Chapitre 1
99 Luftballons
Auf ihrem Weg zum Horizont hielt man für UFOs aus dem All
Darum schickte ein General eine Fliegerstaffel hinterher Alarm zu geben,
wenn es so wäre dabei waren da am Horizont
Nur 99 Luftballons*
Bercée par le ronronnement sourd du moteur, je guettais le passage qui me ferait retrouver le royaume de ma petite enfance. La Forêt-Noire, les bretzels, l’épais manteau de neige qui amortit tous les sons en hiver, la luge et la stridence des crécelles du carnaval, les fourmilières géantes… Chaque tour de roue nous éloignait un peu plus de Saint-Maixent. En sept ans, j’avais noué de nombreuses amitiés dans cette garnison des Deux-Sèvres. Cependant, j’étais heureuse de retrouver mon pays natal. Je demandais le nom des villes que nous traversions. Je restais collée à la vitre, isolée dans ma bulle, sourde au chahut de Léon et Angèle. Les larmes embuèrent mon regard lorsque la voiture passa la frontière sur le Rhin.
Ce fut l’odeur qui me pénétra en premier. Entêtante, enivrante. Les effluves de l’écorce et de la sève, les vapeurs des aiguilles de pin chauffées au soleil : la forêt m’envahit et ne me lâcha plus. Étourdie, il me fallut quelques minutes avant de pouvoir observer mon nouvel environnement. Notre appartement se situait dans le quartier militaire français de Villingen. Des dizaines de sentiers de randonnées n’attendaient que moi, à quelques pas. Je m’inventai un rituel marquant chacune de mes entrées dans la Schwarzwald des contes de Grimm. Je devais rester immobile et attentive, jusqu’à ce que le calme apparent de la nature explose en éclats, cacophonie de pépiements et de stridulations. Je prenais alors la mesure du gigantisme de l’ensemble de ces animaux si petits, invisibles et tonitruants.
Dans notre cité militaire, j’organisais des jeux avec mon frère et ma sœur. À Angèle et Léon se joignaient d’autres enfants. J’ignorais que toi, mon voisin du dessus, tu m’observais d’un sourire moqueur, me trouvant puérile. Je paraissais plus âgée que mes treize ans et j’entrais dans le monde sérieux des ados… sans m’en rendre compte.
Je résidais dans un monde tout de kaki et de rangers. Pour autant, notre vie quotidienne ne différait pas tant que cela de la France. Nous avions tous nos repères, du cinéma aux magasins, sans oublier les établissements scolaires. Nous étions entre Français et il était inutile de savoir parler allemand. Cette organisation datait de la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand l’Allemagne avait été divisée en quatre zones d’occupation militaire : les forces françaises, américaines et britanniques à l’Ouest, les Soviétiques à l’Est. Rien de nouveau. Les différentes armées avaient donc eu le temps d’aménager la vie des familles de militaires, afin que notre expatriation se déroule sans désagrément. De nombreux Français ont passé quelques années en Allemagne, le temps de leur service militaire, suspendu en 1997. Parmi eux, on compte quelques célébrités, comme Johnny Hallyday, et Elvis Presley côté forces américaines. D’autres y sont nés, car leur père était militaire. La dissolution des Forces Françaises en Allemagne datant de 1993, il ne s’agit pas de people de toute première jeunesse : Christophe Malavoy, Jean-Marc Barr (père militaire américain, mère française), et côté américain, Bruce Willis John McEnroe et Jeri Ryan.
Malgré cette organisation bien éprouvée, un grand changement m’attendait : l’internat. De la 4e à la Terminale, les élèves de notre garnison devaient se rendre à « Turenne », le collège-lycée de Fribourg. Il y avait le lycée de Baden-Baden pour la filière technologique et hôtelière. Externe depuis toujours, je devenais interne : condamnation sans sursis. Indice d’un certain sadisme : les dortoirs se situaient au dernier étage de l’établissement. Jour et nuit à l’école. Si j’étais bonne élève, moins j’allais en cours, mieux je me portais. J’oubliai donc tout espoir en franchissant la porte des Enfers. Le Tartare m’avait concocté un supplice personnalisé. Ha oui, j’ai omis de préciser que je suis tombée dans la mythologie grecque alors que j’étais haute comme trois talons d’Achille. Ayant salué Cerbère en dépassant l’entrée monumentale de Turenne, je me vis environnée d’âmes damnées. Celles-ci ne semblaient pourtant ne pas souffrir. Elles avaient dû pactiser avec une force obscure quelconque, tandis qu’à moi, tout me paraissait immense, hostile et uniforme : nous étions tous enfants de militaires.
La veille de la rentrée, mes parents m’accompagnèrent à l’internat. Il y régnait un joyeux bazar : déplacement stratégique des lits, choix des voisines, test des matelas… Tout cela sous l’œil de la caméra de mon père. Prise de possession de l’espace : posters de célébrités (notre toise était un Tom Cruise taille réelle, que je dominais largement), images romantiques de couple au soleil couchant, homme torse nu et musclé tenant un bébé… Le fond sonore était alimenté par Mathilde, qui avait apporté une chaine. J’entends encore « Déjeuner en paix » de Stephan Eicher et toutes les chansons de Patrick Bruel. Dans quelques mois, ce sera « Time of my life » de Dirty Dancing. Je revois si clairement Gaëlle qui court avant de se jeter dans les bras de Mathilde, pour un porté magistral.
La routine s’installa. Chaque dimanche soir, nous descendions de notre montagne en bus militaire. Turenne se situait non loin de la sortie de Fribourg, aux abords d’un grand parc où je crachais mes poumons et martyrisais mes rotules pendant les cours d’EPS. Le cross, un supplice digne d’Hadès non ? Je croisais même des fantômes au milieu de la nuit. Majestueux bâtiment de pierres rouges et blanches, Turenne avait des allures de monastère, propice à l’errance des âmes. Nous en riions en journée, mais le soir, dans le couloir interminable menant aux toilettes, nos contes horrifiques semblaient très plausibles. J’adoptai alors un pas mi-rapide, mi-détachée afin de traverser la plaine des Asphodèles. Si jamais je croisai une camarade, je pouvais prétexter une envie pressante et non la peur.
Le soir, pendant la perme, je déversais mes malheurs et mes espoirs dans mon journal.
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* 99 Luftballons est un titre du groupe allemand Nena, sorti en 1983. C’est une chanson engagée contre la guerre froide. Une fois que vous avez pris connaissance de cette info essentielle, mettez le son à fond et dansez !
99 ballons de baudruche
S’envolant vers l’horizon furent pris pour des ovnis venant de l’espace.
Un général envoya donc une escadrille d’avions à leur poursuite pour donner l’alarme.
Et pourtant, il n’y avait à l’horizon
Que 99 ballons de baudruche.
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