Appartement 5 : Chez M. et Mme. RAVIL
MME. RAVIL : Encore une nuit agitée en perspective.
M. RAVIL : Pourquoi donc ? Nicolas a mal aux dents ?
MME. RAVIL : Non, il n'a toujours pas de dents. Mais tu n'as pas vu le message dans l'ascenseur ?
M. RAVIL : Quel message ?
MME. RAVIL : Celui qui était juste devant tes yeux il y a dix secondes à peine.
M. RAVIL : Ce n'est pas parce qu'il était devant mes yeux que je l'ai lu.
MME. RAVIL : Pourquoi tu ne parlais pas alors ?
M. RAVIL : Parce que je n'ai pas peur du silence.
MME. RAVIL : Pas parce que tu lisais donc ; juste parce que tu n'avais rien à me dire.
M. RAVIL : Ce n'est pas parce que je ne te parle pas pendant une montée en ascenseur qui dure moins d'une minute que je n'ai rien à te dire. Il disait quoi ce papier ?
MME. RAVIL : La nouvelle voisine va faire sa crémaillère demain soir.
M. RAVIL : Le petit couple mignon ?
MME. RAVIL : Non, ça fait au moins trois mois qu'ils ont emménagé, eux. Qui fait sa crémaillère au bout de trois mois ?
M. RAVIL : Beaucoup de monde, figure-toi. Ma sœur par exemple. C'est la crémaillère de qui du coup ?
MME. RAVIL : La petite rousse qui a un nom de pâtisserie. Celle qui habite juste à côté de nous depuis une semaine.
M. RAVIL : Jamais vue. Jamais entendue. Je ne savais même pas que le locataire précédent était parti.
MME. RAVIL : Mais si, tu le sais. Elle nous a apporté des cookies Dimanche pour se présenter.
M. RAVIL : Et elle a gaspillé ces cookies en vain, vu que tu ne te souviens plus de son prénom et moi même plus de son existence.
MME. RAVIL : Mais, n'empêche qu'ils étaient bons.
M. RAVIL : Comment je pourrais le savoir ? Tu les avais tous mangés avant que je ne revienne du sport.
MME. RAVIL : Justement parce qu'ils étaient bons.
M. RAVIL : Tu crois qu'il lui restera des pâtisseries à nous donner après sa crémaillère ?
MME. RAVIL : Même s'il lui en restait, ça m'étonnerait qu'elle nous les apporte.
M. RAVIL : Mais, je viens de réaliser...
MME. RAVIL : Quoi ?
M. RAVIL : Si tu ne connais pas son prénom, comment tu sais que c'est d'elle que viens le mot dans l'ascenseur ? Elle a collé sa photo ?
MME. RAVIL : Non, elle a indiqué le numéro de son appartement. Et même si elle ne l'avait pas fait, j'aurais pu le déduire au fait qu'elle est arrivée dans l'immeuble récemment, et qu'en général c'est dans ce genre de situation qu'on fait une crémaillère.
M. RAVIL : En général, mais pas tout le temps.
MME. RAVIL : Tu voudrais qu'on fasse la nôtre c'est ça ? Après trois ans dans cet appartement ?
M. RAVIL : C'est vrai qu'on n'en a jamais fait. On pourra en faire une bientôt. Dans notre nouvel appartement.
MME. RAVIL : Mais quel nouvel appartement ?
M. RAVIL : Celui qu'on va chercher.
MME. RAVIL : On va chercher un nouvel appartement ? Merci de m'en avoir informée.
M. RAVIL : On n'en a pas parlé, mais ça semble évident. Tu crois que quand Nicolas n'aura plus l'âge de dormir dans un berceau il dormira sur le canapé ? Il va bien avoir besoin d'une chambre à un moment donné.
MME. RAVIL : Pourquoi on n'en a jamais parlé ?
M. RAVIL : Je ne sais pas. On avait beaucoup de choses en tête. On était fatigués. Le petit bout prenait toute notre attention. On n'en a juste pas eu l'occasion.
MME. RAVIL : Quand on est allé chez Ikea acheter des meubles pour ranger ses vêtements et ses jouets, ça semblait une bonne occasion par exemple.
M. RAVIL : C'est vrai. Mais, pour moi, c'était évident que c'était provisoire.
MME. RAVIL : En attendant quoi ?
M. RAVIL : Qu'on ait plus de temps disponible pour entamer des recherches d'appartement.
MME. RAVIL : On est parents d'un nourrisson ; on n'aura pas de temps disponible dans les dix-huit prochaines années.
M. RAVIL : Ne dis pas n'importe quoi.
MME. RAVIL : Tu sais à quel point c'est galère de trouver un appartement à Paris ?
M. RAVIL : Tu sais à quel point c'est galère d'élever un enfant dans un si petit appartement ?
MME. RAVIL : Tu veux racheter celui de Praline et casser le mur ?
M. RAVIL : C'est qui Praline ?
MME. RAVIL : La nouvelle voisine. Son prénom vient de me revenir.
M. RAVIL : Mais ce n'est pas un nom de pâtisserie, Praline.
MME. RAVIL : Si ça ne l'est pas, c'est tout comme. Tu es sûr, d'ailleurs, que ça ne l'est pas ?
M. RAVIL : Ça veut dire quoi en fait ?
MME. RAVIL : Ça veut dire quoi Nicolas ?
M. RAVIL : Ne te fiche pas de moi. Praline, c'est bien un mot qui veut dire quelque chose.
MME. RAVIL : Ça a un rapport avec le chocolat, non ?
M. RAVIL : Ouais, peut-être. Tu veux chercher ?
MME. RAVIL : Non. Je m'en fiche un peu en fait.
M. RAVIL : Moi aussi.
MME. RAVIL : Elle a l'air très gentille.
M. RAVIL : Qui ça ?
MME. RAVIL : Praline.
M. RAVIL : Forcément, avec un nom de pâtisserie.
MME. RAVIL : Je croyais que ce n'était pas un nom de pâtisserie.
M. RAVIL : Bah, un nom tout sucré en tout cas. Forcément ça nous inspire l'idée de gentillesse.
MME. RAVIL : Ou alors c'est parce qu'elle a apporté des cookies.
M. RAVIL : Qui fait encore ce genre de choses ?
MME. RAVIL : Bah, Praline, apparemment.
M. RAVIL : Peut-être que ce n'était pas de la gentillesse, mais qu'elle s'excusait par avance pour le bruit de sa future crémaillère.
MME. RAVIL : Elle m'a l'air plutôt digne de confiance, je pense que ce sera une soirée assez tranquille. Mais Nicolas est très sensible au bruit.
M. RAVIL : En même temps, si tu ne te levais pas quinze fois dans la nuit pour aller aux toilettes en faisant grincer les lattes de parquet, il se réveillerait moins.
MME. RAVIL : Je sais ; je suis pire que notre fils en matière de sommeil.
M. RAVIL : À mon avis, c'est juste la surprise qui le réveille. Mais le bruit constant d'une soirée, ça ne devrait pas l'empêcher de dormir.
MME. RAVIL : Tu penses que notre enfant est bête au point de confondre du bruit et une berceuse ?
M. RAVIL : Je pense qu'il est suffisamment intelligent pour savoir que le bruit d'une crémaillère n'est pas une raison suffisante pour se priver de sommeil.
MME. RAVIL : Tu parles ; alors qu'il ne l'est pas suffisamment pour savoir que rien de ce qui le réveille n'est une raison suffisante pour nous priver de sommeil.
M. RAVIL : Et maintenant il compense tout ce sommeil perdu, alors qu'on aimerait pouvoir jouer avec lui.
MME. RAVIL : La voiture le fait s'endormir à tous les coups.
M. RAVIL : Il ne faudra pas le laisser passer le permis alors.
MME. RAVIL : On n'en est pas encore là.
M. RAVIL : D'ici à ce qu'on le soit, les voitures n'existeront plus.
MME. RAVIL : Mais bien sûr !
M. RAVIL : Ou, en tout cas, elles se conduiront toutes seules.
MME. RAVIL : Moi, je ne ferais pas confiance à une machine pour me conduire.
M. RAVIL : Tu ferais plutôt confiance à Nicolas ?
MME. RAVIL : Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? Aucune idée du genre de personne qu'il va devenir.
M. RAVIL : Moi je le sais très bien. Aussi consciencieux que sa maman.
MME. RAVIL : Et aussi peureux que son papa ?
M. RAVIL : Moi, au moins, je n'ai pas peur d'être conduit par une machine.
MME. RAVIL : Mais tu as peur de conduire.
M. RAVIL : C'est juste que ta vie et celle de notre fils sont bien trop précieuses pour que je sois capable de les risquer.
MME. RAVIL : Ou à cause du chat que tu as tué.
M. RAVIL : Je ne souhaite pas en parler.
MME. RAVIL : Mais de quoi souhaites-tu parler ?
M. RAVIL : Je ne sais pas. De plein de choses. De notre fils et de ce qu'il va devenir, par exemple.
MME. RAVIL : Et bien, nous ne le savons pas.
M. RAVIL : Mais si tu pouvais choisir ?
MME. RAVIL : Si je pouvais choisir, je ne voudrais pas. C'est à lui de choisir.
M. RAVIL : Ça ne marche pas comme ça.
MME. RAVIL : Peut-être pas, non. Mais alors, ça devrait.
M. RAVIL : Et s'il choisit de devenir comme le gosse du dessous ?
MME. RAVIL : OK. Je me rétracte. Mon fils deviendra qui il veut, sauf un ado incapable d'attendre un ascenseur trente secondes sans avoir à sortir son téléphone pour jouer sur un écran à tirer des boules de papier toilette dans une cuvette de toilette.
M. RAVIL : Ah mais non, je ne parlais pas de celui-ci, mais de son frère.
MME. RAVIL : Bah quoi, son frère ? Il est adorable le petit loup.
M. RAVIL : Ouais, si tu le dis.
MME. RAVIL : Moi, je vois bien Nicolas devenir un peu comme Grégoire.
M. RAVIL : C'est qui Grégoire ?
MME. RAVIL : Non mais arrête ! Tu lui as offert une bière la semaine dernière quand il nous a prêté son tire-bouchon.
M. RAVIL : Ah... Greg ! Un bon petit bonhomme, oui. Mais ça m'énerve toujours d'avoir dû demander service au voisin. Ce n'est pas de ma faute si ma sœur n'aime pas la bière et si le tire-bouchon que le proprio nous a donné a la solidité d'une paille en plastique.
MME. RAVIL : Mais c'est normal de se rendre service entre voisins. D'ailleurs, on a complètement oublié de racheter un tire-bouchon.
M. RAVIL : C'est normal de se rendre service entre voisins, peut-être. Mais ce n'est pas normal de devoir demander service à quelqu'un qui est encore presque un gamin.
MME. RAVIL : Ohlala toute de suite, Monsieur se sent humilié. Il a au moins vingt-cinq ans, tu sais. C'est un adulte autant que nous. Ce n'est pas parce que maintenant on a un enfant qu'on est devenus vieux du jour au lendemain.
M. RAVIL : Si parler de couches, de biberons et régler ses horaires de vie sur le planning d'un bébé ce n'est pas devenir vieux, alors je ne sais pas ce qui l'est.
MME. RAVIL : Personnellement, je ne me considérerais vieille que le jour où je commencerais à perdre la mémoire.
M. RAVIL : Bah, on a oublié de racheter un tire-bouchon, donc tu es vieille.
MME. RAVIL : C'est quoi la différence entre avoir une mauvaise mémoire et commencer à perdre la mémoire ?
M. RAVIL : Perdre la mémoire, c'est quand ta mémoire devient plus mauvaise qu'elle ne l'était avant.
MME. RAVIL : Probablement.
M. RAVIL : On a mangé quoi hier midi ?
MME. RAVIL : Je n'ai pas le hoquet.
M. RAVIL : Mais quel rapport ?
MME. RAVIL : C'est toujours la question que je pose quand tu as le hoquet.
M. RAVIL : Ah bon ?
MME. RAVIL : Bah oui. Tu fouilles dans tes souvenirs pour retrouver la réponse et, pendant ce temps, tu oublies que tu as le hoquet alors il passe. Ça marche super bien.
M. RAVIL : Ça ne me dit rien du tout.
MME. RAVIL : En même temps, ça fait longtemps que tu n'as pas eu le hoquet.
M. RAVIL : Ou alors, c'est moi qui commence à perdre la mémoire.
MME. RAVIL : Ou juste tu ne fais pas attention. Des haricots verts et du saumon.
M. RAVIL : Attention, des haricots verts et du saumon ? C'est une nouvelle expression ? Oui ça rime, mais je ne vois absolument pas ce que ça peut vouloir dire.
MME. RAVIL : Non, je répondais à ta question. Hier midi, on a mangé des haricots verts et du saumon. Mais pourquoi tu as demandé ?
M. RAVIL : Je ne sais plus.
MME. RAVIL : Ouais, je valide : tu ne fais pas attention.
M. RAVIL : On parlait de la mémoire. C'était pour tester ta mémoire.
MME. RAVIL : Bah, la prochaine fois que tu voudras tester ma mémoire, utilise une question pour laquelle tu connais la réponse.
M. RAVIL : Quels sont les horaires d'ouverture de la salle de sport ?
MME. RAVIL : Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? Je n'y ai jamais fichu les pieds.
M. RAVIL : C'était juste pour souligner que ça serait mieux de choisir une question pour laquelle tu puisses connaître la réponse toi aussi.
MME. RAVIL : Forcément. Mais ma mémoire n'a pas besoin d'être testée.
M. RAVIL : On ne pourra pas le savoir avant de l'avoir testée.
MME. RAVIL : J'espère que Nicolas aura une bonne mémoire.
M. RAVIL : Pour compenser la défaillance des nôtres ?
MME. RAVIL : Non, juste pour lui. A l'école et tout, c'est important mine de rien. Pour qu'il réussisse bien.
M. RAVIL : Probablement. Mais à choisir je préférerais qu'il ait un bon sens logique.
MME. RAVIL : Moi, je préférerais ne pas avoir à choisir. D'ailleurs, ça tombe bien, vu qu'on ne choisira pas.
M. RAVIL : D'une certaine manière, si. Ça dépend de ce à quoi on l'entraînera.
MME. RAVIL : L'entraîner, carrément. Ce n'est pas un chien qu'on va dresser.
M. RAVIL : Tu comprends ce que je veux dire.
MME. RAVIL : Oui, mais les gènes jouent aussi.
M. RAVIL : Si c'est le cas, cet enfant est mal barré.
MME. RAVIL : Bah merci.
M. RAVIL : Je plaisantais.
MME. RAVIL : Ce n'est pas vraiment drôle.
M. RAVIL : Tu crois qu'il sera drôle ?
MME. RAVIL : Nicolas ? Je n'en sais rien. J'espère.
M. RAVIL : Il faudra qu'on l'entraîne à ça aussi.
MME. RAVIL : Arrête avec ce mot là.
M. RAVIL : Qu'on lui montre l'exemple ?
MME. RAVIL : Si c'est le cas, cet enfant est mal barré.
M. RAVIL : Bah merci.
MME. RAVIL : Je plaisantais.
M. RAVIL : Ce n'est pas vraiment drôle.
MME. RAVIL : Tu crois qu'il nous entend ?
M. RAVIL : Je ne crois pas non ; il dort.
MME. RAVIL : Et s'il nous avait entendus, ça l'aurait entrainé à quoi ?
M. RAVIL : Je ne sais pas. Probablement à rien.
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