Chapitre 2

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Journal de Yuna

8 décembre 1990

Le paysage enneigé me fait pratiquement oublier Turenne. C’est l’ENFER !

Réveil à 6 h 45 par une affreuse sonnerie qui m’écorche les tympans. Course aux douches pour en avoir une de libre.

7 h 15. Au réfectoire pour le pti déj.

7 h 45. Faire son cartable, digérer…

8 h. Début des cours.

12 h. Fin des cours.

12 h 10. Au réfectoire pour « manger ».

13 h ou 14 h. Reprise des cours, faire le cartable.

16 h. Fin des cours. Goûter, faire le cartable, aller aux toilettes, essayer de se détendre un peu.

16 h 15. Permanence : devoirs, leçons…

18 h 50. 10 minutes dehors. Automne et hiver : aglagla. Printemps été : plutôt bien.

19 h 00. « Manger ! »

19 h 30 - 20 h. Dehors !

20 h - 21 h. Travailler en étant fatiguée, crevée, exténuée.

21 h - 21 h 30. En pyjama. Enfin manger nos réserves secrètes.

21 h 30 - 6 h 45. Essayer de se reposer de cette longue journée. Avec les ronflements, la lumière de la sortie de secours, les bruits de discussion, les grincements de lit… ce n’est pas facile de dormir.

Quand je suis au pensionnat, je ne « mange » quasi rien, je travaille mal, car je me sens continuellement fatiguée, je n’ai pratiquement personne à qui parler.

Quand je suis à la maison, je voudrais : manger des plats consistants et bons, ne plus entendre aucun bruit, dormir, lire, écrire. Ne PLUS travailler !!!


14 décembre 1990

Je commence à m’habituer à Turenne.

Le marché de Noël était super, il y avait plein de belles choses. Ce qui m’énerve, c’est qu’ici, à Turenne, on se moque parfois (beaucoup !) de la façon dont je parle. Pourtant je n’ai pas un langage si soutenu ! À Denfert, on ne m’avait jamais fait cette remarque.

Maintenant, je suis sûre d’être amoureuse (si quelqu’un lit cela, qu’il se taise pour toujours) de Greg. Bon, il est en Terminale et moi en quatrième… Sylvie aussi est amoureuse d’un garçon plus vieux. JC, alias le Gardien (gardien de foot, nom de code très dur à trouver). Elle est aussi timide que moi, une vraie paire d’As. Il faudrait que je parle de Sylvie un jour. Elle est douée pour tout, c’est impressionnant. Elle est intelligente, jolie, gentille, artiste… J’adore quand on chante la « Flûte enchantée ». Enfin, elle, ça ressemble à quelque chose ! Moi, juste je crie.

Pour en revenir à ce que je disais, il faudrait que j’adopte une attitude cool. Mais pour cela il faudrait que je devienne le genre de personne pour qui je n’ai que pitié.

C’est-à-dire avoir des ami-e-s sur qui on ne peut pas compter. Si je faisais cela, ce ne serait que pour plaire à certains groupes. Bref, je préfère souffrir (et ce n’est pas exagéré) que de devenir comme ça. Mes souffrances sont morales : moqueries, mauvaises notes, manque d’’amies, mal du pays, manque de la présence de papa et maman…

Tout cela agit sur mon physique : toujours le bourdon, et toujours fatiguée. Et je l’aime ! Je commence petit à petit à me dire que l’école n’est pas toujours une plaie. À Denfert, mon ancien collège, c’était naturel. Voir 24 h/24 Turenne, c’est pas la joie !

La « bouffe » est toujours aussi dégueulasse. En plus, s’il y a trop d’absents, c’est toujours notre table qui saute. Je me retrouve avec les Terminales, et les garçons s’amusent à me faire rougir. Ce n’est pas bien dur. Alors je ne mange pas.

Je suis sûre, sûre, sûre que je l’aime. Il est si beau, si grand, si… Bref, je l’adore. Problème, toutes les filles sont à ses pieds et je suis sûre qu’il ne s’intéresse pas à moi. J’aimerais qu’on me dise le contraire.

21 décembre 1990

Il y a quelques heures à peine, j’étais amoureuse. Maintenant, j’ai le cœur en miette. Greg avait vraiment l’air vexé à la boum, il n’arrêtait pas de me regarder… Et puis il est parti avec Nathalie, roucouler, s’embrasser…

Ils n’arrêtaient pas de me regarder avec leurs têtes de bienheureux. Je m’y attendais, mais ça fait mal. Mais j’ai l’impression qu’il regrette. Ce matin, en allant au casier (le sien est juste à côté du mien), il m’a regardé quelques secondes, a poussé mon cartable du pied, puis il a refermé son casier, sans rien prendre, en disant d’une voix bizarre « Qu’est-ce que je fais ici ? ».

J’aimerais bien ne pas lui pardonner, lui faire comprendre clairement qu’il m’a brisé le cœur (on m’avait prévenue), mais s’il m’ouvrait ses bras (ce qui m’étonnerait), je crois bien que je craquerais.

La boum était géniale (à part cette déchirure au cœur). J’ai dansé des slows avec Gaël, Benoît, Greg, Viraya (il danse bien !), Stéphane… Sylvie a dansé deux slows avec JC !!! J’ai immortalisé l’instant avec une photo. Je me suis vraiment amusée et maintenant j’ai mal partout.

Ce soir, je crois que Greg remplace le pion pendant l’étude. J’essaie de penser à ce qu’il m’a fait, pour essayer au moins de le détester, mais je n’y arrive pas. À chaque fois, mon cœur bat à se rompre, à chaque fois, mon ventre me fait mal. Il faut que je l’oublie ! Je n’ai jamais ressenti ça auparavant. Mon cœur me fait vraiment mal à force de battre à toute allure. À chaque fois qu’il me parle, je rougis, j’ai chaud, je n’ose plus parler… ce soir, je l’ai juste en face de moi, il paraît que je suis rouge comme une tomate. Je l’aime et il m’ignore, ou alors, enfin, je ne sais pas comment dire, mais cette phrase de la très gentille Isabelle illustrera peut-être ce que je veux dire : « Elle pourrait avoir tous les mecs qu’elle veut si elle était moins gamine ». Ce que je veux dire, c’est qu’il veut peut-être profiter, sortir avec moi juste comme ça.

14 janvier 1991

Nous sommes à la veille de la Troisième guerre mondiale, dans toutes les écoles françaises il y a eu des menaces de poseurs de bombes, nos sacs sont fouillés avant de prendre le bus et nous allons prendre ce dernier directement dans la caserne et plus devant chez nous. Pourtant, je suis heureuse ! Tout s’est passé si vite, il faut que je prenne le temps de raconter :

Greg a demandé à Aude où était sa « grande puce », puis il a ajouté qu’elle devait me dire qu’il était au CDI. Moi, j’étais déjà là-bas, il est venu en face de moi. Alors on a un peu discuté. Le soir, en allant au dortoir, Benoît (qui est dans ma classe) m’a dit « Ça marche pour toi ! ». Je n’y ai pas fait trop attention, et au dortoir, Cécile me dit « Tu devrais sauter dans les bras de Greg avant qu’il y ait la guerre. Il veut sortir avec toi. » Je lui demande alors si c’est lui qui lui a dit ça et elle répond que non, mais que ça se voit. Ça m’a empêchée de dormir…

Ce même soir, au dortoir des garçons, Benoît et J-M sont allés chez les secondes. Ils parlaient de « meufs ». Christophe citait toutes les filles potables quand Greg a jouté « Non, cite les internes ». Il a alors demandé à Benoît si nous étions dans la même classe, puis il a dit que j’étais mignonne et qu’il voulait sortir avec moi.

Je vois tout en rose, la vie est belle, mais comme je n’ai jamais embrassé de garçon, j’ai peur que si nous sortons ensemble, je reste là, toute bête et qu’il se moque de moi. Ah ! Comment faire ?


17 janvier 1991

Cette après-midi, il y a eu une manif. Les Allemands criaient que les Français devaient partir et ils jetaient des pierres contre les fenêtres. Il y a quelque temps, les gens disaient que les militaires ne servaient à rien et qu’ils étaient trop payés. Maintenant qu’il y a la guerre, ils sont bien contents de trouver de gentils militaires pour aller se faire tuer à leur place en Irak. S’ils pouvaient voir dans quel état sont les enfants avant que leurs parents ne partent sur le terrain… Hier, Laetitia a pleuré en plein cours, car son père allait partir et Stéphane lui a répondu que c’était son métier, qu’elle ne devait pas se plaindre. Forcément, lui, ses parents ne sont pas militaires !

18 janvier 1991

Ce matin, j’avais mal au ventre, comme lorsque j’ai attrapé un coup de froid, et je n’arrêtais pas de penser à manger. Puis à 12 h 10, en allant aux toilettes j’ai eu une drôle de surprise ! J’ai mes règles !

Je peux écrire, car le prof de latin est absent.

Pour Greg, j’ai pris une décision. SI il me demande de sortir avec lui, je dirai oui. Hélas, comme mes réactions, souvent, m’échappent, j’ai peur de ne pas réussir à parler.

21 janvier 1991

La France est en guerre depuis quatre jours. Combien de temps va-t-elle durer ? Je suis sûre que les générations futures en sauront plus que moi sur ce qui se passe maintenant. La seule chose marrante, c’est le portrait de Saddam que quelqu’un a amené. Quand on le plie en quatre, cela forme des cochons. On s’amuse comme on peut…

(plus tard) J’en ai marre de la vie, il n’y a rien de plus stupide que de vivre. Il y a des moments où tout va bien, la vie est rose, superbe, et d’autres moments qui éclipsent tous les autres en horreur. J’ai l’impression d’être la seule à me retrouver comme ça, tout d’un coup, au bord d’un gouffre. Je me sens bien, tout me sourit, et soudain c’est la coupure. Je ne sais plus qui je suis, je me demande ce que je fais là, je me trouve stupide, idiote. Ce n’est pas une perte de mémoire, je sais toujours comment je m’appelle, etc. Mais c’est affreux, j’ai envie de hurler, de pleurer, de crier au monde son absurdité.

25 janvier 1991

J’ai décidé qu’il faut que je dise à Greg un truc du genre « je t’aime bien, je sortirais peut-être avec toi plus tard, mais pour l’instant, restons amis ». J’ai vraiment trop peur.

5 février 1991

Aujourd’hui, Greg fêtait ses dix-huit ans. Le soir, il y avait une réunion parents-profs. Au moment de partir, je suis allée chercher mon sac dans le local où on les range avant de prendre le bus. Lorsque je suis entrée, Greg et une copine à lui sont arrivés. Elle a fermé la porte derrière lui. Il faisait tout noir. Greg s’est approché, m’a enlacée, a approché son visage du mien, je sentais ses lèvres frôler ma joue, pour atterrir… pour ne jamais atterrir. J’ai eu peur, il m’a demandé si je voulais, j’ai bafouillé, il m’a dit « juste un smack ! », j’ai répondu négativement, je lui ai fait la bise en lui disant « Merci, tu es très gentil », et je suis partie. Je suis débile.

10 février 1991

Je vais moins écrire maintenant, car j’ai de nouvelles amies avec qui je m’entends très bien. Donc j’ai des personnes à qui me confier.

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