Chapitre 13

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   Le parc était notre terrain de jeux favori. Il était immense et truffé de petits ilots tranquilles, de bosquets protecteurs. Toute une nature buissonnante, vibrante du bourdonnement des insectes, qui appelait à l’amour. Lorsque nous y pénétrions, les fleurs nous jetaient au visage leurs parfums capiteux, elles imprégnaient nos gestes d’une langueur voluptueuse. Je me blottissais plus fortement encore contre toi. Les mains qui s'engagent sous les teeshirts, qui défont les boutons, qui écartent le tissu… Je voulais toujours que tu enlèves le haut, pour me caresser contre toi. Les souffles si chauds et si légers qui se mêlent, les langues qui s’enfoncent.

Un soir, presque nus au sein d'un épais buisson, nous pensions que le moment tant craint et attendu était arrivé. Mais l’émotion, ou la fatigue (« j’ai beaucoup couru aujourd’hui »), te fit perdre tous tes moyens. Tu étais gêné, mais je sus trouver les mots qu’il faut (« on ne fait que reculer pour mieux sauter »). Cet échec te rendit hésitant, mais un jour tu pris les choses en main. Nous étions tous les deux déjà en vacances, avant mon frère et ma sœur : la maison était donc à nous. Avant de nous allonger sur le lit, tu essayas de nous donner du courage : « Après tout, si tout le monde le fait, c’est que ça doit être bien ! »  

Quelques minutes plus tard (mises en musique par le sinistre grincement du sommier)… Tu m’as demandé si je n’étais pas déçue et j’ai eu du mal à te cacher ma déconvenue. Je pensais déjà à envoyer un bulletin d’inscription au monastère le plus proche. Tu en conclus que je ne voudrais plus jamais recommencer. Comme Angèle et Léon revenaient de l’école, nous n’avions même pas le temps de nous remettre de nos émotions. Une fois dehors, nous évitions de nous regarder.

Le soir même, je t’ai demandé si tu avais les clés de ta cave. Je n’allais pas m’avouer vaincue par un échec ! Tout d’abord incrédule, tu montas les chercher en courant. Quand la lumière s’éteignait, nous embarquions pour une terre qui n’existait que pour nous. Les sous-sols, secs et propres, constituaient un souterrain, un labyrinthe. Comme ton père était muté à Lyon, tes parents préparaient votre déménagement et votre cave était bien pourvue en literie. Les aspects matériels — acheter, gênés, des préservatifs dans une pharmacie allemande, attendre que tout le monde soit sagement chez soi pour s’enfermer dans la cave, disposer les matelas… —, tout cela ne gâchait pas le rêve.

La première fois que tu entras en moi, tu pensas « enfin ! ». La première fois que mes soupirs et gémissements brûlèrent la nuit, tu te sentis devenir un homme. J’osais te toucher. Des caresses et encore des caresses… avec mes doigts, mes ongles, mes cheveux, mes lèvres, ma langue, en soufflant légèrement, en mordillant, avec tout mon corps, avec la pointe de mes seins… découvrir les zones de plaisir… tes cuisses, ta nuque, ton sexe… te manger les épaules et le cou. Jusqu’à la frénésie. Celle qui s’empare de moi, quand peau contre peau, mon cerveau cesse de donner son avis. De se trouver moche, trop ceci, pas assez cela, de douter de mes gestes, de tes intentions. Mon esprit abdique, fait silence, et seule vibre la voix de ma chair. Nous entrons alors dans une danse. Tout le reste est parqué dans une dimension lointaine. Enchevêtrés, mêlés, nous sommes tout à la fois une boule, un navire en plein océan houleux, et grands, grands et infinis, la terre et le ciel qui se retrouvent. Les sens saturés, le basculement dans l’ivresse, tête perdue, corps gagné. Pulsions, pulsations.

Je découvris l’orage. La pesanteur qui nous alanguit, les premières gouttes d’eau qui s’écrasent lourdement, l’odeur de poussière précédant celle de la végétation moite. Pétrichor. Le sang de la terre. Ce mot roule sur ma langue. Le vent qui se lève, la violence qui s’éveille. Le moindre effleurement de tes mains me fait frémir. Par la suite, avec un petit sourire, tu me soufflais : « Tu es à fleur de peau ce soir ? ». Comme deux enfants à la recherche d’un trésor, nous découvrions l’autre avec enthousiasme. Nos corps étaient d’appétissants terrains d’investigations.

Le plaisir abolissait le monde extérieur. La lumière une fois revenue, nos yeux clignaient péniblement sur un décor que nous avions oublié. Après nous être rhabillés, je sortais ma brosse (nous avions tout prévu) et j’essayais tant bien que mal de démêler ma tignasse. Tu me raccompagnais jusqu’à ma porte, avant de grimper les 3 étages qui restaient jusque chez toi. Nous faisions en sorte d’être rentrés avant trois heures du matin, car même si je n’avais pas d’heure, je ne voulais pas que mes parents se doutent de quelque chose. Ils ne semblèrent jamais s'inquiéter.

Caresse après baiser, ma pudeur s’envolait. Alors que j’étais enveloppée dans mon peignoir, debout devant toi, ta tête posée contre mon ventre, tu levas les yeux vers moi et me dis, d’une voix rauque de désir, que je ne devais pas avoir peur de me montrer, que j’étais belle. Tes mains délièrent mon corps.

Il en faut de la confiance pour partager des moments aussi intimes. C’est un saut dans le vide, on doit pouvoir compter sur son partenaire. L’amour a peu à voir avec le sexe. Il y a des gens qui disent aimer l’autre et qui ne font preuve d’aucun respect, qui peuvent être blessants et toxiques. Il y a des personnes qui sont tout simplement soucieuses du plaisir et du bien-être de leur amant.e, sans pour autant envisager de s’engager dans une relation longue durée.
C’est cela que je voulais partager avec toi. Et heureusement que tu méritais ma confiance, car il y a eu de mauvaises surprises !
Alors que je me relevais pour m’habiller, mon vagin a fait un bruit de pet ! Quelle horreur ! Tu as réagi de manière très détendue : « Ha oui, les copains m’en ont parlé, c’est normal, c’est juste de l’air. C’est pas grave. »
Et que dire du préservatif qui se barre sans prévenir et de l’angoisse en voyant ton pénis sans protection. La récupération de la capote a fait partie de ces moments très loin de ce que j’avais anticipé.
Je n’avais pas d’apriori, ma seule attente était de partager du plaisir. Tu avais déniché le mot « amorale » et tu jugeais qu’il m’allait bien : « Qui est naturellement indifférent aux idées de bien et de mal ». Je partais à la découverte de ton corps, sans être freinée par la pensée que telle caresse était mal ou telle chose inconvenante. J’ai été étonnée par la douceur de ton pénis. Je trouvais aussi très intrigant de te faire bander. L’érection, quel mécanisme surprenant. Alors donc, si je te touche légèrement… ça marche. Plus fort ? Ça fonctionne pas mal ! Si je dépose des petits baisers… Encore mieux ! J’avais entendu parler de fellation, je dirais même qu’elle nous était imposée dans notre imaginaire érotique : pipe, bouche de pipeuse, tu suces, etc. Impossible de manger une banane tranquillement pour les filles ! Mais ce matraquage ne fournissait pas de mode d’emploi. Je me suis donc lancée à l’aveuglette. Après quelques baisers et petits coups de langue, tu soufflas d’une voix sourde : « Préviens-moi quand tu commences, parce que déjà comme ça je n’en peux plus. » Comment ça « commencer » ? Mais je pensais être au max moi !

Greg ayant déménagé en Auvergne, à Issoire, nous lui avons téléphoné pour lui annoncer la bonne nouvelle. Je crois que si tu avais pu déployer une banderole sur ton balcon, tu l’aurais fait. Moi, j’étais plus discrète, il valait mieux que je me taise si je ne voulais pas passer pour une salope. La double morale a encore de beaux jours devant elle ! Les hommes peuvent, non : doivent, avoir une vie sexuelle, mais les femmes doivent rester « pures »… Mais alors, avec qui couchent les hommes ?

Il n’y eut pas que tes amis qui furent mis au courant. Ah ! La vie de garnison ! Mme P. derrière ses rideaux toute la journée, à scruter la vie des autres, ta mère faisant ses provisions de rumeurs (elle ne risquait pas la disette) avec les voisines, tout en surveillant les jeux des enfants. Quelques jours après nos premières étreintes, ma mère m’apprit qu’on lui avait dit que tu sortais en courant de chez nous dès qu’elle revenait de son travail. Je démentis avec tant de sincérité que je me convainquis moi-même. Le climat de la vie en garnison était étouffant. Chaque geste était minutieusement observé, disséqué, puis déformé et diffusé à grande échelle, via « radio économat ». Quoi de plus enrichissant que de longues conversations entre épouses de militaires désœuvrées, entre les radis et les gamins ? Passer sa vie derrière sa fenêtre, quoi de plus exaltant ?

Les jours et les nuits s’enchainèrent rapidement, sans que nous pensions à les retenir. À une personne qui nous demanda si la perspective de ton déménagement à Lyon nous rendait tristes, nous répondîmes par un rire.

Ce matin-là, pluvieux et gris, tu avais fait l’effort de te lever tôt, car je partais en vacances et nous ne nous reverrions plus. Tu étais à moitié endormi, en caleçon dans la cage d’escalier. Pour une fois, c’est moi qui te réveillais, car habituellement, après ton sport tu venais sonner chez moi. Tous les matins, du fond de mon lit, je t’entendais demander à ma mère si j’étais réveillée, et invariablement elle répondait que je dormais encore. Je me demande d’où te venait cette étrange manie.

Nous nous embrassâmes une dernière fois et une fois la portière claquée, tu te sentis soulagé, comme si tu recouvrais ta liberté.

2 juillet 1992

Turenne a fermé définitivement il y a 5 jours. J’ai beaucoup de choses à raconter, je commence dans l’ordre.

Alors que je rapportais mes livres au CDI, j’ai vu Adrien. Il m’a fait la bise pour me dire adieu. Il m’a demandé si je l’avais aimé. Prudente, j’ai esquivé :

« — Autant que toi.

Alors oui, tu as m’as beaucoup aimé. »

Mon cœur a explosé. Je n’ai rien dit. Il est parti.

Puis il y a eu les vacances. Je suis à nouveau avec Tibert depuis deux mois. Le 22 juin est une date importante pour nous, puisque c’est le jour où nous avons fait l’amour pour la première fois. La première fois, je n’ai rien senti. J’attendais que ça finisse. Heureusement, nous avons recommencé, et là c’était vraiment formidable. Je crois que je suis complètement libérée des tabous, des peurs que j’avais du sexe. Je ne trouve plus les pénis si horribles que ça.

Il ne faut pas croire que je n’avais pas réfléchi avant. J’avais tout calculé. Tibert à l’âge idéal (18 ans), il est bien physiquement, et, ce qui m’a le plus décidée, c’est qu’il était aussi vierge que moi (comme ça, j’étais sûre qu’il se souviendrait de moi). En plus, c’est le seul garçon à m’avoir caressé comme il l’a fait, d’où une connaissance physique importante. Le seul hic aurait pu être nos différentes façons de penser, nos peu de passions communes (le sportif et l’intello). Mais j’ai remarqué qu’il est très intelligent.

Je suis un peu triste de le quitter, car je sais que des occasions comme lui, on n’en rencontre pas souvent. Ce qui m’inquiète, c’est que depuis que je lui ai dit que je l’aime, il a l’air préoccupé et distant.

Le romantisme n’est pas mort, il bande encore !

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