démange, je l’ignore et, saisissant sans ménagement son manteau au dos, largue cet ingrat en direction de la bête. Mon épaule manifeste son désaccord aussitôt. Une douleur intense irradie de la pointe gelée d’une aiguille qu’on aurait enfoncée dans ma plaie. Tandis que mes muscles se crispent, Altos fait soudain un bond de côté.

— HÉ !

Il ne répond pas, poursuivant sa course vers l’un des boyaux de la cavité où oscillent les flammes bientôt noyées dans l’huile de lampes incrustées dans de minuscules alcôves. Il en saisit une et s’engage dans le boyau. La préférant derrière son cul de lâche qu’ici à affronter la bête, je brasse de l’air avec mon bras valide afin d’inviter Anya à se replier immédiatement à la suite d’Altos. Cependant, son attention est accaparée ailleurs. Je suis son regard et distingue près de caisses endommagées nos effets personnels, nos armes, son escarcelle, le sac d’Astéria, là, à quelques pas de la bête. Je sais qu’Anya accorde beaucoup d’importance au contenu de son escarcelle mais… La bête… Le front soudainement vieilli par la peur, le palpitant aux aboies, tout mon corps crie mon refus.

— ANYA ! NON !

Je mords ma langue, affligé par ma propre bêtise ! Las de sa lutte, la bête fait un demi-tour puis, son maigre pelage trempé et ses pattes à demi immergées dans une eau souillée de sang rouge et noir, trotte lourdement droit dans ma direction. Tant mieux. Un instant, j’ai cru qu’Anya… Non. Ce n’est pas… Concentre-toi ! Débarrassée de la bête, sa proie lâche le plastron d’Astéria.

— Le chef elfe…

À peine ai-je formulé ma pensée à haute voix que l’elfe, satisfait de la diversion offerte, se carapate à grandes enjambées, fendant avec l’énergie d’un enfoiré tiré d’affaire l’eau du lac. Il sait où est Keru et, au lieu de délier la langue de ce salopard à coups de poing, je dois réagir rapidement à la masse ensanglantée de fourrure éparse et de chair à vif face à moi, d’où pointent ci et là les hampes brisées d’une douzaine de flèches, d’une lance et, d’après un court éclat à la gorge, la poignée d’une dague. Bien que, sans Altos, nous sommes deux contre un, et que je n'ai l'usage que d'un bras et demi, la bête est affaiblie. J’essaie d’apaiser les tremblements de mon corps avec une note positive. Cependant… À l’odeur, cette chose paraît déjà en décomposition… Comment tient-elle encore debout ? Je dégaine rapidement mon épée de substitution, omettant au passage le pansement sous lequel je sens ma chair contrainte par les points de suture. Je jure puis, ayant sous-estimé la vitesse de la bête, renonce à frapper et bondis de côté. Je serre les dents, jette un coup d'œil rapide en direction d’Anya et constate qu’elle et Gnevvuk courent droit vers nos affaires. Anya a donc un partisan. Traître. Épuisé et sûr de mourir, je puise dans cette certitude l’assurance et la hargne que j’ai reléguées jusqu’ici.

— ICI SALOPERIE !

La bête achève un demi-tour. Soudain, j’entends derrière moi le sifflement d’une flèche, suivi d’un cri et de jurons. Je jette un coup d’œil rapide. L’elfe est affalé dans l’eau et un filet de sang coule de la pointe fichée dans l’une de ses jambes. Gnevvuk a récupéré son arc ainsi que, je l’espère, ses deux épées. Je paie ma curiosité d’un coup de crocs évité de justesse, alerté par l’odeur putride et ferreuse de l’haleine de la bête et les cheveux au-dessus de mon crâne dressés par sa respiration hachée. Aussitôt, je balaie devant moi d’un coup d’épée en arc de cercle, dans l’intention de forcer la bête à reculer. Cependant, mon attaque ne paraît aucunement l’inquiéter, si bien qu’en un instant d’incrédulité, je suis face à la bête, debout sur ses pattes arrière, prête à m’aplatir de tout son poids. J’écarquille les yeux. Soudain, j’entends la course effrénée d’un ami. Gnevvuk apparaît derrière la bête. Son pied prend appui sur un rocher et l’élan fait voler Gnevvuk sur les épaules de la bête. Là, ses deux épées s'enfoncent parallèlement à gauche et à droite de la bosse au sommet de son dos. La bête, déséquilibrée tantôt par son fardeau, tantôt par l’effet de la douleur, bascule de côté. Gnevvuk s’efforce à extraire ses épées. Si l’une coopère sans difficulté, ce n’est pas le cas de la deuxième. Je réfléchis puis, convaincu d’user inutilement d’un temps précieux, je tiens mon épée en position de garde et bondit en avant. Je pèse de tout mon poids sur la poignée. Passée la peau et les muscles, la lame stoppe net. Je saisis la poignée à deux mains et m’efforce de franchir les côtes. Le cœur… Le chien est mort de cette façon… Je dois… Mais, ainsi lié à la bête, je suis entraîné dans sa chute. Toutefois, ma piètre intervention offre à Gnevvuk l’opportunité de sauter à bas de la bête, bien que dépossédé d’une épée. Quant à moi, la torsion provoquée par la chute sur mes bras et la douleur de mon épaule, me contraint à lâcher mon épée. Ma jambe droite est à présent coincée sous le flanc de la bête.

— EMIR !

La voix d’Anya… Je ne fais pas l’effort de la chercher du regard, préférant anticiper son envie flagrante d’intervenir.

— N’ap… N’approche pas !

Je mets tous mes efforts dans ses quelques mots, car la douleur m’inspire davantage des geignements que des phrases sensées. Geignement que je ne retiens pas quand, un instant plus tard, je vois Anya près de la bête. Elle contourne la tête et les pattes avant à bonne distance, pas assez à mon goût, puis se place au niveau du flanc. Ses mains empoignent mon épée et, d’un bond, elle parvient à enfoncer la lame davantage mais, d’après la nouvelle orientation de celle-ci, en déviant du cœur. Je me tortille comme un fou dans l’espoir de me dégager tandis qu’Anya lutte à ôter l’épée. La tête de la bête se soulève, la gueule grande ouverte, une langue pendante par-dessus des dents pourries, mais aux canines suffisamment efficaces pour broyer une simple fillette.

— ANYA !

Gnevvuk plante sa dernière épée dans la mâchoire inférieure de la bête. Anya lutte toujours avec mon épée. Soudain, un éclat au niveau de la gorge de la bête me rappelle la présence du poignard.

— Anya ! Là ! Sur sa gorge ! Prends le poignard ! Frappe au cœur !

Anya me jette un coup d’œil puis, suivant mon index, repère le poignard qu’elle extrait d’un coup sec. Ce n’est pas un poignard… C’est la main-gauche d’Astéria. L’effort fourni est bien au-dessus du nécessaire pour une lame aussi fine prise dans de la peau et de la chair molle, si bien qu’Anya, emportée en arrière par son propre élan, atterrit cul à terre. Je presse ma sœur. Gnevvuk tient la tête de la bête, mais cela ne durera pas.

— LÈVE-TOI ! ALLER !

Elle m’obéit immédiatement et pose la pointe de la main-gauche près de celle de mon épée, puis au niveau du poitrail de la bête, légèrement de côté. Gnevvuk comprend avant moi l’objet de son hésitation.

— C’est ça ! Tout droit maintenant !

Anya inspire profondément puis, avec toute sa rage et son énergie concentrées dans un cri, elle enfonce la main-gauche selon les instructions du pisteur et chasseur du groupe. La bête se contorsionne en tous sens, roulant sur ma jambe et faisant valser d’un coup de patte hasardeux Gnevvuk et Anya à quelques mètres de là. Peu à peu, ses mouvements ralentissent, puis s'immobilisent pour de bon. La bête est vaincue.

Je sue comme un vendangeur en plein été. Je suis étalé à terre et la roche en-dessous malmène mon dos. Je penche la tête en arrière. Le plafond est ouvert en une fente irrégulière, tout juste assez large pour quelques rayons de lune. Une végétation composée de plantes grimpantes, de mousses, de racines aériennes et de touffes couvre la majorité de la roche d’une variété de verts et de spores luminescents. Je m’assis avec l’intention première d’examiner ma jambe. Des bains ont été taillés dans la roche ainsi que des reliefs représentant des motifs floraux, et des créatures que je n’ai vues jusqu’ici ornent des colonnes et des bancs érodés. Un curieux bestiaire d’oiseaux aux becs affublés des barbillons d’un poisson, longs et épais, agités au gré des battements d’ailes, et de lézards à cornes de cerf. Je loue intérieurement la beauté de la cavité, et son âge, car j’ai déjà vu de tels agréments sur des bornes en pierre disséminées au bord des routes, des champs et parfois au cœur des forêts. Un pèlerin m’avait dit un jour que ces bornes datent de la civilisation née du Passage. Une vieille légende, quoiqu’enseignée à l’école, qui prête au dieu Natch, frère d’Altar, la fin de la première terre des hommes. Il jalousait ceux-ci car, contrairement à Altar, il exécrait de voir sa création offerte à l’humanité par curiosité ou pure bonté. Altar entreprit avec les rois des hommes de construire l’Arche. Un immense navire aux voiles gonflées par le souffle magique du dieu, et ainsi poussé à travers une mer d’étoiles vers une nouvelle création. Je souris.

— Je ne dirais pas non à une Arche…

Le visage inquiet d’Anya apparaît soudain dans mon champ de vision.

— Je crois qu’il délire.

Des éclats rouge sang miroitent à la surface du lac souillé. L’elfe n’est plus là. Je soupire. Avec une flèche dans la jambe, cet enfoiré n’est pas allé bien loin.

— Je vais bien… Disons plutôt… Pas si mal au vu des circonstances.

Ses mains examinent déjà mes plaies.

— Pas si mal ? Les points de suture ont cédé ! Quant à ta jambe, par chance, elle n’est pas cassée. Ce ne sont que des égratignures et plus tard quelques ecchymoses. Tu boiteras un peu, un jour ou deux.

— Et toi ? Tu n’as rien ?

Je faillis pousser les mèches qui barrent son visage afin de m’assurer que le sang sur son front n’est pas le sien. Ma main en suspens, elle se méprend sur mon intention, je crois, et la saisit.

— Je vais bien. Aussi bien que ta jambe. Ne t’en fais pas.

Des larmes perlent de ses yeux humides et roulent sur ses joues. C’est alors qu’elle me sourit comme elle ne m’a plus souri depuis des années.

— On l’a eu !

— Oui… Tu l’as eu.

Annotations

Vous aimez lire AFlorine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0