Chapitre 11

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Avec Adrien, je découvrais un monde que je ne soupçonnais pas. Mon éducation politique se limitait à « la droite c’est pour les riches, la gauche pour les pauvres ». L’apartheid et le racisme, me semblaient appartenir à une autre planète. J’essayais de saisir comment un garçon, que je trouvais gentil, pouvait penser qu’il fallait tuer les Juifs parce qu’ils étaient plus intelligents que « nous ». Je ne comprenais ni comment on pouvait juger un ensemble de personnes, ni comment le fait d’être intelligent pouvait être considéré comme une tare. Pendant le cours sur la Seconde Guerre mondiale, il s’est retourné vers moi : « Avec tes yeux clairs, tu t’en serais sortie ». Frisson d’horreur. Il m’a également expliqué que selon lui, les camps de concentration étaient un coup monté des Américains. Même devant les preuves, il maintenait ses propos. Je lui disais qu’avec ce niveau de bêtise, lui et ses amis néonazis avaient du boulot s’ils voulaient éliminer toutes les personnes plus intelligentes qu’eux ! Son rêve était de vivre sur un charnier ? Sans jamais accepter ses idées, j’espérais saisir son cheminement. Les parents d’Adrien lui avaient répété qu’il ne fallait pas faire confiance aux Juifs, et les rapports avec son père semblaient limités aux poings. Je voulais comprendre, l’aider. Dans le même temps, je me forgeais mes opinions politiques, a contrario des siennes.

Une fois, il me fit peur. D’un ton d’une froide violence, il me dit que je ne devais pas essayer de le faire changer. Comme nous avions fini par sortir ensemble, on me demanda si j’avais changé, si je partageais ses idées. Et pourquoi ne lui a-t-on pas demandé s’il devenait pacifiste ?

Ma classe de 3e était vraiment étrange : voilà ce que cela donne d’arrêter le latin. Après la 4e A qui rassemblait germanistes et latinistes, l’élite de la nation, l’avenir de la France, me voici reléguée en 3e ordinaire. Adieu les enfants sages, bonjour les élèves qui se levaient dès que la prof avait le dos tourné, pour se frapper et se rasseoir le plus rapidement possible. Pourquoi avoir arrêté le latin ? Mes parents ne me questionnèrent même pas. C’est qu’on ne parlait pas de ces choses-là, ni dans ma famille ni dans la société. Je gardais donc pour moi les mains harceleuses du prof. Il les posait sur les épaules des filles, puis les faisait se faufiler plus bas. Notre résistance passive se limitait à couler sur notre chaise afin de coller notre buste à la table, l’empêchant ainsi d’atteindre nos seins. Personne n’a même pensé à en parler. J’ai donc arrêté le latin. Alors que, passionnée depuis l’enfance par la mythologie, je voulais maitriser le latin et le grec.

Voilà comment j’ai atterri dans cette classe en perdition. Où la prof de français nous a fait apprendre un poème sur la négritude, pour essayer d’ouvrir quelques esprits. Mais ce fut avec une grande ironie que les personnes visées ont récité ce poème.

Le prof d’histoire-géo, quant à lui, avait repéré ma curiosité. Il conseilla à mes parents de m’abonner au Courrier International. Comment j’ai déchiré à une interro en parlant de l’essor de l’industrie automobile en Chine !

Adrien était si doux avec moi, si attentionné. Je ne devais pas me battre contre des mains baladeuses, insidieuses. Ni craindre qu’il aille raconter ce que nous partagions. Une fille devait veiller à sa réputation. C’était vain, car nous avions toujours tort : timide elle est coincée, à la recherche de plaisir, c’est une pute. Elle met une jupe : c’est forcément pour allumer. Un jogging : elle ne fait aucun effort. Entre le trop et le pas assez, il n’y aucune place pour nos désirs et notre parole. Il n’y a que le désir et la frustration masculine qui parlent.

Et les remarques sur notre corps ! On encaisse les chocs à longueur de journée, on est jugées comme du bétail : bouche de pipeuse, seins d’une taille satisfaisante ou au contraire planche à pain, jambes à dévoiler ou poteaux à cacher… On doit évaluer notre physique en fonction de ces critères, apprendre quoi dévoiler, quand, comment, à qui… Chaque regard devient un miroir et me fait progressivement entrer dans un palais des glaces. J’essaie d’avancer, mais tous ces faux-semblants me leurrent. Et il est tentant de s’y admirer : le reflet peut être flatteur. Je ne vais pas me plaindre qu’on me dise que je suis belle n’est-ce pas ? Je voudrais exploser ces miroirs aux alouettes. Le « marché de la bonne meuf »*, tu ne décides pas si tu y entres, ni quand tu en sors. Être exclue de ce marché, ça repose, mais tout le monde est triste pour toi, car à partir de la puberté, il faut être baisable. Et les garçons se battent pour avoir accès à ce marché, dans lequel ils peuvent se servir sans demander. Et ceux qui ne peuvent pas y piocher en veulent… aux bonnes meufs.

Enfant, tout était tellement plus facile. J’étais joyeuse. Simplement joyeuse. Pendant les récrés, nous devenions Jeanne et Serge pour des parties de volley dignes d’un niveau olympique ; nous sautions à l’élastique et à la corde pendant des heures, enchainant des figures complexes ; nous chantions en chœur de manière à peu près juste « Nuit de folie » et tous les hits du moment ; je retrouvais Nicolas pour des balades en vélo à travers la ville…

Chaque samedi, j’enfilais mon justaucorps violet, celui qui me permettait également de me transformer en Cat's Eyes. J’attendais que la prof de danse affirme, tout en rythmant ses paroles de son grand bâton sur le parquet : « Vous voulez la gloire ? Et bien, ça se paye, et ça se paye chez moi en une seule monnaie : la sueur. » Je m’élançais alors, tournoyait, repartait en bondissant. Fame achevé, la flamme vive en moi irradiait toujours. Je branchais alors mon magnétophone afin de lancer de la musique bretonne à plein volume. J’imaginais de folles chorégraphies. Je ne m’arrêtais qu’à bout de souffle, ayant payé mon tribut de sueur.

En joie, mon corps exultait. Le regard des autres n’existait pas. Il n’y avait que le plaisir. Plaisir de vivre, du mouvement et du souffle qui s’accélère.

Est-ce à l’adolescence que cette joie se délite ? Qu’elle devient coupable ? Il faut tout mesurer à l’aune de ce qui est accepté. Le conformisme tue la joie. Avant, nous n’avions pas besoin de nous lâcher. On ne peut pas lâcher ce qui se meut déjà librement.


Adrien étant externe, nous ne pouvions nous voir qu’au collège, ainsi que quelques mercredis où je restai pour passer l’après-midi avec lui dans les rues de Fribourg. Après les vacances de Noël, j’avais le pressentiment que quelque chose allait changer. Le pressentiment (envoyé par Dieu ?) fut confirmé : à la suite d’une histoire entre bandes, il « devait » sortir avec une Allemande. Vrai ou pas, je m’en moquais, tant que nous pouvions demeurer ensemble et qu’il ne me mentait pas. Même si j’avais cru comprendre qu’avec elle, il allait plus loin. Notre relation s’effilocha, jusqu’à ce que nous nous quittions, sans nous en rendre compte. Après que l’Allemande soit partie avec un autre, je suis ressortie avec lui. Céline ne le voyait pas d’un bon œil, car il me vampirisait, me dissolvait. Ce besoin de ne plus être soi quand on ne s’aime pas, d’appartenir à quelqu’un.

26 mars 1992

Je suis sortie une semaine avec Adrien, puis j’ai cassé. Ça fait 4 jours que je suis seule. Je suis en train de draguer un mec de 4e, mais je ne compte pas sortir avec. J’ai discuté avec Tom sans qu’on s’engueule.

24 avril 1991

J’avais raison de ne pas croire Leslie, elle ne sortait pas avec Tibert. J’ai envie de me venger de tout ce qu’elle a fait, mais je ne le ferais pas, je ne veux pas être comme elle. C’est trop facile d’aimer seulement les gens qui vous aiment.

29 avril 1991

J’ai allumé Tibert : il a couru. Tout ça parce que je me sens seule. Adrien me manque. Je ne sais pas si je l’aime. Toute la tendresse, l’affection, le respect que nous avions l’un pour l’autre me manquent. Mon amour est ambigu : autant il m’est arrivé de penser faire l’amour avec un garçon, autant cette pensée me répugne quand il s’agit de lui. Pourquoi ?

Je crois que j’idéalise trop mon amour. Peut-être, peut-être pas. J’ai tellement besoin de sentir de l’amour autour de moi que j’ai peur de faire une bêtise.

7 mai 1992

J’allume Tibert sans le vouloir. J’aime toujours désespérément Adrien. Je vais essayer de lui en parler, de voir où en est notre relation. Je l’aime… hélas, quand je regarde Tibert, je me trouve dégueulasse, car je pense sans cesse à Adrien. J’aimerais penser à Tibert, c’est pour ça que… Comme ça je pourrais l’oublier. Je vais essayer de le lui dire.

Je revenais donc vers toi : Leslie ayant commencé à te tourner autour, il fallait bien que je défende mes possessions. Elle était devenue ma meilleure ennemie. Elle avait l’air de vouloir s’en prendre à mes ex. Hors de question qu’elle touche à toi ! Et vu que tu étais un garçon facile, le danger était réel. Enclenchement de l’opé de récupération. Mais je n’arrivai pas plus à te croiser par hasard au printemps qu’en hiver. Les opex** ne se déroulent pas toujours sans accroc. De ton côté, tu pensais que je ne devais plus avoir envie de te voir. L’été précédent, tu m’avais offert une peluche qui se colle contre les vitres. Quand tu passais sous ma fenêtre, tu étais rassurée de la voir. Jusqu’à ce qu’elle tombe derrière le radiateur sans que je m’en aperçoive.

Depuis le début des vacances, profitant de l’absence de ma prétendue rivale, l’opé entra dans une phase active. Avec Guillaume, qui habitait l’immeuble d’en face, nous passions la soirée chez toi. Guillaume t’avait confié qu’il voulait sortir avec moi, mais devant le peu de succès de ses tentatives — que je n’ai même pas remarquées — tu te dis que c’était tant pis pour lui et tant mieux pour toi. Je me souviens… Nous regardions « Ghost ». Nous ne suivions pas vraiment le film.

Avec les beaux jours, nous avions décidé d’aller à la piscine couverte, en tant qu’amis. Nous en avons profité pour nous effleurer et nous étreindre le plus ingénument du monde. À la sortie, alors que nous attendions Angèle, tu hésitas. Comme la première fois. Assis sur un banc de bois, inondés par le soleil printanier, enveloppés par un suave parfum végétal, notre baiser demeura suspendu. Je crois que je fis le premier mouvement.

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*Virginie Despentes, King Kong théorie, Grasset, 2006

** Opération extérieure en jargon militaire

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