Chapitre 21

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     Ma rentrée scolaire en première à Saint-Maixent fut à l’image des mois qui suivirent : pluvieuse. C’est apaisant la pluie. Mais quand elle dure, « le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis »*. Période Baudelaire, forcément. Amoureuse, seule et perdue dans une petite ville rurale, le poète représentait pour moi le compagnon idéal pendant tes absences. Il m’offrait des bonbons de spleen, bien loin du poison de la dépression.

Je n’étais pas dans une ville inconnue, puisque nous y avions vécu au début des années 1980. Mais si entre mes sept et treize ans, mon enfance s’écoula de plaisirs simples en jeux, je revenais échaudée par les rapports sociaux entre adolescents. Décidée à ne plus me préoccuper de ce que les autres pouvaient penser, désirant échapper aux rumeurs et aux jugements incessants, j’optais pour une stratégie que je trouvai brillante : la distance. N’est pas Machiavel qui veut. Après avoir été cataloguée de coincée, de gamine, puis d’allumeuse et de salope, me voilà devenue snob ! Quel génie des relations, vraiment. Bravo, on applaudit.

Heureusement, je retrouvai Nicolas en cours d’anglais et d’allemand. Je le voyais peu en dehors du lycée : après les scouts, c’était les pompiers qui l’accaparaient. Alors nous bavardions en classe. Nous nous étions placés exprès au premier rang, car contrairement à ce que pensent les cancres, c’est dans le fond qu’on est le plus exposé. Mais notre prof nous démasqua rapidement et nous déporta. Dans ma classe de Première, je m’étais fait une nouvelle amie. Elle vivait seule, pas très loin du lycée. Nous nous retrouvions donc pour déjeuner chez elle. Pas question de manger à la cantine, quitte à marcher deux fois 25 minutes le midi. Elle était en couple depuis longtemps, à l’échelle de nos âges, ce qui nous faisait un point commun non négligeable.

Mon père était resté en Allemagne, nous ne le voyions plus. Il pensait que c’était mieux pour nous. Je réalise maintenant de qui je tiens mon talent pour comprendre les besoins des autres. Ma mère avait ses propres préoccupations. Mais toi, tu étais là… Enfin, pendant les vacances et quelques permes. Je vécus ton absence de plus en plus mal. Je n’existais que pour toi. Alors que tu avais dû t’habituer à ce que je te manque l’année passée, que tu avais déjà une vie à toi à Issoire, je découvrais l’ennui gris et qui s’étale sans fin. Le Saint-Maix des vacances n’était pas celui du quotidien. Anne, que j’aurais tant aimé retrouver, habitait à Tahiti, car son père était également militaire. Nous nous écrivions, mais comme son humour me manquait ! Et tu étais si jaloux que je ne risquais pas de vouloir renouer avec mes connaissances de l’été précédent. Nous avons eu la malchance de croiser une fois Hadrien à la caisse d’un supermarché : j’ai dû m’accrocher à ton bras pour que tu n’ailles pas le frapper. Même mes amis d’enfance te semblaient suspects.

Quand tu n'étais pas là, je lisais, je marchais dans la campagne, j’écrivais et je dessinais de plus en plus. Je m’étais aménagé un coin atelier dans la véranda. Je partageais ce plaisir de la création avec Léon, qui avait environ 8 ans. Au cours d’une séance mémorable, nous avons commencé par barbouiller une feuille, avant de prendre les tubes de gouaches et de faire du cerisier le vecteur de notre génie artistique. Je jouais également avec Angèle et Léon. Nous nous déguisions et nous disparaissions dans des univers fantastiques, empreints de danger. Tu trouvais qu’à se costumer avec des robes et des tutus, Léon risquait de devenir PD. « Et alors ? », ai-je répondu. Il est vrai que le tissu est connu pour transmettre le sale virus de l’homosexualité.

Je me transformais en robot spécialement pour mon frère et ma sœur : ils me commandaient les acrobaties qu’ils voulaient exécuter et je devais leur obéir. Allongée sur le dos, je levais mes grandes jambes, devenant un avion, avant de me relever pour les faire tournoyer à bout de bras, puis de les lancer sur le canapé. Personne n’a fini à l’hôpital. Ça, c’était la spécialité de Léon. Il créait des pièges machiavéliques, dans lesquels la pauvre Angèle tombait régulièrement. Ainsi, il avait tendu un fil à linge en travers du couloir. En mode espion qui installe des rayons lumineux déclenchant une alarme. Une panière à linge parachevait son parcours, surement dans le but de capturer un ennemi. Je n’ai rien eu le temps de faire. Angèle a déboulé dans le couloir, s’est entravée dans les fils, avant de percuter la panière puis une porte. Direction les urgences. Nous essayions également de lui provoquer une crise cardiaque. En embuscade tel un ninja, vêtu du magnifique déguisement de Son Goku confectionné par ma mère, Léon surgissait à l’improviste pour la faire hurler. Mais il avait encore beaucoup à apprendre de sa grande sœur, Jedi en titre.
Il n'y avait pas que nos jeux. Angèle entrait dans l’adolescence, et je partageais avec elle des séances de shopping. Nous prenions le train le matin et nous passions la journée ensemble, à Niort, ou même à Poitiers. C’est à moi qu’elle a confié avoir commencé à fumer.

J’allais régulièrement à la piscine. J’ai toujours aimé nager, mais je n’avais jamais appris de technique. Je nageais donc le plus souvent en apnée, en mode « homme de l’Atlantique ». Les lacs allemands, la mer bretonne, les piscines : leur appel était impérieux. Peu importait les vagues ou de ne pas avoir pied. Je me jetais à l’eau. À l’école, on nous avait enseigné la brasse. Je n’ai jamais compris cette nage : dos cassé, jambes de grenouille… Quand tu m’as montré comment nager le crawl, ce fut une évidence. Les mouvements qui s’enchainent de manière fluide, la respiration qui marque le tempo… Bras étiré, corps qui s’allonge et file sur le côté, emporté par sa propre vitesse. Inspire… Tête immergée, bras qui jouent de la résistance de l’eau, jambes battantes. Expire… Je me laisse porter, seul demeure le bruit de mon souffle au cœur de la cadence.
Je me suis également inscrite au club de théâtre avec Nicolas, pour quelques séances. Ayant des relations sociales limitées, j’avais du temps à investir pour améliorer mes performances scolaires. J’avais toujours été bonne élève sans fournir d’effort, et souvent sans même faire mes devoirs, puisqu’à la maison personne ne contrôlait notre travail. Ma méthode consista à simplement relire chaque soir les cours de la journée. Ce fut payant : j’ai été première de ma classe de première au premier semestre. Résultat satisfaisant, je pouvais arrêter là mon essai. Je risquais de me faire remarquer.

Le gros point noir de notre relation à distance, en dehors de l’absence, était que je n’avais pas l’initiative de nos contacts : c’est toi qui me téléphonais depuis une cabine de la caserne, et c’est toi qui venais me voir au rythme de tes permes, à condition de ne pas être puni. Si ton impertinence faisait partie de ton charme, l’armée, elle, ne l’appréciait pas à sa juste valeur.

Lettre de Tibert. Issoire, 3 septembre 1993
Hier, j’ai un copain qui m’a fait écouter un truc et là, j’ai pensé à toi. Je me suis dit qu’il fallait que tu saches que tu n’es pas toute seule à aimer le sexe et donc voilà, je t’envoie de la bonne musique**. J’espère que la cassette te plaira.
En ce moment j’ai rien à faire, comme pratiquement tout le monde d’ailleurs. Je glande, je fais le con, du sport aussi enfin des trucs cool, mais j’ai l’impression d’être dans une sorte de sommeil infini qui se terminera que lorsque je te reverrai. Tu peux pas savoir comme tu me manques, mais ça tu le sais, mais j’ai tellement envie de toi, de ton corps, d’entendre ta voix, enfin tout quoi. D’une certaine manière tu fais partie de moi et quand t’es pas là j’ai envie de hurler tellement ça me fait chier.
Je t’ai dans la peau, c’est pas ma faute.

Lettre de Tibert. Issoire, 12 octobre 1993
Est-ce que tu as vraiment envie que je vienne ce week-end ? Car si ce n’est pas le cas, je comprends très bien que tu trouves que c’est trop court pour se voir et pour s’aimer et que tu préfères attendre les vacances.
Si, si, crois-moi, je comprends très bien.
En fait là je délire et j’espère que t’as envie de me voir même pour une seule nuit ou surtout pour une seule nuit, ça c’est toi qui vois, et donc il n’y a rien qui serait plus cool pour moi que d’être avec toi. J’ai le billet, le sac, mais je peux pas sortir.
Demain je vais signer, c’est-à-dire que ce week-end où j’aurais dû être avec toi, je serais ici à ramasser des pierres, car il y a plus de feuilles. T’imagines un peu dans quel état je suis, qu’est-ce que je vais devenir, il me reste plus une seule feuille à ramasser. C’était devenu mon but dans la vie, ma raison de vivre. Enfin c’est la vie, encore une page qui se tourne.
Je me suis fait bêtement niquer ma perme. C’était hier soir, ce même crétin qui est avec moi dans la piaule me demande de lui couper les cheveux, moi j’avais envie de déconner, alors pourquoi pas ? Mais n’ayant pas les réflexes et la technique du coiffeur, la coupe fut, disons-le, un tout petit peu loupée, et le sous-officier de service n’a pas aimé la nouvelle mode que j’aurais bien voulu lancer. Alors voilà, me voici bloqué pour le week-end. C’est le genre de truc qui te font bien chier, et où surtout tu penses trop. Alors tu te demandes ce que tu fous là quoi.
De toute façon ça fait plus d’un mois que j’attends, alors je suis pas à 2 semaines près, enfin si, mais c’est comme ça j’ai pas le choix.
À part ça, je t’aime et je pense plus que jamais à toi et à ce qu’on ne fera pas ce week-end, toi je sais pas trop. Si j’étais un mec bien je te demanderais si tes cours de théâtre se passent bien ainsi que la piscine. Mais non, je n’en ferais rien, je m’en fous, enfin j’essaie. En fait, dis-moi que le théâtre c’est pas un baisodrome où on joue le genre de truc où on dit de belles phrases et où on s’embrasse après. Enfin je te fais confiance, un peu quoi. Mais je t’aime tellement et je te trouve si belle qu’aujourd’hui je peux te le dire, je suis fou amoureux de toi. Je veux sérieusement faire ma vie avec toi, si tu le veux bien, et ce que je veux par-dessus tout c’est que tu sois heureuse.

Avant les vacances de la Toussaint, je suis allée pour la première fois chez une gynécologue. À ma demande. C’était la mère d’Emmanuel, le garçon qui avait emprunté « Le Déclic » à la bibliothèque. Jusque-là, nous nous étions débrouillés avec des préservatifs, puis des spermicides et le calcul de mon cycle. Tu te demandais si tu n’étais pas stérile, car tu estimais que nous jouions avec le feu.
Tendue, je patientais dans la salle d’attente. J’aurais voulu porter un stérilet plutôt que d’opter pour la pilule, car cela ne me disait rien du tout de prendre des produits chimiques. Et pourquoi serait-ce à moi de faire attention à la contraception ?
Dans le cabinet, la gynécologue a souri avec un brin de condescendance que je lui ai parlé de stérilet. Elle affirma que seules les femmes ayant déjà eu des enfants pouvaient en porter un, en raison des risques d’infection***. Je me suis sentie légèrement idiote. J’allais donc devoir prendre la pilule. Quand elle me demanda de me déshabiller pour m’examiner, je tombai des nues : personne ne m’avait prévenue ! J’ai eu envie de fuir, mais j’ai enlevé courageusement mon pantalon puis ma culotte****. J’aurais préféré pagayer en Amazonie plutôt que d’être exposée sur cette table, les jambes écartées, sans aucun respect pour ma pudeur.
Ces formalités accomplies, c’était parti pour prendre la pilule, chimie castratrice que je rejetais. J’avais également du mal à me plier aux horaires : je voulais que tu participes autant que moi à la contraception. J’appréciais donc quand tu me rappelais de la prendre.

Lettre de Tibert. Issoire, 20 octobre 1993
Avant de venir chez toi à la Toussaint, j’aimerais que tu me promettes quelques petits trucs.
1° Ni ton frère, ni ta sœur ne me réveilleront avant 10 h. Si jamais toi, tu souhaites me réveiller, pour n’importe quelle raison, avant cette heure, tu devras en faire la demande par écrit la veille. Ainsi, si je juge l’excuse suffisamment acceptable, je pourrais préparer mon organisme en fonction.
2° Tu ne toucheras point de livre, crayon et toute sorte d’objets scolaires quel qu’il soit.
3° Tu ne me forceras pas à me laver si je n’en juge pas l’utilité, et ni à changer de caleçon.
4° Tu ne m’écouteras pas parler la nuit et ne me pinceras point le nez pour m’empêcher de ronfler, car ceci trouble mon sommeil.
5° Tu me donneras 3 repas équilibrés par jour en quantité et qualité suffisantes pour subvenir à mes besoins naturels (pas de graine, pas de viande crue, pas de gâteaux périmés).
6° Le plus important ! C’est que tu dois m’aimer.
Avec tout ça on devrait passer de bonnes vacances.
En attendant, je pleure sur ma solitude physique, mais vite effacée par les sentiments que j’ai pour toi.
Je t’aime.

Ha oui, les graines… Je n’ai pas encore présenté cet aspect de ma famille. 22Chapitre — Nos parents ; partager le quotidien

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* Spleen IV, Charles Baudelaire
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ; Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux (…)

** Titre « Oui j’adore », une reprise par Sensuel du titreoriginal « Mr Loverman ». J’ai hésité entre le rire et la vexation en écoutant la cassette. « Oui j’adore le sexe ! » chante une voix féminine, à qui répond une voix masculine : « Salope ». Quel tendre refrain !

*** Ce qui est faux. Il existe même des stérilets spécialement étudiés pour les jeunes filles et les femmes n’ayant jamais eu d’enfant. Il est important de choisir une contraception adaptée à ses besoins !

**** Un examen gynécologique n’est pas obligatoire. Il peut également être réalisé plus tard, en expliquant son utilité et son déroulement. Et pour ménager la pudeur bien compréhensible des patientes, pourquoi ne pas utiliser automatiquement un drap pour couvrir les jambes ? Et prévenir avant toute pénétration…

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