Chapitre 27

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  Je portais ma souffrance seule. Quatre fois par jour, en allant au lycée, je passais devant l’école maternelle. Quatre fois par jour, je détournais mon regard pour ne pas voir ces petits enfants, quatre fois par jour j’aurais voulu être sourde pour ne pas entendre leurs cris joyeux. J’en venais à les haïr.

Lorsque nous nous retrouvions, j’avais mal. Le sexe m’était devenu douloureux et je ne faisais même pas le lien avec ce qui s'était passé. Tu me disais que c’était une excuse, que je ne t’aimais plus. À Lyon, Greg était là pour les vacances de Noël. Je lui confiai que je n’en pouvais plus : si je devais te quitter, ce serait à cause de ton caractère, pas par manque d’amour. J’avais tellement mal et tu ne comprenais rien. J’étais exténuée, je ne dormais plus, je ne savais plus rien.


À Lyon, pour les fêtes de fin d’années, nous sommes allés voir Le Roi Lion. Mon cœur se serrait en voyant le bébé lion présenté à la foule des animaux. Tu as voulu le voir une deuxième fois. Alors que nous nous rendions à la place Bellecour, nous avons remarqué une vieille dame qui peinait avec son charriot. Tu lui as proposé ton aide et nous avons monté ses courses jusque chez elle. Elle nous remercia et nous souhaita d’être toujours unis et heureux. J’avais souhaité la même chose en jetant une pièce dans la fontaine de Trévise. C’est vraiment de la merde les vœux. Tous ces souvenirs qui affluent, pêlemêle... Tu me prenais dans tes bras, dans la salle de bain. Nous regardions notre reflet dans le miroir et nous avions du mal à réaliser que ces deux personnes étaient les mêmes qui s’étaient connues en Allemagne. Mais il y avait aussi les repas où ta mère me racontait ses fausses-couches, combien elle t’avait désiré. Qu'elle avait été enceinte de triplés bien après toi, et qu'elle avait avorté. Elle me parla du fait que les femmes qui voulaient avorter, en Allemagne, la contactaient. Même toi, tu étais gêné par ses propos.

Lettre de Yuna. Saint-Maixent, janvier 1995

J’espère que tu me pardonneras le peu d’élégance du papier, mais voilà, je suis à Saint-Pierre-des-Corps, alors je profite du temps de la correspondance pour t’écrire. Sais-tu que je t’aime ? C’est vrai, l’année prochaine m’angoisse, car non seulement je vais aller à la fac, devoir trouver de l’argent, etc., mais en plus nous allons devoir affronter la vie commune, c’est-à-dire un budget serré à gérer, une nouvelle ville, une nouvelle vie... Voilà, c’est ça, une nouvelle vie. Cette idée devrait m’emplir de bonheur, mais bon ! On est idiote ou on ne l’est pas.

C’est d’ailleurs une situation paradoxale : quand je veux me faire peur, je pense à l’année prochaine, idem quand je veux faire de beaux rêves. Bref, nous faisons ce que nous voulons du futur, alors voilà, je décide là maintenant tout de suite de po-si-ti-ver ! Ça va être super, je le veux !

Je sais, toutes ces petites angoisses ne t’intéressent pas, tu veux de beaux mots, des rappels de cul. D’ailleurs, ça m’intéresserait aussi de recevoir de belles lettres, j’écris ça sans arrière-pensée ni sous-entendu.

Je suis en train de penser que j’ai envie de toi, je suis restée sur ma faim, comme tu n’as pas voulu de moi dans les derniers instants. Tu vois, même si ça me fait un peu mal, je ne te jette pas « ne me dis plus que tu m’aimes » ou des trucs dans le genre. Je comprends que tu aies des faiblesses, que ton corps ne puisse pas satisfaire toutes mes exigences. Hé oui ! Il faut se rendre à l’évidence : la bête de sexe, c’est moi ! Allez, j’arrête d’attaquer ta sainte virilité, sinon tu vas te vexer.

À force de me taquiner (je dirais plutôt maltraiter), je finis par croire que je ne te plais plus. Rassure-moi ! Dis-moi que tu m’aimes et que tu m’aimeras toujours, que tu veux me protéger, être mon havre de paix, que tu es fidèle parce que les autres tu ne les vois même pas, dis-moi tout ça pour que j’y croie, car à force de sous-entendre que je ne te connais pas, que tu ne tiens pas parole, je me demande si ton amour n’est pas du vent. M’aimes-tu vraiment ou n’est-ce qu’une apparence ? Greg n’a pas tort de dire que sans toi je serais perdue, tu es toute ma vie, je t’aime autant que la vie (et que moi-même), plus, ça n’aurait pas de sens.

Je t’aime donc autant que moi-même, et plus que tout le reste, y compris la vie qui peut jaillir de mon corps.


Journal de Yuna.

5 janvier 1995

Ah ! Quelle tristesse ! Suis-je douée pour le bonheur ? Je regarde mon ventre, j’ai l’impression d’avoir des nausées, des fatigues subites... La peur ne me quitte pas, l’angoisse me serre perpétuellement le ventre. Mon Tibert, quand seras-tu là ?

Je dois être cyclothymique (ou quelque chose comme ça) : je suis euphorique, et tout d’un coup, blam ! La déprime. Comment faire ? Est-ce mon état normal, ma personnalité, ou est-ce que je débloque ? Est-ce que je vais pouvoir sortir de cette crise sans aide ?

Grosse, déprimée et déprimante, voilà ce que je suis.



J’attendais les vacances d’hiver avec impatience, car je n’avais pas pu me reposer depuis mon avortement. Comme tu étais en congé plus tôt que moi, j’ai quitté le lycée quelques jours avant la date officielle, ratant le Père Cent. Cette fête 100 jours avant le bac était un évènement au lycée. Les autres élèves ont cru que si je ne venais pas, c'est que je me sentais supérieure, que je les snobais. Quelqu’un me l’ayant dit en face, j’ai pu m’expliquer. Était-ce le premier pas vers une intégration tardive ? J’avais mal dosé la distance que je voulais mettre dans mes relations, j’étais soulagée que cela s’arrange. Mais je l’étais encore plus à l’idée de te retrouver pendant plus de sept jours.

Tu t’es donné à moi.

Tu n’avais plus cette distance que tu conservais jusque dans l’amour. Tu semblais te retenir de jouir, vouloir faire durer la pénétration le plus longtemps possible. J’avais beau te répéter que franchement, 1 heure, c’est trop et que cela devient désagréable, il était compliqué pour toi de te lâcher. Tu compris enfin que tu n’avais rien à prouver, surtout pas à moi. Nous prenions un nouvel envol.

Je suis parvenue à te faire partager ce que je vivais depuis notre avortement. Était-ce dans un supermarché ou une librairie ? Je vis un livre sur la grossesse et je te montrai une photo d'embryon de sept semaines. « Ha oui, quand même. »

Notre bébé avait pris sa réalité dans ma chair et mon esprit, alors qu’il n’était resté pour toi qu’une vague idée. Les quelques mots que tu me dis signifièrent beaucoup : tu n’étais plus seulement triste de me voir malheureuse, tu réalisais pourquoi je l’étais. Ma grossesse n’avait pas été qu’un problème à régler.

Tu avais confié à un ami que cela devait être étrange d’avoir eu quelque chose dans le ventre et puis de se retrouver vide. Mais jusqu’à ce moment-là, tu n’étais pas parvenu à me comprendre. Je me sentis légère, délivrée. Tu m’enlaças tendrement, et tu me murmuras que plus jamais je ne serais malheureuse. Plus jamais.

Je t’ai reproché de ne pas avoir de petits gestes tendres envers moi. Je pensais que tu allais t’indigner, mais tu m’as souri et caressé le visage.

Nous commencions à préparer notre emménagement. Comme la vie était bien faite ! ta dernière année d’école militaire coïncidait avec le bac pour moi. Je ne voyais pas trop comment nous allions nous y prendre, car nous n’aurions pas beaucoup de temps entre la nouvelle de ton affectation et mon inscription dans une fac. Évidemment, ce ne sont pas mes parents qui s’inquiétaient de tout cela... Pour savoir ce que nous couterait notre nouvelle vie, je feuilletais des magazines. Je fis une liste de tout ce dont nous aurions besoin, de la petite cuillère à la table. Tu n’étais pas enthousiaste à l’idée que ta vie d’adulte allait commencer. Tu avais quitté le domicile parental à 18 ans, et même si tes parents t’aidaient financièrement, tu te sentais indépendant, quoique tu sois conscient de vivre dans le giron de l’armée. Tu fuyais tout ce qui faisait sérieux, tu voulais rester un ado, ne pas avoir à prendre de responsabilités. Je te considérais avec amusement, comme si ta conduite était immature. Mais n’était-ce pas un peu fou de vouloir se jeter dès que possible dans la vie adulte ? Tu avais raison. Vivre, il faut vivre le plus intensément possible, sincèrement, profondément follement, car nous sommes surs de perdre : le compte à rebours a commencé dès notre premier souffle.

Tu commenças à t’intéresser à notre future installation. Tu m’annonças même que ce serait à moi de repasser le linge, sous le prétexte que ta mère le faisait. Quand je t’ai rétorqué que ce serait à chacun de s’occuper de ses affaires, tu me regardas avec ce sourire qui signifiait « tu sais bien que tu fais tout ce que je veux ». J’en ai eu froid dans le dos, et je m’imaginais déjà repriser tes chaussettes. Sans compter que tu n’acceptais pas ma décision de garder mon nom quand nous serions mariés : « Autant ne pas vivre ensemble ! », t’es-tu exclamé. Tout d’un coup, la vie de couple me parut moins attrayante. La charge mentale m’attendait dans un recoin de notre future vie commune.

C'est là que j'aimerais arrêter d'écrire. Après tout pourquoi continuer ? Ils vécurent heureux, eurent quelques enfants. Point.

J'ai inventé une pléthore de scénarios. Même un voyage dans le temps. Mais pour changer quoi au final ? J'ai même fini par imaginer que je ne t'avais jamais rencontré. Tout aurait été mieux que cette fin-là.

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