Chapitre 10

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Elle…

Céline était mon amour romantique. Elle me caressait le bras et je devais deviner, yeux clos, quand ses doigts atteignaient le creux de mon coude, après mille détours. Elle était mon refuge, car avec elle mon cœur ne craignait rien. À part quand elle me préférait une autre copine et qu’alors je souffrais horriblement. Avec elle, je me moquais de toi. J’avais vaguement conscience de la jalousie qui affleurait. Nous partagions nos lectures, films et confidences. Nous dormions à côté en internat, et parfois l’une contre l’autre le week-end.

Je me projetais vivre avec Céline, et même élever des enfants avec elle. Mais je ne le disais pas. Nos mots n’allaient jamais au-delà de l’amitié, mais tout le reste, n’était-ce pas de l’amour ? Ce soir d’été, dans la cour de l’internat baignée par le soleil couchant, entourées de quelques halos lumineux, je lui déclamai du Cyrano. Je lui dédiai toute la scène du balcon.

Roxane :
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux
Quels mots me diriez-vous ?

Je la regardai, je connaissais ce passage par cœur, c’est moi qui lui déclarai :

Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
[…] J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

Timide comme Cyrano, et parce que cet amour n’était pas permis, je restais dans l’ombre de l’amitié : (…) car dans la nuit qui me protège
J’ose enfin être moi-même, et j’ose… *

Ce que tu me faisais découvrir me donnait bien des idées et des envies pourtant. Mes pensées s’aventuraient sur d’autres chemins en écoutant « Canary Bay » d’Indochine. « Des filles qui s’aimaient par milliers, c’est à Canary Bay, des filles qui s’aimaient et s’embrassaient, armées ! ». Avec Céline, nous n’accédâmes à cette île qu’une nuit, à laquelle nous n’avons jamais fait allusion ensuite. Des mois plus tard, elle laissa un magazine pour ado trainer. Par hasard ? Quoiqu’il en soit, je pris l’article qui s’y trouvait comme une réponse. Il disait que les ados expérimentent leur sexualité et qu’il n’est pas rare qu’ils partagent des caresses avec des personnes du même sexe. Mais ce n’est pas grave, ça ne veut rien dire, c’est juste une phase.

Coup de poignard.

Si, ça voulait dire quelque chose. Je l’aimais, je la désirais. « Mon regard ébloui pose des taches blondes ! »


13 novembre 1991

Salut ! TVA bien ? On a une cassette des Inconnus, c’est vraiment hilarant ! J’ai fait tout mon boulot et ça va plutôt bien. Je pense encore à Saint-Maixent. Je suis seule à mourir. Personne ne tient à moi (même pas moi), mais on s’y fait. Céline est sûre que l’on redeviendra bonnes amies, comme avant, moi pas.

Tu vivais trois étages au-dessus de chez moi, cependant nous avons réussi l’exploit de passer quelques mois sans nous voir. Ce n’était pas faute de chercher à nous croiser « par hasard »… Combien de fois me suis-je promenée dans le parc où je savais que tu jouais au foot le samedi ? Tu guettais ma venue, mais je n’arrivais jamais au bon moment. Forcer le destin n’était pas sans risque pour moi. Vêtue de mon bombers Naf-Naf brodé et de ma jupe plissée noire, je bravais le froid et la neige pour te rencontrer, « par hasard », donc. Lors d’une de mes tentatives, une Allemande m’accosta pour me demander si je voulais l’accompagner dans un endroit, au chaud, où il y aurait des hommes. Je me suis dit que je devais mal comprendre la langue. J’ai bafouillé et je me suis sauvée.


Au cours de cette période, à Baden, tu es sorti avec une fille qui t’a proposé de coucher avec toi… mais pour ton anniversaire. Comme cette date te semblait trop lointaine, tu as décliné son invitation. Le jour de tes 18 ans, tu t’es traité d’idiot. Être taxé de puceau commençait à te peser.

Quant à moi… Adrien était dans ma classe de 3e. Nous ne sortions pas ensemble, mais nous parlions souvent, et il était craquant avec ses boucles blondes et ses yeux verts. Nos discussions étaient houleuses, car nos idées étaient totalement dissemblables. Il se disait néonazi. Je ne savais même pas que ça existait. Je croyais que le nazisme avait été détruit avec Hitler. J’aimais confronter mes pensées, mais je trouvais rarement des personnes qui avaient des conceptions du monde à partager. J’appréciais donc de débattre avec Adrien pendant des heures. M’opposer à lui m’obligeait à prendre position et à réfléchir à mes idées et idéaux.

Dans le même temps, je sortais avec Tom. Au début, il était intéressant, mais au prétexte de l’humour, il s’est vite montré cassant et insultant. Il n’arrêtait pas de dire à une copine qu’elle avait une bouche de pipeuse ; mes hanches étaient trop larges… Il faisait son marché, sans juger sa propre apparence. Je trouvais également son désir de plaire quoiqu’il en coûte insupportable : il préférait qu’on parle de lui en mal plutôt que d’être oublié. Il incarna rapidement pour moi le conformisme de l’adolescence dans toute sa splendeur. Encore un sujet de poésie revendicatrice pour moi. Si j’avais connu le rap, je pense que cela aurait mieux convenu à ma rage.

Et le consentement, Tom n’en avait visiblement jamais entendu parler. Alors que nous nous embrassions dans un recoin, il a introduit sa main dans ma culotte. Rapidement, sans signe annonciateur. J’avais été habituée à l’approche progressive de Tibert, et Anthony me l’avait tout simplement demandé (même si je n’avais pas compris sur le moment). Cette intrusion fut si subite que je n’ai pas eu le temps de réagir. Et impossible de faire comme si de rien n’était, puisqu’après il s’est vanté dans les vestiaires de m’avoir doigtée.

Au même moment, Adrien m’interrogea :

« Tu restes longtemps avec un mec ?

— Pourquoi ?

— Pour savoir combien de temps je dois attendre que tu quittes Tom. »

Gasp, je pense qu’en 30 secondes ça peut être réglé !

Comme Adrien sortait avec une autre interne, je lui ai demandé de la quitter avant (hé oui, j’avais certains principes). Elle fut prévenue par Leslie, qui avait surpris une conversation par une étrange coïncidence (de la même manière, elle avait lu mon journal sans le faire exprès). Mais la future ex d’Adrien ne m’en a pas voulu : on ne va pas se disputer pour un mec quand même !

De mon côté, la rupture avec Tom a été moins facile que prévu. Une rumeur incompréhensible éclata : Dieu m’avait ordonné de rompre ! On vint me voir de toute part pour avoir le fin mot de cette histoire ! Alors que j’expliquai qu’il fallait être vraiment très con pour croire ça, alors que je pensais avoir été claire, convaincante, avec en même temps une pointe d’ironie, je fus assommée par un « Finalement, c’est Dieu ou pas qui t’a parlé ? » J’ai dû y aller trop fort sur la dose d’ironie, je ne vois que ça…

J’ai ressenti une immense colère face à ces rumeurs. Ajouté au fait qu’il se vantait de m’avoir touchée, j’explosai en le croisant dans un couloir : je lui ai balancé mon poing dans la figure. Malheureusement, il a esquivé : je lui ai à peine fait mal. Toutes les femmes devraient peaufiner leur crochet droite gauche depuis l’enfance.

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* Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, acte III scène 7.

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