Chapitre 8
Mes rêveries solitaires m’emportaient dans des contrées qui n’avaient jamais été cartographiées. Je pensais que j’étais la seule à m’y rendre. Mais à partager le quotidien d’une vingtaine d’adolescentes, je compris que ce n’était pas le cas. De quand date la découverte de mon sexe et du plaisir ? Il y a toujours eu des endormissements en me caressant. Mon souvenir érotique le plus lointain remonte au CP. En tas dans le fond de la cour, nous étions toutes et tous blottis comme une portée de chatons les uns contre les autres. C’était ronronnant, doux, chaud, avec des papillons dans le bas du ventre. Avec les années, mes fantasmes devinrent plus variés, ne se limitant pas à des sensations. Mon imaginaire était ardent, à la fois vaste et flou. Les personnes n’avaient pas de visage, les actions étaient imprécises, elles provoquaient essentiellement des frissons, des émotions. Les souvenirs se mélangeaient : la jolie poitrine ronde d’une copine aperçue en se changeant avant d’aller nager, le regard pétillant de promesses d’un garçon plus âgé, sa main qui me frôle, l’odeur de la pluie, des flashs de dessins de BD érotiques lues en cachette… Je lisais de tout, et les grandes lectrices savent bien des choses. En théorie.
Avec Anne et Emmanuel, nous empruntâmes « Le Déclic » de Manara à la bibliothèque de Saint-Maixent. Anne était mon amie en 6e et 5e. Elle était si audacieuse ! Je vivais par procuration des amours rocambolesques, comme la fois où son appareil dentaire s’accrocha à celui de son copain. Quand Emmanuel donna la bande dessinée à la bibliothécaire, celle-ci refusa tout d’abord cette lecture non adaptée à des enfants de 5e. Mais il répondit avec aplomb que c’était son père qui le lui avait demandé. Était-ce parce que celui-ci était médecin ? Toujours est-il que nous repartîmes avec l’objet de notre convoitise. Plutôt suiveuse, je jetais des regards curieux par-dessus leurs épaules. J’ai des souvenirs de beauté féminine et de violences masculines. Mais c’était excitant. De toute manière, toutes les représentations que nous avions de la sexualité étaient sur la même ligne : corps de jeunes femmes désirables et passives, hommes agressifs et rarement sexy. Je ne sais pas pourquoi nous ne sommes pas toutes devenues lesbiennes. Le pire était les émissions de Colaro. Dans ces divertissements à heure de grande écoute, toute la famille voyait des femmes dénudées et sexualisées sans le moindre prétexte.
Mon désir a heureusement trouvé une autre source. « Les Dames du Lac » et « Les Brumes d’Avalon » de Marion Zimmer Bradley. J’avais 9 ou 10 ans. Il s’agissait de mon premier roman adulte. Dans cette relecture de la légende arthurienne par les personnages féminins, j’ai découvert une voix féministe. Morgane la fée, la sorcière, l’incestueuse, Morgane donne sa version très réaliste du mythe. Elle est une femme libre, qui se bat pour ses idées, pour échapper à son destin. Elle a des amants et ses désirs sont d’une telle puissance ! Le sexe se mêle à la passion, à des élans mystiques, tout en communiant avec la nature. Il dépasse les limites des corps et des convenances. Avec des femmes toujours actives, désirantes. On s’en fout qu’elles soient désirables, ce qui compte c’est ce que, elles, elles veulent. Que ce soit Ygraine, Guenièvre, Viviane, Morgause, elles ne rencontrent pas toujours le bonheur, elles sont rarement gentilles, elles ne sont pas de « bonnes filles »… et par la Grande Déesse, que c’est bon !
Il y avait également le personnage de « Tendre Violette » de la BD de Jacques Servais. Violette est une sauvageonne, libre et détestée par les villageoises, car leur mari la désire. Et ceux-ci la préfèrent « sur le dos ». Elle est si belle, si joyeuse et naturelle. Je sentis confusément que le désir et le plaisir ne se conquièrent pas sans bataille.
Le plaisir solitaire ne nécessitait pas de combat. C’était mon rituel intime, secret, mais pas honteux. Je n’allais pas plus loin que mon clitoris : il me procurait assez de jouissance pour ne pas chercher ailleurs. L’orgasme n’avait pas de nom. Il était simplement là, clôturant chacun de mes égarements érotiques. Du désir de l’autre (désir vers lui et venant de lui) est venu une prise de conscience plus fine des méandres de mon sexe, de ses ramifications dans tout mon corps et de l’intensité de mon excitation.
Tu ne connaissais que le doigté. Tu n’avais pas remarqué que ta main effleurant ma vulve me provoquait des frissons. Curieuse, j’ai testé de caresser mon vagin, mais les sensations étaient moins fortes et, surtout, pas immédiates. Alors que tes doigts me faisaient vibrer. Je te donnais du plaisir également, mais sans jamais oser toucher ton sexe. Le sentir contre moi était déjà bien intimidant.
Je devais te changer de ton ordinaire, car mon attitude te déroutait parfois. Tout d’abord, ma vie privée ne regardant que moi, je ne voulais pas que mes parents nous voient ensemble. Alors, quand nous arrivions en vue de notre bâtiment, je ne voulais plus te tenir la main et encore moins t’embrasser. Tu me demandas pourquoi je ne disais jamais « je t’aime », comme les autres. « Mais parce que je ne t’aime pas », répondis-je candidement, ne voyant pas l’intérêt de mentir. Vu ton caractère bâcheur et nonchalant, ma réplique sincère était tout ce dont tu avais besoin pour ne pas te sentir en pays conquis.
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