Chapitre 26

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  Personne ne m’a dit : « Vous êtes enceinte de tant de semaines. » Après tout, il n’y avait eu que ce test : peut-être n’étais-je pas enceinte ? Tout cela n’est qu’un cauchemar.

J’attends avec maman devant le bureau de la conseillère conjugale. Elle m’a achevée. « Vous êtes complètement idiote ! Comment avez-vous pu tomber enceinte ! Êtes-vous bien informée ? Mais vous êtes complètement demeurée pour avoir décidé toute seule d’arrêter la pilule. » Je lui récitais la méthode Billings, les fluctuations d’hormones… Enfoncée dans le fauteuil, la tête baissée, j’essayais de me défendre, de montrer que je n’étais pas une ado stupide. Un sourire vainqueur apparu sur ses lèvres quand elle découvrit que je confondais le RU-486 avec la pilule du lendemain, que j’aurais pu prendre après ce « rapport à risque ». On tente de se rebeller petite conne ? Il n’y a vraiment pas de quoi ! Cette femme me demanda alors pourquoi j’avais attendu si longtemps après le résultat du test pour venir.

(Cinquième semaine. Cerveau, système digestif, yeux, oreilles.)

Je lui répondis que j’avais pensé pouvoir le garder.


« Ah… Vous devez être triste alors. »


Vous allez revenir la semaine prochaine, la myfégine pour dilater le col et rendez-vous avec l’anesthésiste, allez tout à l’heure faire une prise de sang. Je ne peux pas venir plus tôt ? Non, il faut attendre une semaine, c’est obligatoire. Un délai de réflexion, alors que tout est décidé.

Je peux hurler maintenant ? Mais non, il ne faut pas. Tu comprends : le bac, les gens, tout ça… La vie continue !

Surtout, ne pas penser à Gabriel. Dans une semaine, il n’existera plus. Hop ! Plus de bébé, plus de ventre plein, plus de rêve d’amour et de tendresse… Et pourtant, pendant une semaine, il continuera de grandir.

Examen gynécologique. C’est un petit vieux, sa veste est pleine de pellicules. Jambes écartées, je n’ai plus d’intimité. Je vais faire la prise de sang, je ne sais même pas pourquoi. Quelqu’un pourrait-il prendre le temps de m’expliquer ? Mais non, discrétion, discrétion. Chut ! C’est honteux de faire ça, alors un peu de décence s’il te plait : tais-toi !


Je feuillette les documents que la « conseillère » m’a remis sans un mot. À quoi bon savoir que je pourrais être aidée de quelques francs si je garde mon petit bébé ? Une parole ne serait-elle pas plus utile ? Je ferme le livret, je finis mon hamburger végétarien en regardant les passants. Mais je ne les vois plus, je ne vois plus rien. Comment le monde peut-il encore exister ? Une maman doit tuer son amour, son trésor, son ange minuscule lové dans le secret de son sein. Elle ne sait pas pourquoi. Elle aurait tant aimé qu’on le lui demande, elle aurait alors pu mettre ses sentiments à plat et faire vraiment son choix. Quel qu’il soit, il aurait été le sien et pas celui dicté par les évènements.


Comme ce sont les vacances scolaires, tu es là. Une nuit, une nuit de cette interminable semaine, je frappe le sol de mon poing. Tu me dis d’arrêter, de me tourner vers toi, de ne pas m’isoler. Mais comment te faire partager ce que je refuse ? Comment te dire ce que je ne comprends même pas ? Tu me prends dans tes bras. Tu me berces. Je pleure. Je suis si seule, si loin de moi-même.


Lundi 31 octobre. 11 h 30, anesthésiste ; 12 h, mifégyne. Nous profitons de la journée pour nous promener à Niort. Nous y allons en famille : toi, maman, Angèle. Et moi. Léon est parti vivre chez mon père. À 9 ans, il était triste de savoir mon père seul. Il n’y a plus de train. Panique. Nous prenons un taxi. Pourquoi y allons-nous en famille ? Nous ne trouvons pas l’anesthésiste, maman se renseigne à voix basse. Après avoir répondu à quelques questions, posées normalement par une personne normale, après avoir écouté quelques recommandations, nous allons vers l’autre bâtiment. Il fait chaud. Maman m’engueule. J’ai l’impression d’être conduite à l’abattoir.

L’aimable conseillère me fait signer un papier. Sous son regard antipathique, j’avale deux cachets, « pour dilater le col ».

Maman m’achète quelques vêtements, puis nous patientons dans la rue, pendant qu’elle et ma sœur sont dans une boutique. Je craque. Arrête de pleurer, pourquoi tu pleures ? Arrête, tout le monde nous regarde. Tu sais l’idiotie de tes propos, tu me protèges contre toi. Tout contre ton cœur.


1er novembre. Demain, c’est la fête des Morts. Gabriel ne finira pas sa septième semaine.

(Articulations apparaissent. 2 cm)

Mais je n’y pense pas. Je ne pense à rien.

Nous regardons « Le Prince des marées ». Le film finit, nous nous levons pour aller nous coucher. Tu regardes mes jambes.

« Tu saignes ! »


Un flot de sang.


Maman ne sait que faire : médecin ? C’est normal ?... Ma petite sœur assiste à tout. Je crie, je pleure. Le sang coule sur le sol. Tes yeux sont emplis de larmes, je me jette dans tes bras. Tu m’enserres, tu es là.

Je vais aux toilettes. Je sens quelque chose. Je serre les cuisses. Ce n’est pas mon bébé, ce n’est pas mon bébé, ce n’est pas mon bébé. Après des siècles de secondes, je desserre mon étreinte. Un caillot glisse. Je tire la chasse d’eau.

Ce n’est pas mon bébé, seulement un flocon de sang. Non ?

Je mets une serviette.

Mon cœur s’est noyé.


Il fait encore nuit. Sur le quai, des personnes attendent. Il pleut un peu. Aujourd’hui, comme à chacun de mes rendez-vous, je traverse la maternité. J’essaie de fermer mon cœur aux pleurs et au babil des nouveau-nés. Est-ce fait exprès ou me torturent-ils involontairement ?

Il y a une autre fille dans la chambre. On nous dit de nous déshabiller. Tu sors. Un cachet, je m’allonge. On me plante un goutte-à-goutte dans le bras, je ne sais pas pourquoi. Une infirmière me tourne le dos. Je lui demande s’il est normal d’avoir saigné. Elle ne répond pas, peut-être n’a-t-elle pas entendu ? Je répète. Le silence, à nouveau, pour seule réponse.

Quelqu’un me demande d’un air méfiant si je n’ai pas bu d’eau. On me demande également si j’ai mangé avant de faire la prise de sang, car mes résultats sont anormaux. J’aurais dû être à jeun, mais on avait oublié de me prévenir.

Je suis à moitié endormie. Une personne entre et m’apprend que ma mère n’a pas signé d’autorisation. Je devrais revenir plus tard, le docteur n’a pas que ça à faire. L’épouvante me réveille. Non ! Pas demain ! Il faut en finir ! Tu téléphones à ma mère. Elle arrive, après avoir fermé sa boutique et pris un taxi. Elle signe. Je peux y aller. Me faire charcuter.


L’autre fille revient. Elle crie. Je suis pétrifiée.


Je ne suis plus, je suis comateuse. J’ai du mal à monter sur un truc à roulettes. Je m’en fous.

On m’emporte. Je ne te vois pas qui me regardes partir avec angoisse. Dans le bloc, je dois faire l’effort de me soulever pour m’allonger sur une sorte de lit noir. J’ai les jambes écartées dans le vide.

J’ai froid, tellement froid. Mes dents claquent, une infirmière me demande gentiment si j’ai envie d’une serviette chaude. Je suis si touchée par cette attention…

Je plonge…


Une femme est allongée à côté de moi. Elle semble à demi réveillée. J’essaie de lui parler. Où suis-je ? Un homme surgit et me parle. Je ne comprends rien. Je suis réexpédiée dans ma chambre.

Tu es resté sur une chaise à côté de mon lit toute la journée. Je t’ai proposé de sortir, mais tu es resté là, fixant anxieusement la veine de mon cou qui battait. J’avais atrocement mal au bras. Enfin, deux infirmières arrivent pour m’enlever la seringue. C’est la plus jeune qui me la retire. C’était sa première fois, elle souriait. Un docteur entra, tu fus prié de sortir. Sans un mot, il m’examina. Il repartit sans rien dire.

Le moment de partir arriva, finalement. Rendez-vous la semaine prochaine.


Nous achetâmes de nouvelles pilules, censées ne pas avoir d’effets secondaires. Comme je n’avais rien mangé depuis la veille, tu me pris deux millefeuilles. Sur le chemin de la maison, tu t’arrêtas dans une cabine téléphonique. D’un air soulagé et heureux, tu appris à tes parents que tout était fini. Plus la peine de s’inquiéter. Oui, elle va bien.

Elle, elle a envie de vomir.

(« La mère va bien ?

  • Oui, et le bébé aussi. C’est un beau petit garçon. »)


Il ne restait plus que quatre jours de vacances. Après, tu serais de nouveau loin. Tu voulais faire l’amour, avant de partir. Qu’avais-tu dans le cœur ? J’aurais voulu partager ma souffrance, mais j’étais aux abonnées absentes. Et je n’aurais même pas pu te dire qu’il fallait attendre au moins deux semaines avant de faire l’amour, car personne à l’hôpital ne m’a expliqué les précautions à suivre après un avortement.


La gare. Je regarde le train s’éloigner.

Seule. Toujours seule.


Je dois donc retourner voir le gynécologue de l’hôpital. À cause des horaires de train, j’arrive très tôt. En attendant, j’erre dans les rues de la ville qui s’éveille. J’observe les gens marcher : quelle est leur vie, à quoi pensent-ils ? J’achète une galette. Je m’assieds sur un petit banc pour la manger. Je scrute le ciel qui s’éclaire petit à petit ; les oiseaux fêtent le jour naissant. La poste s’ouvre, je vais acheter un timbre.


Plus rien n’a de sens.


Je me dirige vers l’hôpital. Une jeune femme entre dans le cabinet du docteur. Je voudrais lui demander si elle aussi a avorté. La visite se déroule sans heurt, dans une atmosphère feutrée. Pas de bruit, pas de parole.


Je m’en vais.

Je descends du train, je croise une pionne du lycée. Elle me reconnait.

Je m’en vais.

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