Chapitre 23
Lettre de Yuna. Saint-Maixent, 8 janvier 1994
Mon chou d’amour adoré,
Je sais, cette apostrophe est douteuse, mais tant pis. Je viens te dire que je suis peut-être enceinte. Même si deux jours de retard sont inquiétants, inutile d’angoisser. Je t’enverrai cette lettre mardi pour te dire si je saigne enfin.
Imagine, un bébé : les kilos, le ventre qui enfle, la lourdeur éléphantesque, les Saint-Maixentais outrés, l’accouchement, l’allaitement, les pleurs, les couches… Imagine un petit être issu de toi et de moi, un être né dans l’amour, grâce à l’amour, un lien charnel immortel (car il aurait des enfants) entre nous…
Comme je te l’ai dit, à chaque fois que j’ai mes règles, je suis triste. Je crois que ce désir d’un enfant de toi est plus fort que l’angoisse de l’avoir. De toute manière, ça ne sert à rien de rêver…
9 janvier 1994
Et bien non, tu ne seras pas papa. Je ne sais pas si je dois dire tant mieux ou tant pis. Je suis triste quand même. J’espère que tu ne te tortures pas trop l’esprit à douter de moi, à penser que je drague. Je ne drague pas, mais cela fait plaisir de voir des gens se retourner sur mon passage. C’est tout, il n’y a rien d’autre à comprendre. Un regard éloquent suffit pour que je sache que tes compliments ne sont pas faux. J’ai peu confiance en moi, mais n’interprète pas ce défaut comme un désir de partir ou de flirter. Je t’aime, je pense tout le temps à toi, tu es présent à chaque moment de la journée. Je t’aime, tout simplement. Mais pourquoi te le dire si tu n’y crois pas ?
PS : Si je t’écris sur de petites feuilles c’est qu’il n’y en avait plus d’autre, pas parce que j’ai moins à t’écrire, détends-toi.
Journal de Yuna.
13 janvier 1994
Récession, crise, guerre, SDF, etc. J’ai déjà tendance à être pessimiste, alors ce n’est pas avec ça que ça va s’améliorer. J’ai peur de la vie, de me lancer. Je suis déjà depuis 13 années à l’école. Je n’aime pas ça, mais je n’ai pas vraiment le choix.
Je ne désire qu’une chose : un enfant. Tibert m’a fait un beau compliment quand il m’a dit que je serai une mère aimante et attentionnée. Au collège j’ai même écrit une lettre à mon futur enfant, pour lui montrer combien je le désirais avant même sa conception. Je pense souvent à son visage, sa personnalité… Pouvoir l’élever, l’aimer… Être avec Tibert. Il faudra d’ailleurs que je réfléchisse à quelque chose : qui est-ce que je désire le plus ? Tibert ou le bébé ? Quand nous aurons un enfant, Tibert devra veiller à être un père et un amant. Comme je n’ai pas eu de modèle qui me satisfasse vraiment, il faudra que nous inventions notre propre famille. Déjà, nous inventons l’amour. Chaque jour, je prends conscience de cette fleur qui pousse en moi. Elle a ses racines ancrées dans mon cœur, et elle croît… Étrange sensation.
15 janvier 1994
Frustrée, je suis frustrée. Frustrée de ne pas être avec Tibert, de ne pas pouvoir laisser parler mon corps (pour lui, désir de plaire, d’être belle, égal tromperie), frustrée de ne pas vivre comme je voudrais.
L’amour, l’amour… Quand Tibert est loin, j’ai l’impression d’être une autre. Une autre qui ne me plait pas. Quand il n’est pas là, je détruis mes désirs de séduction, j’essaie d’avoir l’air asexuée, alors que je suis une femme, merde ! Si je veux être qui je suis, je culpabilise, je me dis que Tibert a raison, que je veux le tromper. Alors que non ! Je veux simplement être moi, un moi qui fait peur à Tibert. Il a peur que cette Yuna-là s’en aille avec un autre. Putain de merde ! Je t’aime Tibert, quand le comprendras-tu ? Quand me donneras-tu la permission de vivre librement ?
Frustrée, je suis frustrée…
8 février 1994
J’en ai marre, je ne tiens plus. Le lycée ne m’intéresse pas, je ne connais personne. Cinq mois, puis un an. Un an et cinq mois de bahut encore. Si j’ai le Bac. Un an et cinq mois avant d’être vraiment avec Tibert. Peut-être… Et après ? Je ne sais pas. Encore le bahut, mais la fac cette fois. Et après ? L’ANPE sûrement. C’est trop con ce qu’on fait. Bosser, bosser… Maximum 9 h, minimum 6 h. Après, bosse à la maison, bosse le week-end, pendant les vacances, la nuit parfois… On travaille un max, mais on n’en fait jamais assez. On est soi-disant mous, sans dynamisme, sans rêve… Bien sûr, on est surtout fatigués, inquiets pour cet avenir qui semble sombre. Alors quand on parle de la « superbe synecdoque du vers quatre qui révèle toute la pensée de l’auteur » ! Tout parait si inutile, tout est si ennuyeux. Mais que faire ? Courbons la tête et ne pensons plus ! Faisons comme eux !
Je ne peux m’échapper que dans les bras de Tibert, là, ma vie a un sens : être heureuse. Je suis mal dans ma peau. Le regard des autres ne m’envoie plus rien, je ne sais plus qui je suis quand Tibert n’est plus là. Il est mon miroir, mon soutien… Il est mon amour.
Ma mère racheta une boutique de produits diététiques (maintenant on dit magasin bio) à un couple d’amis, afin de pouvoir être indépendante financièrement, car depuis notre retour en France, elle ne travaillait plus. Mes parents n’avaient toujours pas divorcé, mais ils étaient séparés.
Au-dessus du commerce, il y avait un appartement. Nous avons donc déménagé, mes parents louant notre maison. Au début, nous étions tous les deux enthousiastes à cette idée, car nous nous rapprochions de la gare. Mais cet appartement était inconfortable, nous n’avions plus notre grand jardin et les murs trop minces pour notre activité favorite.
Le matin du déménagement, nous nous sommes levés aux aurores. À 9 h. Nous avons surpris la nature au réveil. Nous marchions, enlacés, au bord de la Sèvre. Nous étions en contrebas des jardins étagés, la ville ayant gardé sa configuration médiévale. Nous pouvions deviner les anciens remparts. De fines bandes de brume s’accrochaient aux peupliers. Le soleil d’hiver se montrait audacieux, nous respirions avec délice un air encore frisquet.
Le bruissement de la rivière nous attire, nous suivons des brindilles navigant vers le lointain, un léger clapotis accompagne nos câlins. Enfouie dans tes bras, contre ta poitrine chaleureuse, je bois le paysage. La journée est particulièrement douce. Revenus dans le jardin de ma future ex-maison, nous nous reposons avant le départ définitif. Tu me butines. L’heure de ton train approche inexorablement. Nous arrivons maintenant sur la rive de la Sèvre qui jouxte le parc de la bibliothèque. Nous pourrions croire le printemps venu. Tu te mets torse nu. Mon regard passe lentement sur tes muscles, ta peau qui sent bon les baisers.
Tu es parti. Une fois dans notre nouvelle maison, je t’écris une lettre à laquelle je joins, comme promis, mon médaillon de baptême. Ainsi, tu porteras nos deux médailles. Je vais également t’envoyer un colis, car tu seras en manœuvre. J’apprécie de rassembler quelques petites choses pour toi, en pensant au plaisir que tu auras en découvrant ce que tu aimes — des fruits secs, des galettes de céréales, et toujours un tourteau fromager, ton dessert préféré —, alors que tu patauges dans la boue glacée. Ces colis et mes lettres sont les seules initiatives que je peux prendre. Le reste du temps n’est qu’une attente qui s’étire, s’étire…
Lettre de Tibert. Issoire, 14 février 1994
J’espère que tu recevras cette lettre avant que tu partes en Italie, sinon elle risque d’être un peu démodée d’ici ton retour, car tout bouge si vite. J’ai un gros problème, je crois que je veux tout, tout de suite, Bac, moto, toi. D’attendre, ça me donne l’impression de gâcher quelque chose. Quoi qu’on puisse dire, le temps et la distance détruisent, et j’ai peur de te perdre. C’est très chiant de se demander avant d’ouvrir une lettre si c’est pas la dernière.
Et puis arrête de dire que tu culpabilises à cause de moi. J’ai l’impression que tu me racontes pas des trucs qui t’arrivent, même en étant cool, style rigoler avec un copain de peur que je m’énerve ou que je fasse la gueule. OK, ça me fera pas rire (au fond de moi je crois pas beaucoup à l’amitié entre les deux sexes), mais je préfère que t’en parle car c’est normal et il faut que je m’habitue. « Arrêter de douter », te faire entièrement confiance c’est mon but dans la vie et c’est pas évident, en plus tu te casses en Italie. D’abord j’espère que tu vas te faire chier autant que moi et crois moi il y en a une couche. Au fait je sais pas pourquoi, enfin si, mais je me sens comme qui dirait un peu abandonné ces temps-ci. Mes potes sortent en ville et moi je suis puni, j’appelle mes vieux et à par « bac » c’est tout ce qu’ils savent dire et toi, tu pars.
Je te sens déjà si loin alors que j’aimerais que tu sois si près. Te sentir contre moi, me sentir en toi, te sentir m’aimer et me sentir t’aimer me manque trop. J’ai besoin de la douceur de ton corps, de ta voix, j’aurais presque envie d’écrire la douceur de ton âme, mais là dans le doute je m’abstiendrais. TU ME MANQUES. C’est pas que je veux me répéter, mais je t’aime. Pardonne-moi si parfois je te fais du mal au téléphone, je sais, c’est bête et méchant, mais je crois que c’est parce que j’ai les boules : marre que tu sois loin, marre de tout. La dernière fois qu’on s’est quittés, j’avais tellement envie de rester avec toi. J’osais pas te regarder dans les yeux tellement je me sentais fragile. Peur que ça se voit, peur de me laisser aller, j’en sais rien. D’ailleurs je sais plus rien.
Le voyage scolaire en Italie fut une véritable éclaircie dans mon morne quotidien. Une échappée belle sans Tibert pour la première fois depuis nos retrouvailles. Je partais en Italie avec mes camarades de cours d’italien, rejoints par ceux de latin du lycée et d’un autre établissement. Alors que j’étais installée dans le bus, un élève de ma classe me demanda si la place à côté de moi était libre. Je répondis affirmativement, pensant avoir trouvé avec qui je bavarderai durant ce long trajet. Hélas, mes espoirs furent piétinés (brulés vifs, dépecés, jetés aux canards) quand il me demanda si je voulais bien laisser ma place pour que lui et sa copine se mettent près de leurs amis. Mon petit cœur trouva de la consolation auprès de nouvelles amies. Nous avons partagé de belles découvertes et de nombreux fous rires. Nous avons couru dans le musée du Vatican, car le bus risquait de nous oublier. La prof d’italien a rembarré un groupe de garçons qui nous draguait. Elle a affirmé être notre mère à toutes. J’ai fait un vœu en jetant une pièce dans la fontaine de Trévise. Je me suis douchée à l’eau gazeuse et j’ai mangé des pâtes en entrée de chaque repas dans notre famille d’accueil. J’ai été impressionnée par les victimes de Pompéi, subjuguée par l’architecture digne d’une pâtisserie du Duomo de Florence, émue par la Piéta à Saint-Pierre-de-Rome… J’ai voyagé dans le temps en parcourant le Forum de Rome. En raison d’un incendie, des traces de monnaie demeuraient sur les pavés. J’ai alors imaginé les flammes ravageant le Forum, marchands et habitants hurlant et courant. Comme un calque posé devant mes yeux, ils passaient devant moi, courant pour sauver leur vie. Si je tendais la main, peut-être pourrais-je franchir les siècles nous séparant ? Passionnée d’histoire et de mythologie, tout me ravissait, et mon plaisir était décuplé par celui de partager à nouveau des fous rires avec des ami.e.s.
De retour à Saint-Maixent, je repris mes habitudes de lecture et de dessins. Je cherchais des modèles de portraits et de nus dans les magazines et les bandes dessinées. Vénus de Milo exécutée avec différentes duretés de crayon à papier : ma période « créer du relief avec des ombres ». Flammes dévorantes à la gouache, craies grasses abstraites, portrait au pastel… Je variais les médiums. J’imaginais parfois des cartes que je t’envoyais. Mes migraines ophtalmiques représentaient ma seule limite. Passionnée, je ne voyais pas le temps passer, mais mon corps savait se rappeler à moi.
Afin de combler mes appétits intellectuels, je me rendais régulièrement à la bibliothèque. Située en contrebas de la ville, j’empruntais la rue longeant l’abbatiale. Rue au dénivelé si fort que je n’ai jamais osé la descendre en vélo. Bordée par la Sèvre, la bibliothèque était à la fois charmante, grâce à son environnement verdoyant, et solennelle, par son architecture. Elle possédait un petit parc, avec un saule pleureur dont les branches plongeaient les doigts dans la rivière.
Je passais beaucoup de temps dans cette ancienne maison de maitre. L’escalier monumental était vertigineux (mais debout sur une chaise, j’ai le tournis), et je m’accrochais fermement au cordon rouge quand je devais grimper à l’étage. Au fil des rayonnages, les minutes s’écoulaient différemment. Sélectionner 10 livres nécessitait au moins 2 heures, qui paraissaient si brèves. Ici, ce n’était pas la frénésie des sens qui s’emparait de moi, mais celle de l’esprit. Je lis une quatrième de couverture, puis deux deviennent sept, je parcours un roman, puis je plonge dans l'œuvre d’un auteur. Période Balzac qui m’embarque dans sa comédie humaine. J’adore le XIXe siècle. Pas trop Zola : la misère sociale me déprime, jusqu’à ce que je découvre « Au Bonheur des dames ». Baudelaire me procure un spleen sensuel. Période Joseph Kessel. Je tombe amoureuse de cet aventurier. Je feuillette une bande dessinée, un livre d’art… Je glisse sur le dos de mille couvertures.
Les bras chargés de mon butin, je remontais parfois par l’ancien quai des tanneries, jalonné de passerelles fleuries. Ici, au bord de la Sèvre niortaise, il était possible d’oublier les maisons aux crépis gris et beiges, le quotidien trop calme pour une ado. Les ruelles et bords de rivière n’étaient pas morts, mais sereins. Depuis la ville basse, les jardins disposés en étages sur le coteau offraient un paysage inchangé depuis des siècles. Les heures et les jours s’égrainaient au ralenti.
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