Une vie presque sereine
C’était le premier jour du cycle de Moyra et le milieu du cycle de Layka. La petite lune était pleine et celle qui tournait autour était un demi-cercle. Ce spectacle nocturne enchantait Boraz, comme toutes les nuits, quelles que soient les configurations des lunes.
- Nous avons beaucoup de chance de vivre dans un monde aussi beau, tu ne trouves pas, ma douce Britta, demanda-t-il à sa petite femme blottie dans ses bras, sur le pas de leur porte.
- Oh si, mon Boraz, la vie est belle, si belle… Et nous avons notre jolie petite Myra qui dort profondément dans notre demeure.
S’ils savaient tous les deux… Myra, âgée d’à peine six cycles complets, avait les yeux grand ouverts et, par la fenêtre, admirait le même spectacle que ses parents. Elle était toujours un peu nerveuse à ce point-là du cycle lunaire. Sa mère lui avait dit que c’était un « truc de femmes ». Cette affirmation lui avait suffi (au moins pour le moment). Mais elle ne dormait jamais profondément ces nuits-là.
Ses parents aussi étaient nerveux durant cette période. Une certaine excitation régnait dans l’air. À peine couchée, Britta était venue s’allonger sur son homme pour un câlin qui avait dérapé… Pour leur plus grand plaisir à tous les deux. C’est sans doute leurs gémissements étouffés qui avaient réveillé la petite fille. D’en haut, elle pouvait voir ses parents, juste enveloppés dans un drap, enlacés en train de regarder le ciel. Il scintillait d’une myriade d’étoiles, sur un fond bleu sombre profond qui faisait comme un écrin pour les deux lunes. Un léger souffle de vent tiède agitait mollement les feuilles des arbres. On n’entendait que les grenouilles de l’étang voisin. Les oiseaux dormaient dans leurs nids.
La nuit était calme et sereine. Sentant la fatigue les envahir au bout d’un moment, ils rentrèrent tous les deux à l’intérieur et regagnèrent leur lit douillet, abandonnant le drap par terre. Myra avait regagné son lit et s’était rendormie depuis de longues minutes.
On n’entendait plus que le léger vent dans les feuilles, quelques grenouilles noctambules et les ronflements conjugués de Boraz et Britta. Ces bruits berçaient leur fille qui n’aurait sans doute pas pu dormir dans un silence total.
Au petit matin, l’étang redevint silencieux et le relai fut pris par les oiseaux. Le bruit enfla progressivement jusqu’à faire un vrai tintamarre de sifflements, gazouillis, pépiements et autres cris. Il était l’heure d’émerger du sommeil pour toute la petite maisonnée.
Le père s’était levé le premier, comme tous les jours, et avait mis l’eau à chauffer pour le zajh (une sorte de thé au goût ressemblant au caramel au beurre salé... ben si, c’est possible). Il prit une poignée de feuilles qu’il jeta dans l’eau frémissante. Les effluves de zajh vinrent effleurer les narines de Britta et de sa fille, les propulsant hors de leur lit, déjà affamées et totalement réveillées.
Myra et sa mère se servirent de fruits pour leur petit-déjeuner et prirent chacune leur tasse fumante de zajh. Ici, on trempait ses fruits dans le liquide chaud avant de les manger. Boraz était ému comme à chaque fois qu’il les regardait vivre toutes les deux… Il nageait dans le bonheur, tout simplement heureux avec sa femme et sa fille. Lui qui avait été longtemps un sorcier solitaire errant dans les bois. Il avait trouvé une famille en Britta et Myra. Même si celle-ci n’était pas sa fille naturelle.
C’est Myra qui l’avait découvert, il y avait trois cycles complets, nu, blessé et hagard lors d’une de ses promenades. Elle l’avait ramené à sa mère qui l’avait soigné et remis sur pieds. Il n’était jamais reparti. Il s'était très vite intégré entre ses deux femmes, trouvant rapidement sa place dans le lit de la mère. La fille l'avait rapidement adopté et en particulier pour se coller contre son torse puissant et dans ses grands bras velus.
Pourtant, certains soirs, notamment quand les deux lunes ne montraient qu’un fin croissant, il sentait dans ses tripes l’appel de la forêt. Un besoin irrépressible de se perdre dans les bois, de ne faire plus qu’un avec l’Être Végétal, de retrouver sa place dans la nature. Ces nuits-là, Britta le serrait très fort dans ses petits bras. De grosses larmes coulaient sur les joues de son homme et il se blottissait contre sa femme. Plus jamais il ne partirait. Il se l'était promis.
Myra, trop petite, était loin de se douter de ce que ressentait son père adoptif pour la forêt. Elle qui allait gambader joyeusement souvent un peu trop loin de la maison. Ses parents n’étaient jamais totalement rassurés dans ces moments-là.
Heureusement, dans quelques lunes, elle aurait droit à son Girk personnel. Ils iraient tous les trois dans la Grande Clairière, là où se trouve le TraGirk (littéralement le « Trou à Girks » de là où les nouveaux sortiraient de la terre, pour choisir leur enfant). Ils espéraient tous les deux qu’il ne serait pas trop grand, vu qu’elle était toute petite pour son âge. Mais comme de toute façon c’étaient les Girks qui choisissaient les enfants et non l’inverse, il faudrait bien qu’ils fassent avec...
Ils seraient plus sereins si leur fille ne partait pas seule dans les bois. Certes ce monde n’était pas dangereux, mais qui savait ce que l’Être Végétal pourrait vouloir d’une jolie petite fille comme Myra ? Ça ne pense ni ne réfléchit comme les humains, ce genre de « chose ». Qui savait ce qui pouvait se passer dans sa tête (sa canopée plutôt ?). Qui connaissait ses besoins, ses envies, ses désirs, ses desseins ? Personne, pas même les sorciers chevronnés comme Boraz. Il valait donc mieux rester toujours prudent sous les arbres.
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