Chapitre 5

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Si mon journal recueillait mes plus grandes peines, j’avais tout de même de nombreuses sources de joie. Et bien des combats ! Révoltée par l’exploitation animale, je refusai progressivement de manger de la viande. Animal, mon égal. J’imaginais la vie de souffrances de l’être de chair et de sang qui était disposé dans mon assiette. Cette empathie remontait à loin. Toute petite déjà, j’interrogeais ma mère quand nous faisions le marché et que nous passions devant l’étal du boucher : « Pourquoi est-ce qu’il y a du sang ? Ça saigne comme moi. » Je restais bloquée face aux poissons, yeux vitreux, bouche ouverte sur un cri silencieux. En maternelle, lors d’une sortie scolaire dans les vignobles aux alentours d’Offenburg, je me suis ruée en hurlant sur des camarades qui détruisaient une fourmilière. Je ne comprenais pas cette violence gratuite. Un sentiment d’injustice, puissant, s’était emparé de moi.

Je me sentais particulièrement isolée, car défendre les droits des autres espèces était tourné en ridicule : refuser d’exploiter et tuer un autre être sensible, c’était oublier toutes les misères humaines, c’était vraiment un truc de chochotte. Sexisme et spécisme se tiennent la main… Je ne connaissais même pas ces mots. J’étais peut-être même la seule végétarienne au monde, comment aurais-je pu savoir ?

Ma défense des droits des femmes n’avait pas plus de succès. Je me prenais de plein fouet la différence de traitement entre filles et garçons et cela m’interrogeait et me révoltait tout à la fois.

N’ayant pas la télévision française, c’est un camarade de classe qui me dit, le 15 mai 1991, que je devais être heureuse. Pourquoi ? Une femme, Édith Cresson, venait d’être nommée Première ministre. Enfin, non, « Premier ministre ». Ça gâche le plaisir.

Je conservais des plaisirs simples : lire, marcher, contempler. Ma compagne de balade favorite était Sylvie. Nous avions le même imaginaire fantasque et lors de nos marches en forêt, nous imaginions mille aventures. Nous étions sous le charme d’Anne de « La maison aux pignons verts », dont nous venions de découvrir la série télé. Nous bifurquions, attirées par les chemins de traverse. L’espace d’une promenade, nous fûmes des exploratrices perdues dans les flots d’une rivière inconnue des cartographes. Nous avions pris la précaution de nouer nos baskets autour de notre cou. Nous sommes tombés deux ou trois fois dans le ruisseau. Après quelques heures dans l’ombre des épicéas, nous débouchâmes sur un vaste pâturage en hauteur. La vue était splendide. Les hautes herbes ondoyaient. Nous avons dû résister à la tentation de rouler jusqu’en bas, entrainant les fleurs avec nous.

L’hiver ne nous arrêtait pas, et j’ai le souvenir d’une parenthèse digne du monde de Narnia. Ce n’est pas dans un placard sans fin que nous nous sommes perdues, mais dans le parc de notre ville. Nous nous étions réfugiées sous le couvert d’un sapin, assises au sec alors que tout était enneigé alentour. C’est alors qu’une minuscule créature a trottiné vers nous, elle aussi sûrement en quête d’un endroit abrité. Elle s’est approchée, nous retenions notre souffle. Comme si nous n’existions pas, elle a commencé à creuser, nous présentant son adorable petit derrière. Ce n’était sûrement rien qu’une banale taupe, mais avec Sylvie qui partageait ma sensibilité, cet animal était surtout un surgissement de l’inattendu.

Sylvie avait de nombreux talents : elle chantait et jouait de la flûte traversière, elle avait un goût pour les couleurs qui m’épatait. Quand elle a dû porter des lunettes, elle eut peur qu’on ne voie plus ses beaux yeux bleus. Alors elle commença à maquiller ses paupières d’une manière à la fois discrète et artistique. Moi, je réussissais surtout à m’enfoncer le crayon dans l’œil, et je n’avais aucune patience. Je me laissais farder comme une poupée par mes camarades au moment des fêtes.

3 juin 1991

Je suis au CDI et Eddy est un emmerdeur. Je voudrais travailler et il n’arrête pas de parler. Tout à l’heure, Greg s’est approché de moi et il a fait comme s’il voulait m’embrasser. Alors moi je lui ai envoyé un coup dans les côtes. Il a été surpris !

17 juin 1991

Je n’ai plus que 6 jours de cours et après je pars ! Le rêve ! À moi les longues siestes, les promenades (et les révisions d’été, joie, bonheur et allégresse). Je m’ennuie ! Ce n’est pas les devoirs qui manquent, mais ma vie manque vraiment d’action ces temps-ci (normal, je ne suis pas amoureuse). Enfin ! Céline est revenue de l’hôpital après une semaine, ce qui fait que je m’ennuie moins. Ce que je trouve « marrant », c’est que certains jours j’écris quelque chose que je trouve complètement faux le lendemain.

Je me suis relue, et c’est vrai que je me sens seule. J’ai quand même beaucoup d’amis (et Céline), mais par moment je ressens un grand vide en moi, dans mon cœur. J’aimerais écrire un poème pour Céline, mais il n’y aura jamais aucun mot pour dire combien je tiens à elle.

18 juin 1991

Hier, Greg m’a fait « la cour ». Quel con ! Mais il est vrai qu’il ne me laisse pas insensible. Je suis en train d’écouter la Flûte enchantée au walkman. À 3 h, interro écrite et flûte. J’ai peur.

À la rentrée prochaine, ça va me faire bizarre de revenir à Turenne. Beaucoup seront partis (Sylvie !) Et oui ! Comme tous les régiments sont dissous progressivement.


26 juin 1991

Depuis hier, j’ai des lunettes. On me dit qu’elles me vont bien, qu’elles me donnent un air intello. Au moins maintenant je vois bien. En ce moment on a physique. Comme c’est notre dernier cours, on fait ce qu’on veut. Moi j’écris. Pendant ce temps, il y en a qui font le ménage (pourquoi pas après tout !), et d’autres qui font des expériences (je vous raconte pas l’odeur, ça sent l’ammoniaque à plein nez).

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