Chapitre 4
C’était un mardi après-midi. Nous venions de recevoir la visite de Michel Tournier. Nous avions consciencieusement préparé cette rencontre, enthousiastes à l’idée qu’un écrivain connu nous honore de sa présence dans notre garnison perdue. Il nous a servi l’exacte réplique des interviews que nous avions visionnées. La manière dont il traitait ses personnages féminins m’avait étonnée, sans que je parvienne à formuler ce qui me gênait. Lorsqu’une terminale lui en fit la remarque, il balaya la critique d’un revers de main : « Un auteur n’est pas responsable de ce que font ou disent ses personnages ». J’ai été choquée par l’ineptie de sa réponse, qu’il ne fasse même pas l’effort d’argumenter. À la suite de cette édifiante rencontre, je suis allée au CDI avec Romuald. J’attendais l’heure de prendre le bus. Nous étions seuls dans la salle du fond, nous discutions, et il me montra sa super calculatrice scientifique, sur laquelle il faisait défiler des « je t’aime ». De quoi impressionner une collégienne, à l’époque où peu de personnes avaient un ordinateur. Il me dit qu’il voulait m’embrasser. Une explosion nucléaire m’aurait moins surprise.
Mon premier baiser… J’ai trouvé ce premier mélange de salive assez déroutant. Non, « franchement dégueulasse » serait plus juste. Mais j’étais heureuse, heureuse ! Je n’étais donc pas un monstre repoussant et stupide ! Le soir, à Villingen, je suis allée voir Indiana Jones et la dernière croisade avec Céline : j’étais survoltée, hilare, je ne tenais pas en place.
Par la suite, ça ne s’est pas vraiment arrangé. Je rigolais comme une bécasse dès qu’il m’approchait, je rougissais, j’osais à peine le regarder en face. Je me serais bien donné des claques.
Avec les copines, nous parlions des garçons. Notre poste d’observation favori au collège était le banc (« notre » banc) derrière la cage de foot. Sur le terrain, les garçons venaient faire étalage de leur force et de leur agilité, sous notre regard attentif. Cependant, notre curiosité était très variable. Leslie avait l’air perpétuellement en feu, et tout l’enflammait, filles et garçons. C’est chez elle que j’ai vu mon premier film porno (une VHS piquée à ses parents). Au moment où elle démarra le film, je tournais le dos à l’écran. Je ne savais pas exactement ce que nous allions découvrir. Et je n’ai pas saisi ce que j’ai vu une fois face à la télévision. Céline et Leslie ont beaucoup ri devant ma tête interloquée. Il a fallu quelques minutes à mes yeux et mon cerveau pour s’ajuster et appréhender qu’il s’agissait d’un gros plan sur une pénétration. Le choc passé, je n’ai pas compris l’intérêt de cette boucherie. Nous n’avons pas regardé plus loin ce film anatomique.
Je pouvais passer de longs moments à admirer la nuque d’un garçon. Cette zone était si attirante… La peau avait l’air douce et sensible, et la courbe vers l’épaule si sensuelle. J’y déposais des baisers légers, la pulpe de mes doigts effleurait et provoquaient des frissons. J’imaginais des mains masculines, grandes, soignées, surtout pas d’ongles longs. Elles empaumaient mon visage, qui y trouvait un refuge douillet. En pensée, tout était si simple.
27 avril 1991
Le bout de papier dans mon cahier, c’est la lettre de Greg. Je n’ai jamais vu un tel tissu d’absurdités. J’ai trouvé ça tellement stupide que je l’ai déchirée et jetée à la poubelle. Mais Aurélie l’a récupérée, alors j’ai décidé de la garder en souvenir. Ce qui me dégoute le plus, c’est la façon dont il parle de Romuald : « Il ne sait pas t’apprécier à sa juste valeur », « il s’intéresse seulement à ton corps »… Quelles conneries ! Qui pourrait s’intéresser à mon corps ? Je me demande comment j’ai pu tomber amoureuse de ce (censuré).
17 mai 1991
Ce qui m’énerve chez moi, c’est qu’à chaque fois que je craque, je me retiens pour ne pas pleurer et par contre, quand je peux pleurer pour me libérer, rien ne sort. Alors parfois ça éclate en crise de nerfs.
Je trouve que la timidité est une tare insupportable. À chaque fois que je vois Romuald (dans un couloir par exemple), j’ose à peine le regarder, alors qu’on sort ensemble ! Aujourd’hui, la liste des internes arrive sur notre table et lorsque j’ai voulu rayer mon nom, j’ai vu que Greg l’avait déjà fait et avait ajouté des cœurs. C’est beau l’espoir ! Dommage pour lui que je ne sois pas complètement idiote. Même si je l’aime toujours un peu, je ne sortirai jamais plus avec lui. C’est vrai quoi ! Pour qui me prend-on ? Est-ce que j’ai une tête à ressortir avec quelqu’un qui m’a trahie ?
Céline, hier soir, en constatant que j’aimais toujours Greg, était désespérée. Ce n’est pas de ma faute !
Aujourd’hui j’ai passé 3 de mes poèmes au prof de français.
24 mai 1991
Les 3e passent leur BEPC. Je n’ai pas parlé à Romuald de toute la journée. J’ai un mauvais pressentiment ! Moi qui commençais à l’aimer, à tenir à lui. Dimanche, je n’en pouvais plus, alors je voulais casser. Mais Céline disait qu’il ne fallait pas. Si je n’avais pas connu Greg, tout aurait été plus simple, car je ne serais pas aussi méfiante. En tout cas, si Romuald casse, je ne sortirais plus qu’avec des garçons que je n’aime pas, pour ne pas être déçue après. Et je casserai 1 ou 2 semaines plus tard pour ne pas m’attacher. Arrêtons de penser à ça, je n’en reparlerai que SI vraiment il casse.
Le prof de français publiera un de mes poèmes dans Micro-Préau.
27 mai 1991
Aujourd’hui, nous avons cassé. Moi qui voulais casser une semaine plus tôt, ça m’arrange que ce soit lui qui l’ait dit. Il avait vraiment l’air gêné, je passe les détails, genre « Tu sais pourquoi je viens ? », etc.
Bref, si j’ai bien compris, on reste amis, c’est le principal.
Je me sens beaucoup mieux comme ça.
J’oublie petit à petit le futur divorce de mes parents, en me disant que maman a surement dû oublier aussi. Au fait, samedi, je suis allée au bal DOM-TOM. La plupart des garçons qui m’ont invitée à danser me donnaient 18 ans.
2 juin 1991
Aujourd’hui, je viens de remarquer que les autres n’ont pas besoin de moi et que la seule chose qui me rattache à eux, c’est la nécessité que crée la société. Pourquoi ce que je dis et pense n’intéresse personne ? Mais je ne perds pas espoir de rencontrer un jour quelqu’un que je vais intéresser. Mais cette personne fera-t-elle seulement semblant ? Résolutions du jour :
- ne pas s’attacher pour ne pas souffrir
- toujours être sympa pour ne pas être détestée
- essayer de plaire, « pour voir »
- faire mal à la gent masculine pour se venger
- ne jamais pleurer
- sourire pour la façade
- admirer, décrire
Plus je me connais, plus je me déteste. J’aimerais tellement rencontrer un garçon qui m’aime (ou qui fasse semblant sans me blesser) ! C’est un appel d’amour au secours ?!
Que faire pour (se) plaire ? Être belle, sympa, conne, idiote, méchante, sombre, mystérieuse, effacée ou bien encore intello ? La vie n’est qu’un point d’interrogation sans cesse renouvelé.
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