V
Il existe en France des milliers de salons et festivals littéraires, du premier janvier au bout de l’an, de la capitale au dernier des chefs-lieux de canton.
Le petit peuple des écrivains auto-édités, des auteurs de plus ou moins grande notoriété, des maisons d’édition locales ou régionales, y a ses habitudes.
Les invités de prestige en ont d’autres.
Les premiers classent ceux auxquels ils ont été acceptés selon plusieurs critères, outre le ticket d’entrée : la fréquentation, bien entendu, hélas très variable d’une édition à l’autre, mais aussi l’installation matérielle et l’accueil des organisateurs. Ils hésitent souvent entre un salon où les auteurs s’entassent par centaines et le public défile par milliers, mais n’a d’yeux que pour les têtes d’affiche et d’autres, plus petits, où on les bichonne davantage et où, faute de grives, le public consent à se rabattre sur les merles qu’ils sont. Question de survie.
Les seconds chipotent sur la qualité de leur hôtel, ou la classe de leur billet de train ou d’avion. Question de standing.
L’accueil tient la plupart du temps à la volonté d’un homme ou souvent d’une femme, entourés d’une petite équipe, qui se décarcasse pour mettre sur pied des manifestations toujours difficiles à pérenniser.
Connu ou pas, l’invité d’un salon apprécie un accueil un tant soit peu personnalisé. Certains arrivent quelques minutes avant l’ouverture au public, dans l’effervescence qui précède ; moi, ce matin, je préfère le calme d’une arrivée précoce qui me donne tout le temps de déballer, de faire le tour des lieux, bref de me préparer au mieux à cet exercice nouveau.
Ma timidité demeure ; malgré les années, je dois toujours accomplir un effort pour aller vers les autres. Et, bien entendu, je suis loin d’en être au stade où ce sont les autres qui viendraient vers moi !
Traînant ma valise, chargée d’une dizaine d’exemplaires de chacun des quatre ouvrages à mon catalogue, j’entre dans la grande salle Victor Hugo.
D’une capacité de 600 personnes, cette salle polyvalente des années 80 domine le Jardin des Plantes, sur son côté gauche, en arrière de l’Hôtel Restaurant du même nom. Pourquoi n’ai-je pas réservé là ? C’était à deux pas !
Des rangées de tables sont alignées dans le sens de la longueur de la salle. Deux choix se présentent à moi : ou la parcourir en zig zag pour lire les chevalets indiquant les noms des participants jusqu’à trouver ma place, ou recourir aux organisateurs pour m’y guider.
Je n'ai pas le temps de trancher : déjà on s’avance vers moi. Un listing et un plan de la salle en main, une accorte jeune femme marche d’un pas décidé dans ma direction.
- Bonjour ! Vous êtes…
- Julien Lodéon.
- Enchantée. Corinne, une des trois libraires du centre-ville à l’origine du Salon.
- Comment s'appelle votre librairie ?
- Librairie des Trois Rois. Pourquoi ?
- Ah, c'est drôle ! J'ai habité cette ville et votre rue pendant une quinzaine d'années, dans ma jeunesse. Je connaissais bien le libraire d'alors. Un vieux monsieur, toujours tiré à quatre épingles. J'ai oublié son nom, Verdier, je crois. À présent, je réside en Côtes d'Armor.
- C'est un retour aux sources, alors ?
- En quelque sorte. J'ai encore de la famille sur place.
- Vous vendez vos livres directement, je crois ?
- Oui, désolé, mon éditrice n’a pas encore de distributeur.
- Pas de souci. Nous avons aussi réservé des places pour les petites maisons et les indépendants. Venez. Je vais vous indiquer votre emplacement.
Je savais, pour l’avoir lu sur des forums de participants que, dans un salon du livre, le moment du placement est toujours empreint d’appréhension, car s’il y a quelques très bonnes places, en général dévolues aux invités d’honneur, et une majorité de correctes, certaines peuvent s’avérer mauvaises, voire impossibles, lorsqu’elles sont en plein courant d’air ou dans les coins, où presque personne ne passe. C’est une loterie, livrée au libre arbitre des organisateurs.
Pour cette première fois, bonne pioche, ma place est en tête d’allée dans la seconde rangée. Je remercie avant de commencer à m’installer.
D’abord, je dessangle et sors mon carton de la valise, puis mes chevalets, le parapheur avec ma documentation : coupures de presse, visuels de tous mes recueils, affiches.
Dans le carton, s’empilent une boîte à chaussures où j’ai soigneusement rangé quelques exemplaires de chacun de mes ouvrages, d’autres livres encore emballés en paquets de cinq ou dix, des marque-pages et flyers, une boîte à thé ronde qui va me servir de caisse et quelques accessoires : ruban adhésif, ciseaux, pinces, au cas improbable où je disposerais d’une grille d’exposition. C’est rare et généralement payant.
Ah ! Deux choses encore : un sarong indonésien pour me servir de nappe, si c’est autorisé et un coussin, car les chaises empilables des salles sont souvent fort incommodes, trop basses, trop profondes pour moi. Je ne voudrais pas rentrer bredouille et en plus avec un lumbago !
Il s’agit maintenant d’organiser tout cela de la manière la plus harmonieuse possible, en fonction de l’espace qui m’est alloué. C’est correct, les tables, à piétement métallique repliable, mesurent un mètre soixante de long, l’espace n'est pas trop compté.
Autour de moi, mes collègues s’affairent pareillement. Quelques-uns, visiblement habitués de longue date, possèdent du matériel semi-professionnel : diable repliable pour transporter leurs caisses de plastique ou de bois, aux dimensions exactes de leurs ouvrages, roll-up ou totem à leur effigie ou celle de leur maison d’édition. Je fais pâle figure à côté !
Mais la plupart jouent, peu ou prou, dans la même cour que moi : une valise, deux ou trois douzaines de livres et vogue la galère !
Dix heures ! Pratiquement tous les stands sont en place, mis à part ceux des sempiternels retardataires, venus de loin, difficiles à lever ou peu respectueux des consignes. Nous attendons le public de pied ferme, qui une boule au ventre, qui une fausse indifférence sur le visage, derrière nos piles d'ouvrages, nos chevalets, nos marque-pages, en sirotant notre énième café.
Pour avoir assez souvent fréquenté les salons littéraires, je sais que beaucoup de visiteurs procèdent en deux temps : d'abord un passage en revue rapide de tous les stands pour identifier ce qui les intéresse, quelques arrêts pour regarder, soupeser, feuilleter tel ou tel titre, s'enquérir d'un renseignement, voire dialoguer avec un auteur déjà connu ou carrément inconnu ; ensuite, en fonction de leur budget, de tel cadeau envisagé, de tel coup de cœur, revenir pour procéder aux achats et demander une dédicace.
La crise économique n'a fait que renforcer cette tendance. Rares sont ceux qui cèdent du premier coup à un élan du cœur pour un livre. De plus en plus rares.
Quelle attitude adopter ? Celle du camelot de foire, plein de gouaille, n'est pas trop dans mes cordes. Celle de l'écrivain désabusé, absorbé dans la lecture du journal en attendant le chaland, me paraît un brin méprisante.
Je me résous à un entre-deux : une attente bienveillante et souriante, ponctuée de bonjours et d'invites discrètes. C'est parti pour neuf heures d'un parcours immobile.
Combien de personnes s'arrêteront devant mon éventaire ? Vendrai-je quelques livres ? Derrière ces questions pragmatiques, une autre se cache, insistante et encore incomplètement formulée : viendra-t-elle ?
(à suivre)
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