Chapitre 3

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C’était le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Pas la fête de la femme ni la foire à l’électroménager. Donc gardez vos roses et vos mixeurs. Il y en a qui sont nés un 4 juillet (Hi Tom !), moi je suis née un 8 mars. Et cela me va siiiiiiiii bien ! Cependant, le jour de mes 14 ans, j’étais encore bien naïve. C’est un bout de tissu qui éveilla ma conscience féministe.

Séverine et moi errions dans la cité militaire, tristes que personne n’ait pensé à souhaiter notre anniversaire. C’était l’époque de ma première mini-jupe. Elle suscita bien des remous, mais je ne m’en rendis même pas compte. À un garçon qui me complimenta sur la beauté de mes jambes, je répondis : « Merci, mais mes collants sont pourris ». Cela passa pour de la fausse modestie, alors que je n’avais tout simplement pas conscience du changement de regard des autres sur moi. Subitement, j’étais sexualisée : pour les hommes, jeunes et vieux, j’avais un corps de femme, qu’ils trouvaient séduisant, ce qui signifiait selon eux que je voulais les séduire. Or il n’y a pas de frontière nette et précise entre corps d’enfant et corps d’adulte, mais une succession d’étapes.

Suite aux remarques qui se multipliaient, je commençai à me scruter dans le miroir, à interroger ce que je voyais. Je ne me considérais pas comme jolie : un cou trop long, des hanches trop larges, d’épais cheveux châtains ni frisés si raides, que j’essayais de lisser en les brossant interminablement. J’appréciais juste mes yeux verts et mes épaules : carrées, je leur trouvais une allure sportive. Déjà grande, on me prédisait que de toute manière j’avais fini ma croissance. Un décalage s’installa insidieusement entre mon corps réel et celui que je percevais. Je devins de plus en plus critique, dure. Ainsi, alors que mon ventre était creux, je l’imaginais énorme. Avec une telle estime de soi, les paroles des autres prenaient le pas sur ma propre vision : ce sont eux qui me définissaient, plus moi.

Avec cette première mini-jupe, je ressentis également, de manière floue, un écart entre la raison pour laquelle je choisissais un vêtement et les motivations que l’on me prêtait. Il n’y avait pas de différences entre le moi de tout juste 14 ans et celui de 8 ans. Je trouvais un vêtement sympa pour lui-même, je ne pensais pas à l’effet qu’il ferait une fois porté, ou comment il m’irait. C’était juste une jupe, un pull, un pantalon… dont le motif, la couleur ou la coupe me plaisait. J’avais toujours choisi mes tenues librement, sans arrière-pensées. Mes parents ne m’avaient pas prévenue de la symbolique des vêtements.

De manière générale, je me débrouillais pour cerner ce qui était attendu de moi et découvrir les codes sociaux. Je me confrontais donc parfois à des situations étranges. Ainsi, alors que j’étais tranquillement en train de barboter dans mon bain, mon père entra pour me remettre une lettre. Il m'informa uniquement qu'elle lui avait été transmise par un collègue, l’adjudant trucmuche, de la part d'une personne dont cet adjudant se portait garant. Je n’y comprenais rien, je trouvais cette situation inquiétante. Mon père avait l’air mécontent, sans que j’en saisisse la raison. Une vague odeur de culpabilité flottait au-dessus de moi. C’était un bidasse, comme tu aimais le dire, qui me faisait une déclaration. Ma surprise était totale. Quand nous prenions le bus pour l’internat, le conducteur était secondé par un appelé, qui changeait régulièrement. Parfois nous discutions avec lui, parfois non. Cela dépendait notamment du chauffeur. Autant la plupart d’entre eux nous laissaient bavarder et rire, autant Totor la Terreur nous interdisait de respirer. Mais c’était toujours mieux que celui qui avait l’air de fermer les yeux au moment de s’engager dans le virage à 360° sur la route de montagne. Nous poussions des cris dans le but de le réveiller. Tout cela était bien routinier. Par conséquent, je tombai des nues en découvrant qu’un appelé avait pris un échange anodin pour une technique de séduction. Je venais à peine de fêter mes 14 ans et lui en avait 21. Alors qu'il connaissait mon âge, il me confiait le trouble que j’avais semé en lui, avant d'enchainer sur ma « grande maturité ». Il imaginait que si Céline et moi ne nous étions pas placées derrière lui au cours du trajet suivant, c’était pour le tester. J’étais horriblement gênée. Se faire draguer par des lycéens de quelques années de plus était une chose, par des hommes, c’était carrément différent. J’ai consulté Céline afin de déterminer la meilleure tactique. Pour mettre une distance, qu'il comprenne que rien n'était envisageable entre nous, je me suis inventé un petit copain. Mon père ne m’a rien dit quand je lui ai donné ma lettre. Je ne savais donc pas si cet échange était approprié, tout en me sentant vaguement fautive de répondre, mais si je ne l'avais pas fait, j'aurais été malpolie, car tout de même, l'adjudant trucmuche faisait l'entremetteur. L'embrouille. Avais-je un instinct de conservation particulièrement développé ? Quoiqu’il en soit, cette tentative d’approche avait déclenché mon alarme interne. Dans sa seconde lettre, il écrivait : « Parfois le soir, lorsque je sors, je passe devant chez toi et je jette un regard inquisiteur, ayant l’espoir utopique de rencontrer tes yeux verts. » Il proposait de nous revoir, et cette idée faisait monter son taux d’adrénaline. Je n’ai pas donné suite. Imaginer un « regard inquisiteur » qui passait sous ma fenêtre m’avait juste angoissée. Je vivais dans une illusion de liberté. Libre de me débrouiller avec des sollicitations inappropriées transmises par mon père, libre de m’habiller comme je voulais quitte à être traitée de salope…

J’étais à mille lieues de penser que quiconque allait prendre le temps d’analyser ce que je portais. C’était l’époque des bodys, je trouvais cela super sympa. Mes deux préférés étaient un modèle en coton écru avec des petites fleurs roses, et l’autre pour l’hiver, blanc avec un tissu gaufré. Avec ce dernier, je ne voyais pas l’intérêt de porter un soutien-gorge, vu la hauteur du col et l’épaisseur du tissu. Je me suis même dit que comme il était moulant, c’était gênant qu’on voie la marque de cette lingerie. À la cantine, un camarade m’a examinée avant de conclure : « Tu ne portes pas de soutien-gorge, hein ? ». Je me suis sentie déshabillée, salie. Pourquoi me regarder ainsi, me juger, et surtout me le dire ? À quel moment a-t-on suffisamment confiance en soi pour oser juger quelqu’un qui ne vous a rien demandé… et le lui dire ? Jamais une fille ne parlerait du corps d’un garçon comme ça. En pensée, ou entre filles, en confidence, oui, mais carrément aller le voir et lui dire : « Hé dis donc, ton jean moulant, c’est avec poutre apparente ! Tu fais ça pour m’exciter ? ». Et on lui collerait une main sur le sexe et il n’aurait rien à dire, car ce serait de sa faute. Et il subirait ça tous les jours, partout, par n’importe qui, adulte ou ado.
Pragmatique, j'ai inconsciemment développé une technique d'essais-erreurs me permettant de comprendre ces fichus codes sociaux.

Revenons à ce 8 mars 1991, où je fis ta connaissance. Séverine et moi avions enfin trouvé à qui parler : un groupe de jeunes squattait en bas de chez elle. On ne peut pas dire que ce fut le coup de foudre.

8 mars 1991
Les garçons sont vraiment débiles. Aujourd'hui, j'ai fait la connaissance de Tibert, le copain de Greg. J'étais avec Séverine, on discutait avec la bande, et il m'a dit : « Tu es mignonne, mais c’est mieux quand tu te tais ». C'est censé être un compliment ? Je préfère ne pas écrire ce que je pense de lui. Je ne lui parlerai plus jamais, ça réglera son problème. Ou alors je vais le mordre plutôt que de lui imposer mes réflexions !

22 mars 1991
Comme cela fait longtemps que je n’ai rien écrit, un petit résumé s’impose. Le 14 février, Greg m’a fait un smack. Mon premier « petit » baiser. Mais le lendemain, il ne m’a même pas adressé la parole de la journée. Lorsque je suis passée devant eux pour aller à la vie scolaire, Nathalie s’est jetée dans ses bras en gloussant. Plus tard, Bruno m’a dit que ça n’avait pas l’air d’aller entre Greg et moi. Je n’ai fait que hocher la tête, je ne voyais plus rien à cause des larmes qui commençaient à emplir mes yeux. Il m’a dit d’autres choses, mais je n’écoutais plus. On ne s'est pas parlé pendant presque un mois.
Il y a une semaine, Greg, comme d’habitude, jouait au foot. J’étais sur un banc en train de lire (et de le regarder). Ah ! J’oubliais ! La veille, il a cassé avec Nathalie. À un moment, Greg et Bruno sont venus près de moi. Tout en jouant, Greg s’est excusé de sa conduite et il a dit que si je n’avais pas l’habitude de sortir avec des garçons, lui il avait l’habitude de sortir avec des filles.

12 avril 1991

C’est bon de penser à quelqu’un d’autre que Greg ! Romuald, qui est en terminale, me drague !!!

Mais ne jugeons pas trop vite. Tout ce que je sais, c’est que depuis qu’il est venu squatter notre banc, il y a deux semaines, en m’accostant d’un « c’est quoi ton pti nom ? », nous sommes devenus amis. Aujourd’hui nous avons beaucoup parlé et à chaque fois que j’ouvrais la bouche, c’était pour dire une connerie. Enfin ! Je suis timide et ça ne guérit pas comme ça.

Tout à l’heure, Sandrine a fait un exposé sur l’adolescence. Beaucoup de choses y étaient vraies (pour moi !). Par exemple : le flirt permet à l’adolescent (peu confiant) de savoir quelle image se font les autres de lui, jusqu’où cette personne peut aller…

Pour moi, un de mes grands soucis, c’est la nourriture. Quand je suis chez moi, à table, je ne mange pratiquement rien, par contre, entre les repas ?!!!?! Au contraire, d’autres jours, je vais manger comme un ogre au repas et le regretter toute la journée.

16 avril 1991

Samedi, avant d’aller au bal militaire, maman et moi étions dans la salle de bain. Elle m’a dit qu’elle savait pouvoir compter sur moi et elle m’a annoncé que lorsque nous reviendrons en France, un peu plus tard, elle divorcerait.

Je n’ai jamais vraiment aimé papa, il me faisait peur bien qu’il soit super sympa, mais ne plus le voir, ce serait trop dur. Déjà toute petite, je le rejetais. Bébé, lorsqu’il voulait me prendre, je hurlais. Maintenant, je vois qu’il voudrait se rapprocher de moi, mais inconsciemment je le rejette. S’il avait pu me tenir, encore enfant, les choses auraient peut-être été différentes.

Je ne veux pas que mes parents divorcent ! C’est dur. Pour moi, maman était une déesse, maintenant, elle est tombée de son piédestal.

Pourquoi veut-elle divorcer, séparant la famille ? Si (je garde espoir) elle divorce, si elle veut se remarier, je ne le supporterais pas. De toute manière, si plus tard il y a un autre homme dans sa vie, je ferais tout pour rendre sa vie impossible.

Je voudrais la traiter d’égoïste, mais je sais que la plus égoïste des deux, c’est moi. Je ne cherche que mon bonheur, que je ne conçois pas sans papa et maman. Si je voulais le sien, je la laisserais faire sa vie, mais c’est trop dur. Elle était pour moi la femme parfaite, et divorcer, aimer, c’est tellement commun. Faire ça, c’est devenir mortelle, elle a perdu pour moi son auréole divine, mes yeux se sont brulés à la réalité.

18 avril 1991

Cet après-midi, Romuald avait 3 heures de permes et moi 1. Ça y est, maintenant au pti déj les petits pains sont revenus. Finis ces temps de pénurie où il fallait aller en cours le ventre creux !

Ce qui me désole maintenant que la guerre est finie (pas entièrement pour les Kurdes), tout le monde essaie d’en tirer profit : livres, cassettes, souvenirs…

Je ne parle pas du divorce, parce que j’essaie d’oublier.

J’aime bien Romuald, mais je ne sais pas que faire pour lui plaire. J’essaie d’être naturelle, mais je ne me plais pas, alors ????

Je n’arrive pas y croire, mais je crois que Bruno me drague. Vous vous rendez compte ! Moi ! Deux garçons, sans compter Alexandre ! Je me dis qu’il ne faut pas en tenir compte, mais il n’empêche que sa redonne confiance.

J’ai tout dit à Céline à propos du divorce. Elle est vraiment sympa, c’est ma meilleure amie.

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