Chapitre 25 - Tears in heaven
Time can bring you down,
Time can bend your knees.
Time can break your heart,
Have you begging please, begging please.
Tears in heaven, Eric Clapton *
Tu passas avec moi le week-end suivant ma rentrée en terminale. J’étais en « période rouge », bien identifiée sur mon diagramme, scientifiquement tracé sur du papier millimétré. Mais tu disais que les capotes te serraient, que tu voulais me sentir, que tu te retirerais. Je ne voulais pas que nous nous disputions : nous avions si peu l’occasion d’être réunis.
Le souvenir de cet instant… À son évocation, tes yeux brillaient. Ce fut si intense. Quelque chose de puissant, une force immense s’empara de nous, nous étions submergés par le plaisir, possédés. Je sentais que tu allais oublier de faire attention, mais le besoin impérieux de t’avoir en moi, que tu te noies au plus profond de mon être fit taire mes doutes.
Notre jouissance éclata les frontières de nos corps.
Nos fibres s’unirent. Mon rêve, notre amour croissait en moi.
Même si je n’osais le concevoir, je sus très tôt que j’étais enceinte. Je le devinais, je le sentais. Et j’avais des nausées. En sport, quand je courais, j’avais le cœur au bord des lèvres, ce qui bien sûr provoqua les moqueries de ma coéquipière. Alors qu’habituellement tu t’inquiétais d’un rien, tu pensais, comme ma mère, que je me faisais des idées. Cependant, le retard qui s’accumulait commença à t’alarmer. Je n’osais pas aller acheter un test en pharmacie, tant par crainte d’être fixée que par peur d’être reconnue.
Lorsque je me décidai enfin à entrer dans l’officine, la vendeuse me dit que leur stock de la journée était épuisé. Étonnement. Je trouve le courage d’aller dans la pharmacie suivante. Un client me précédait. Je m’efforçai de sourire lorsqu’il s’adressa à moi (une plaisanterie ? Un commentaire sur le temps ? je n’en sais rien… souris et hoche légèrement la tête). Quand ce fut mon tour, je parvins à formuler ma demande d’un air dégagé, à oublier que j’étais une gamine de 17 ans craignant d’être enceinte.
(« Félicitations Madame, vous désirez être mère ?
- Oui, mais j’ai peur. »)
La maison. Les toilettes. Sortir le test de son emballage.
J’observe le papier s’humidifier, petit à petit, inexorablement. La première bande rose apparait. Puis la seconde. Impossible. Je fais le second test. Également positif.
J’étais bouleversée. Heureuse, effrayée… Tout se mélangeait. Tu étais si loin… Comment te faire partager mes émotions, mes espoirs ? Comment se parler ?
Le soir même, tu téléphonas pour connaitre le résultat. Ensuite, tu allas vomir. Tu partageas l’heureuse nouvelle avec toute ta section. Ils t’annoncèrent qu’ils se cotiseraient pour acheter un berceau, que c’était formidable d’être un jeune père. Mais tes plus proches amis te dire que c’était trop tôt, que ce n’était pas raisonnable. Raisonnable… La vie peut-elle être vécue de manière raisonnable ?
Combien de temps ? Deux ou trois semaines, je crois. Tu m’appelais chaque soir, tu répétais que c’était à moi de choisir, que cela se passait en moi. Ma mère me dit qu'elles et mon père étaient prêts à accueillir notre bébé. Celui-ci le lui avait dit au téléphone, mais il ne m’a jamais parlé directement. Une amie, la seule au courant, affirmait qu’elle serait sa seconde mère. Alors que rien n’était décidé, elle me blessait innocemment, me parlant en cours de ses petites mains et de ses petits pieds qui devaient pousser.
Et moi ?
Qui me dit « Parle-moi, que ressens-tu ? »
Personne.
Je regardais le développement de notre bébé sur une feuille découpée dans un vieux livre de biologie.
(Quatrième semaine. 5 mm. 0,02 gr. Ébauche du système circulatoire, des bras, des jambes)
Je cherchais un prénom. Je voulais qu’il tinte doucement, comme Cassiel, l’ange de Wim Wenders. Je choisis Gabriel, l’archange de l’annonciation. Tu n’aimais pas ce prénom. J’étais persuadée que ce serait un garçon, tout comme j’avais su que j’étais enceinte. En outre, je mangeais de la viande. Végétarienne par éthique depuis quelques années, j’avais une envie folle de jambon ! Cela me dégoutait, mais je ne parvenais pas à me contrôler. Je pensais que seul un futur petit garçon pouvait avoir envie de chair et de sang. Tu étais si fier que ce soit un fils. Ton fils. Tu étais heureux que je te dise qu’il était important pour moi que ce soit une partie de toi qui grandisse en moi. Mais avant tout, c’était mon fils, mon bébé. Il était moi-même.
J’avais mal partout. Mes seins étaient lourds et douloureux, mes jambes pesaient des tonnes, j’avais toujours la nausée et des coups de fatigue terribles. Et j’essayais de faire le bon choix. Mais me posais-je vraiment la question ? Nous nous aimions, j’aimais notre enfant et mes parents me soutenaient. Je pensais que même si nous n’étions pas riches et que les premières années seraient synonymes de galère, l’important était l’amour, un foyer chaleureux. Le seul obstacle potentiel, c’était toi. Je ne voulais pas que notre enfant grandisse dans un climat de reproches, qu’il se sente de trop. J’étais prête à tout surmonter, mais pas sans ton soutien, pas pour faire trois malheureux.
Pour aller au lycée, j’avais vingt minutes de trajet à pied, en côte. Comme je pensais avoir des difficultés à effectuer le chemin cet été-là, presque à terme, ma mère décida que lorsque ce serait nécessaire, elle m'accompagnerait en voiture. Ce qui demandait une nouvelle organisation, car ma mère n'avait plus de voiture. C'est mon père, qui était resté en Allemagne, qui l'avait gardée. Nous commencions à aménager une place dans notre vie pour notre bébé. Cela ne m’empêchait pas d’être si anxieuse que lorsque tu venais le week-end, je voulais que nous oubliions tous nos soucis, penser à autre chose. Par la suite, je me suis reproché cette attitude. Dans mes cauchemars, je t’ai poursuivi pour tenter de t’expliquer ce qui se passait en moi.
La douce lumière automnale coulait sur nous. Nous venions de faire l’amour. Agenouillé devant moi, tu me contemplais en souriant. Je mis ma main sur mon ventre et je te murmurais que maintenant, lorsque nos corps s’unissaient, nous étions trois. Tu posas ta tête contre notre bébé. Gabriel, mon tout petit, que j’imaginais blond et bouclé. Il aurait eu mes yeux verts et ta bouche. En riant, tu t’exclamas qu’il devait être sourd avec tout ce bruit.
Nous trois, ensemble, invincibles.
Je n’avais personne à qui parler de mes doutes, de mes angoisses et de mes espoirs. Je ne l’ai même pas écrit à Céline. Peut-être ne voulais-je pas partager ma joie défendue ; je devais sentir que c’était un rêve impossible et qu’il valait mieux que je fasse comme si de rien n’était. Toi aussi tu avais peur... peur d’en parler à tes parents. Tu as refusé que ma mère les contacte.
Lorsque tu m’appelas ce soir-là, d’une voix éteinte, tu me dis qu’il fallait que j’avorte.
Un voile opaque obscurcit mes pensées.
(Il ne se passe rien, il ne se passe rien, il ne se passe rien, il ne se passe rien…)
J'étais abasourdie. Je croyais que ma mère serait choquée, indignée au point de me dire que c'était n'importe quoi. Mais lorsque je la mis au courant, elle me dit que c’était la meilleure solution. Elle croyait que c’était notre décision et qu’elle n’avait donc pas son mot à dire. J’étais si fatiguée, si seule.
Je regagnai ma chambre en silence. Te quitter pour le garder ? Le tuer pour te garder ? Mon esprit se vide. C’était trop, trop d’horreur. Il ne fallait pas que j’ouvre les yeux. Ma mère consentit à contacter à ma place la gynécologue puis le planning familial de l’hôpital. « Rendez-vous le lundi 24 octobre » (surtout ne pas penser à ce qui continue de pousser dans mon ventre et mon cœur).
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* Des larmes au Paradis
Le temps peut t'abattre ; le temps peut te mettre à genoux
Le temps peut te briser le cœur ; te faire supplier, supplier
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