Chapitre 9

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Je débutais mon année de troisième à Fribourg en étant plus détendue que lors de mon arrivée en Allemagne. À force de tester différentes manières de m’habiller et de me comporter, je savais mieux comment m’ajuster aux contraintes sociales. Je n’étais plus constamment surprise par les remarques des autres. J’enviais la franchise de certaines filles, qui parvenaient par exemple à dire à voix haute à leur copain : « Fiche-moi la paix aujourd’hui, j’ai mes règles, j’ai mal. » Je n’avais pas cette audace, mais je commençais à savoir qui j’étais et ce que je voulais. J’étais une intello, j’étais jolie, j’étais fofolle, mais également parfois timide, j’aimais avoir du plaisir, j’aimais délirer avec mes copines et parfois être seule…


Depuis la rentrée scolaire, nous attendions les week-ends avec impatience, car tu étais en internat à Baden-Baden, où étaient les filières technologiques, et moi toujours à Turenne. Quand nous nous retrouvions, nous nous promenions simplement en ville, au parc ou dans les résidences militaires. Entre chaque immeuble de quatre étages, il y avait des jeux pour les enfants : balançoires, bacs à sable, tourniquets, etc. Même si je n’organisais plus d’activités avec les petits, je m’amusais régulièrement avec Léon et Angèle. Tu en profitais pour faire le malin, enchainant les pompes sur une main avec mon frère sur ton dos.


Nos soirées débutaient en bande, à discuter sur les bancs jouxtant les jeux, chassés par les adultes qui trouvaient nos voix trop fortes. Au cours de la nuit, il ne restait plus que nous. Allongée sur la table de ping-pong, je me perdais dans les étoiles pendant que nous parlions.

Le fil de nos échanges ne se rompait jamais : rires, remarques acerbes, paroles chuchotées, mots couchés sur le papier… tout nous ramenait l’un à l’autre.

Lettres de Tibert

Baden-Baden, 23 septembre 1991, 23 h 25

Salut Yuna,

J’espère que tu es contente que je t’écrive, mais moi je n’ai qu’une parole. Et pourtant, tu sais pas ce que j’endure rien que pour t’écrire.

  • Je ne peux pas faire mon travail, car moi je suis un élève sérieux !!!
  • Je suis dans la cordonnerie, là où tout le monde fout ses merdes, je te raconte pas l’odeur.

Enfin bref, ça me permet de rêver, alors…

Depuis dimanche après-midi, où nous nous sommes quittés, le temps me parait bien long. Le lycée me donne une impression de puanteur. J’ai hâte d’être samedi, moment où je te verrais enfin.

Nous ne sommes que mercredi et pourtant cela me parait une éternité depuis ton dernier baiser. Je voudrais mentir si je te disais que j’ai encore le gout de tes lèvres sur les miennes. J’aimerais avoir le pouvoir d’arrêter le temps pour qu’un week-end devienne un long rêve sans fin. Chaque instant passé entre tes bras me fait penser de plus en plus que tu es une fille débordante de féminité et donc d’érotisme.

Sur ces brèves paroles, je te laisse manger et te demande de penser à moi comme je pense à toi.

Tibert


Baden-Baden, mercredi 8 octobre 1991

C’est moi, l’être d’une exceptionnelle sensibilité dont tu as la chance d’être aimée.

On est que mercredi et je frise la déprime. Je suis revenu du rugby, j’ai mal partout et comme si les douleurs physiques ne suffisaient pas, ton absence me fait encore plus mal. Heureusement, j’ai reçu ton poème qu’est assez cool d’ailleurs, mais même en le lisant et relisant y a des trucs que j’ai pas compris. Tu m’expliqueras. Enfin bref, j’éprouve un sentiment éphémère vis-à-vis de tout, il n’y a que toi et toi seule (avec le sport) qui hante ma pensée. J’en viens à compter les heures jusqu’au Jour J et l’heure H où je te verrais. En ce moment il reste 66 heures avant que je te voie. Tout ça pour dire que je t’aime et que pour moi tu es parfaite.

Si je dis ça, c’est pour que tu ne croies pas que lorsque je dis que je me sens « rejeté » ou « mal aimé » que tu le prennes pas comme un reproche. C’est juste pour délirer. Car je crois que je crois à ton amour. Franchement, il faut que je te dise, tu me manques, car je t’aime, même si après ça tu me prends pour une lavette ou un abruti en pensant que j’en fais trop, mais ça reflète juste mes sentiments et j’y peux rien.

Si j’avais droit à un vœu, ça serait que je puisse être dans tes bras, car loin de toi je suis malheureux.

J’entretenais également une correspondance régulière avec mes amis de Saint-Maix et ma marraine. J’adorais recevoir des lettres, et encore mieux : des colis ! Ma marraine m’a notamment envoyé un roman sur l’apartheid, « En attendant la pluie »*. Sur le même sujet, j’avais vu au cinéma avec ma mère « Un monde à part » de Chris Menges. J’étais profondément révoltée par la politique raciste de l’Afrique du Sud. Apprendre que même la justice était au service du racisme et de l’oppression m’a choquée. Prendre conscience de l’inégalité des chances des enfants à travers le monde m’inspirait des poèmes que je partageais avec mes camarades.

Dans un registre beaucoup plus léger, Nicolas m’envoya une cassette d’Indochine. C’était l’époque des compils faites avec amour, sur une cassette qu’on insérait dans notre walkman. La classe absolue, c’était d’avoir un modèle autoreverse : pas besoin de retourner les cassettes pour écouter l’autre face ! Les CD n’allaient pas tarder à faire leur apparition dans notre quotidien, mais pour le moment, j’avais un bon vieux walkman décoré par mes soins, avec des écouteurs en mousse avant d’avoir des oreillettes. Nicolas m’avait donc enregistré une cassette d’un groupe des années 1980, Indochine. Cette découverte de leur album Troisième sexe tombait au bon moment. J’écoutais en boucle Trois nuits par semaine en fantasmant. Ce que nous faisions la nuit une fois de retour de nos internats, ce que j’avais envie de faire... Tout bouillonnait en moi et me mettait la fièvre. Canary Bay me laissait également songeuse.

Toi et moi, ce n’était pas une relation paisible. Nous alternions les disputes et les réconciliations. Difficile de croire en tes sentiments, quand tu t’amusais à te moquer de moi avec Greg. Impossible de laisser passer ça : je te quittais une première fois, en vous souhaitant bien du plaisir à tripoter vos manettes de jeux vidéos.

Peu après cette première rupture, nous nous retrouvâmes au cinéma de la garnison. Il possédait une unique salle, qui projetait les films quelques mois après leur sortie en France. Nous n’avions pas un grand choix de distraction, les temps étaient durs pour les jeunes. En venant t’asseoir à côté de moi, tu me demandas si je ne fumais toujours pas. Nous avions au moins un point commun en dehors de notre fusion physique : un grand souci de notre hygiène de vie. Tu plaçais tout de même la barre bien plus haut, avec la pratique quotidienne de toutes sortes de sports, le foot en tête. Tu t’inquiétais beaucoup pour ce que tu appelais affectueusement ta « petite santé », avec une légère propension à l’hypocondrie. De mon côté, je pratiquais surtout la lecture de haut niveau. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et la lecture accompagnait mes longues marches en forêt. Rien de tel que de parcourir les sentiers de la Forêt-Noire, puis de dénicher un coin tranquille avec une belle vue sur les cimes. La contemplation des paysages infinis comme celle des insectes vaquant sur la mousse m’apasait.

Revenons à cette séance de cinéma. Pendant la projection, je posai « innocemment » ma tête contre ton épaule. C’est que je commençais à comprendre les règles du jeu de la séduction. J’avais lu Les Liaisons dangereuses et Mme de Merteuil était devenue ma guide spirituelle. Si je dois être une chatte, autant apprendre à manier ronronnements et coups de griffes. Tes doigts effleuraient mon genou. Tiens… une nouvelle zone érogène ! Après cette séance de À la poursuite d’octobre rouge, nous nous assîmes sur une balançoire. Nous hésitions. La nuit d’été nous nappait de son voile de senteurs enivrantes. Nos regards entrelacés, tu t’approchas de moi.

Grand dragueur, je ne te faisais pas confiance, je ne croyais pas à tes paroles d’amour. Si je m’initiais au plaisir et à la sensualité, c’était sans rien prendre au sérieux, et surtout pas toi. Un soir, tout juste de retour de nos internats respectifs, je te quittais pour plus longtemps. Tu avais l’air d’un jeune chien fou, et tu m’appris plus tard que dans le bus qui revenait de l’internat, tu avais flirté avec une fille. Qui t’avait sauté dessus, bien sûr. Tu étais tellement pénible que je suis partie en te disant qu’on se téléphonerait… un de ces jours.

Je retrouvai donc mes amies et d’autres amours. La fulgurance en moins. À part avec elle.

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* En attendant la pluie, Sheila Gordon, éditions Gallimard,1988

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