Chapitre 18
— KERU !
Cette caverne est un satané dédale de boyaux, dont une majorité sans issue, et je n’ai pas une foutue idée du temps écoulé depuis le début de notre affrontements face à la bête. Mes vêtements sont encore humides, mes pansements défaits et sales et, pour une fois, je ne suis pas impatient de gagner mon lit. Mon corps peut bien frissonner de froid, suer de fièvre ou haleter de fatigue, je suis tout à la recherche de Keru. Elle est ici. Tout prêt. En vie. J’en suis sûr.
— KERU !
— On tourne en rond là-dedans. Suivez-moi.
Les premiers mots de Gnevvuk sont chevrotants, prononcés pas une bouche sèche, pâteuse, et une langue longtemps immobile derrière deux rangées de dents serrées. Je stoppe mon ami d’une légère tape sur le bras.
— Ta fièvre ?
Gnevvuk répond d’un sourire franc et fière. Puis, posant sa main sur la paroi à sa droite, guide notre groupe dans un énième boyau. Bien que différencier tel ou tel boyau soit aussi aisé qu'obtenir une audience auprès du bourgmestre, voire de l'Empereur, la méthode de Gnevvuk révèle un conduit dissimulé derrière un adossement d'étais en bois. Celui-ci a été creusé à la pioche, à peu près au gabarit d'Anya, soit à peine plus haut que son front et guère plus large que ses épaules. La mienne, blessée, anticipe avec enthousiasme les frottements froids et râpeux de la paroi.
— J'entends une voix…
Tout en penchant une partie de son corps à l'intérieur du conduit, Anya isole ses oreilles de ses mains.
— Vous entendez ? Il y a quelqu'un là-dedans !
Gnevvuk l'imite en approchant, tandis qu'Anya s'écarte de l'ouverture.
— Une voix d'homme. Non, deux ! Je reconnais Altos…
Mes poings se serrent. Le spectacle du cul de ce monument de muscles et de graisses déguerpir avec l'agilité d'un lapin de garrigue hors de portée de la bête a altéré mon appréciation. Autant dire que je suis particulièrement jouasse de témoigner ma gratitude à cet enfoiré très prochainement.
Gnevvuk et moi sommes contraints à marcher de biais, Anya devant, à quelques mètres, quoique je puisse en dire. En effet, j’ai très probablement écourté notre désaccord quant à sa position de tête en cédant à la fièvre et à mon empressement de gagner ces deux voix. Cependant, je suis aussi rapide qu'un étron dans un intestin constipé et perds Anya de vue à plusieurs reprises. Ne pourrait-elle pas au moins jeter un œil en arrière ? Non. Elle est aussi, sinon plus inquiète que je le suis. À moi de suivre.
— Ils sont là ! Altos et le chef elfe !
Je pousse ma carcasse sans précaution à l'appel d'Anya, Gnevvuk me préconisant d’expirer à fond, ceci pour, je cite : “perdre du volume”. Mon cher ami, ces trois derniers mois de mésaventures ont déjà eu raison de mon volume. J'ai à présent l'apparence, non d’un homme, mais d'un adolescent maigrelet de grande taille. Mon épaule peint ci et là une ligne de sang et d'humeurs sur lesquels je ne m'attarde pas, déjà peu optimiste quant à l'aspect et l'odeur. Au bout du conduit, nous sommes accueillis par un ciel crépusculaire et deux hommes à terre, se disputant la bride d'un cheval plutôt enclin à fuir leurs gesticulations grotesques. Le nain est là aussi. Assommé, d’après l’hématome naissant à son front, mais en vie. Je jette un œil dédaigneux à Altos. Son billet pour Gilbandur est sauf. À mon tour d'obtenir celle que je viens chercher. Sans réfléchir, je pousse d'un coup de pied la masse écrasante d'Altos sur le chef elfe. J'ignore ses protestations et presse la semelle affinée par les kilomètres de ma botte sur la jambe en sang d'oreilles pointues. L'elfe hurle.
— Où est ma sœur ? L’apprentie guérisseuse que vous avez enlevée !
Il balance une seconde jambe épuisée à mon intention. Mon mollet sent à peine son contact tandis que j'aperçois une corde nouée d’une demi-douzaine de nœuds d'attache. L'elfe, remarquant mon détournement d’attention, se décide à parler.
— La gamine est par là, avec un gars à moi. Plusieurs sont partis à cheval, sur mon ordre, tandis que cette… chose… boulotait les morts. Et je sais où.
— Chthonia ?
— Mauvaise réponse.
J'appuie un peu plus.
— Ah ! Arrête ça enfoiré ! J'y viens. On devait se tirer à Chthonia en effet, mais votre gamine est loin de suffire à rembourser ce que j'ai perdu. Voilà le marché. Je vous mène à mon gars, vous récupérez la gamine, et comme je suis bon prince, je vous laisse même un cheval.
— Et c'est tout ?
— Si la demoiselle veut bien s'occuper de ma jambe. J’en aurai besoin. C'est ma jambe à « coup de pied au cul », vous comprenez.
L'elfe halète tout en s'étalant comme un début de sieste.
— Plus vite elle se met au travail, plus vite je vous emmène à la gamine.
L'elfe sature nos oreilles de ses pleurs quant à son commerce nécessitant une prompte reconversion, son repère mis au jour et désormais un cimetière, ses hommes tantôt éparpillés dans la forêt, tantôt dévorés par la bête. Il fait parler son paternalisme crachant sur Keru. Il avait ordonné à ma sœur de guérir son compagnon, celui couvert d’un drap blanc. Elle aurait pu, avait-elle dit, si ses hommes et lui n'avaient pas négligé la richesse des herbes gâchées en fouillant notre chariot. La faute à l’armure. Il aurait dû savoir. Quel pèquenaud traîne du tel ouvrage dans ses bagages ? Il avait été trahi et comptait bien obtenir réparation. J’entends sans prêter d’attention particulière à toutes ses jérémiades, si ce ne sont ses indications quant à la route à suivre. Bientôt Keru, bientôt. Je te ramène à la maison. À la maison…
— Chef !
Un homme se tient devant nous. Le regard à la fois menaçant et hagard. Pieds à terre, celui-ci tient la bride de son cheval au-dessus de l’encolure, comme prêt à se hisser en selle en cas de problème. Keru est là, avachie sur le dos de l’animal, ses yeux papillonnant sur ses mains accrochées aux crins. Elle est épuisée.
— Keru.
J’aurais crié son nom. Mais, je crois, en observant son visage égaré, qu’il est sage qu’en tant que grand frère j’ignore mon empressement et tire ma sœur de cette mésaventure comme je la tirais enfant d'un cauchemar.
— Keru. Je suis là. Tu peux descendre de ce cheval.
Je mets dans mes mots toute ma bienveillance et mon assurance. Tandis que j'approche du cheval, l'homme, pied à l’étrier, est prêt à monter en selle. À son poids inattendu, l’animal fait un écart. Keru sursaute.
— Bouge de là !
L’ordre de l’elfe stoppe l'homme dans son élan. Je récupère la bride, saisis son manteau au dos, et l'envoie vers son chef. Puis, à peine ai-je posé ma main sur celles de ma sœur, que celle-ci glisse à bas du cheval. J’accompagne maladroitement sa descente, si bien que tous deux finissons à terre, inconfortablement assis, et enlacés. Ses bras serrés autour de mon cou, ses mains agrippant fermement mes vêtements aux épaules et sa tête enfoui sous mon menton m'étouffent presque.
— Keru. Tout va bien. Je suis là.
Tandis que l’elfe s’en va, Gnevvuk encoche une flèche à son arc. Ce n’est pas que je souhaite une fin heureuse à cet enfoiré, imaginer sa tête trouée d’une flèche m’inspire d’ailleurs un certain réconfort ; cependant, Gnevvuk est un ami de longue date, et je refuse qu’une telle ordure fasse de mon cher Gnevvuk, ni de moi, un tueur de sang-froid. Mes yeux implorent les siens de céder. Ce qu’il fait. Mais son expression est… différente. Terrifiante. Je sais qu'à Gilbandur, la route aura fait de nous des personnes différentes qu’à notre départ de Katrea. Que serai-je une fois là-bas ? Un meilleur frère ? Ou bien vais-je me perdre ?
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