Appartement 4 : Chez Ninon et Greg

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NINON : Je crois que j'ai oublié.

GREG : Oublié quoi ? De racheter du café ?

NINON : Non. Ça ne s'oublie pas le café ; c'est beaucoup trop important.

GREG : Oublié de sortir les poubelles ?

NINON : Bien tenté, mais ça c'est toi qui allait le faire t'as dit hier soir.

GREG : Ah oui c'est vrai. Mais t'as descendu l'emballage ?

NINON : Non, je le ferai quand tu descendras la poubelle.

GREG : On a racheté du Sopalin ?

NINON : Mais oui !

GREG : Pourquoi t'as l'air énervée ?

NINON : Je sais pas, peut-être parce que je le suis. Ouais, je sais, ça semble un peu aberrant comme raison pour avoir l'air énervée.

GREG : Mais contre qui ?

NINON : Vu qu'on est super nombreux ici, je dirais soit toi, soit le crocodile en peluche. Mais vu que le crocodile est un ange...

GREG : Mais j'ai fait quoi ?

NINON : Non, t'as raison, t'as rien fait. C'est juste que c'est toujours comme ça.

GREG : Comme quoi ? Je comprends pas ! Tu ne dis pas les choses aussi...

NINON : Moi, je ne dis pas les choses ? Mais j'étais justement en train d'essayer de parler. Et ensuite, t'oublies que j'ai essayé de parler. Tu demandes pas. Tu t'en fiches.

GREG : En quoi t'étais en train d'essayer de parler ? T'as dit quoi ? J'ai fait quoi ?

NINON : J'ai dit "Je crois que j'ai oublié."

GREG : Ah oui c'est sûr que c'est super parlant ! Effectivement, toutes mes excuses, on peut dire que tu as essayé de parler. Mais oublié quoi bon sang ?

NINON : Je sais, je peux pas t'en vouloir, c'est absurde. T'as juste oublié de continuer à demander ce que j'ai oublié. T'as préféré faire des hypothèses, et t'as tout ramené à la réalité. T'as pas vu que j'essayais de parler, mais en même temps tu ne pouvais pas deviner.

GREG : Bah pourquoi tu m'en veux si tu penses que c'est absurde de m'en vouloir ?

NINON : Oui, non, je ne t'en veux pas ; je ne t'en veux plus. Je sais que c'est pas de ta faute. Mais ça fait mal quand même. Pourtant, je sais que tout le monde réagit comme ça. Même moi ; je le sais bien. Enfin quoi que, je sais pas en fait. Moi je retiens toujours toutes les conversations en suspens et j'aurais reposé la question je crois,... Mais peut-être que c'est trop demander que de te demander ça. La plupart des gens auraient fait comme toi.

GREG : Donc, tu ne m'en veux pas ?

NINON : Non je ne t'en veux pas. Content ? Mais c'est pas la question.

GREG : C'est quoi alors la question ?

NINON : Bah "Oublié quoi ?" Tu n'as toujours pas demandé.

GREG : Mais aussi pourquoi il faut que je demande ? Pourquoi tu ne dis pas les choses directement ? T'avais besoin de faire une devinette ?

NINON : C'est pas une devinette ! Justement, je n'attendais pas que tu essayes de deviner, café et compagnie.

GREG : Tu attendais quoi alors ?

NINON : Bah juste que tu demandes "Qu'est-ce que t'as oublié ?"

GREG : Est-ce que tu t'entends Ninon ? Tu ne réalises pas à quel point c'est ridicule ce que tu racontes ? T'es pas contente parce que je n'ai pas demandé "Qu'est-ce que t'as oublié ?" Qui a déjà été pas contente pour un truc aussi con ? Personne, sauf toi. Tu pouvais juste dire directement ce que tu as oublié, et on aurait évité tout ce n'importe quoi.

NINON : Oui, bon, ça va. C'est juste que c'était pas dans l'ambiance. Je sais pas comment l'expliquer. Je voulais te faire une confidence. Et ça se dit pas d'un coup comme ça sorti de nulle part. Enfin, si, c'est venu comme ça dans ma tête sorti de nulle part. Mais ça se dit pas comme ça d'un coup ; c'est choquant. Ca aurait été plus tendre, plus doux, plus naturel, en réponse à ta question.

GREG : Mais je ne suis pas un acteur et tu n'écris pas le script. Quel intérêt j'ai, si je suis là pour réciter des dialogues que t'as anticipé toute seule dans ta tête ? En plus, super, tu ne me les donnes même pas je dois les deviner ; c'est sûr que ça rajoute du piquant. Bon, allez, je suis gentil "T'as oublié quoi ?"

NINON : Non, laisse tomber. Je suis plus du tout dans l'ambiance.

GREG : Pardon ? Tu me fais un caca nerveux à cause de ce truc et quand je te donne ce que tu veux, tu n'es plus d'humeur à répondre.

NINON : Mais ça va pas du tout. On est beau milieu d'une quasi-dispute, c'est carrément pas le moment pour dire ce que j'allais dire. Je voulais te parler quand t'étais encore à moitié endormi, et compréhensif, et plein d'affection et tout. Là c'est pas le cas et si je dis ce que j'allais dire tu vas le prendre de travers.

GREG : Mais la vie c'est pas une pièce de théâtre ! On s'en fiche si c'est pas raccord et si le personnage ne dirait pas ça à tel moment dans telle ambiance. Tu n'es pas un personnage. Tu as quelque chose à dire, tu le dis, c'est tout.

NINON : Je t'aime.

GREG : Moi aussi je t'aime. Mais c'est pas la question. C'est carrément pas ce que t'avais à dire.

NINON : Mais j'avais pas vraiment un truc à dire. Il y a quelque chose qui m'est passé par la tête et j'ai eu envie de le partager avec toi. Mais maintenant je n'ai plus envie. Enfin si, dans l'absolu oui. Mais pas maintenant. C'est pas une nouvelle ou un truc que j'ai à dire ou quoi. C'est juste une pensée qui passait par là. Et c'est important je crois, quand même. Mais pas forcément maintenant. C'est un truc diffus, chronique, il n'y a pas forcément besoin d'en parler maintenant. Ce n'est pas le bon moment.

GREG : Mais dans la vie il n'y a jamais de bon moment. Ça n'existe pas le bon moment.

NINON : Mais les bons moments existent eux ; j'en vis plein avec toi.

GREG : Moi aussi. Mais celui-ci n'en fait pas partie.

NINON : Je ne sais pas, peut-être que si. Avec du recul ce sera drôle. Enfin, si on s'en souvient. Je voulais juste dire... Non, c'est trop bizarre. Ça fait peur en fait. C'est absurde je sais. C'est pas contre toi, d'accord ? Ça ne remet rien en question. C'est juste, je me dis, peut-être, un peu, je crois que j'ai oublié comment être heureuse.

GREG : Quoi ? C'est ça que t'avais à dire ? C'était ça ta super réplique qu'il fallait que tu puisses caser ?

NINON : Mais t'arrêtes de parler du fait que j'ai voulu que tu demandes. Est-ce qu'on peut parler de ce que je viens de dire ou est-ce que tu t'en fiches complètement ?

GREG : Bien sûr que je ne m'en fiche pas. Mais est-ce que tu as déjà su comment être heureuse ? Parce que pour oublier, il faudrait déjà avoir eu la réponse en premier lieu.

NINON : Je te connais.

GREG : Ça veut dire quoi ça ?

NINON : Ça veut dire t'essayes de plaisanter, de jouer sur les mots, mais je sais bien que tu as peur. Mais t'as pas à avoir peur. C'est pas du tout toi. Enfin si, mais dans le bon sens.

GREG : Oublié, ça veut dire que tu savais et que tu sais plus. Ce n'est pas une plaisanterie ou un jeu de mots. Si t'as oublié, ça veut dire qu'avant tu savais. Et on sait tous avant quoi. Tu veux dire avant d'être avec moi. Tu veux dire que je t'ai fait oublier comment être heureuse. Mais, dis-moi, est-ce que tu crois que c'est possible de dire à son chéri quelque chose de plus méchant que ça encore ?

NINON : Tu vois c'est comme avec le café et les sopalins ! Tu vas trop vite, tu tires tes hypothèses et du coup tu n'écoutes même pas ce que je voulais dire. Et tu crois n'importe quoi et ça part n'importe où et c'est le chaos et ça fait peur. Oui, avant d'être avec toi je savais. Et oui, j'ai oublié. Mais ça ne veut pas dire que je ne suis pas heureuse avec toi. C'est tout le contraire.

GREG : Ça veut tellement rien dire ce que tu racontes ! Si t'as oublié comment être heureuse c'est que tu n'es pas heureuse. Je ne vois pas comment tu peux contester ça. Je ne vois pas quelle logique tordue peut t'emmener à une autre conclusion. Et puis, t'as dit que tu pouvais pas oublier le café parce que c'était trop important. Mais c'est pas important le bonheur peut-être ? Comment on peut l'oublier ? Tu ne veux pas dire que tu as oublié, tu veux dire que je t'empêche d'être heureuse.

NINON : Tu te souviens d'une remarque que je fais sur le café mais pas que je commence à dire que j'ai oublié quelque chose et que tu ne sais toujours pas quoi ?

GREG : Bah maintenant je sais quoi. Et j'aurais bien préféré ne pas savoir. En fait, j'étais sacrément bien inspiré de ne pas te relancer sur cette question. Dommage que tu aie insisté.

NINON : Je sais que tu ne penses pas ça : si je n'étais pas heureuse, tu voudrais le savoir. Mais je suis heureuse ! Et tu sais que je suis heureuse. C'est juste que ça fait peur. Ça fait trop peur. Avant, je savais comment être heureuse, quoi faire pour me rendre heureuse. Je savais ce qui était important pour moi, et je faisais des plans pour l'atteindre. Et maintenant, je ne sais plus ; je ne sais plus rien. Je sais que toi tu es important et j'oublie tout le reste. Et ça fait peur. Ça fait flipper. Parce que tu me rends heureuse. Je n'ai plus besoin de me rendre heureuse moi-même, et j'oublie comment faire. Je sais plus ce qui compte pour moi maintenant, j'ai l'impression que j'ai besoin de faire le point ; et je ne le fais pas parce que je suis trop occupée à être heureuse, profiter, vivre. Et ça fait flipper. Parce que je ne sais plus comment faire ; alors je ne sais pas ce qui va arriver quand ça va s'arrêter ?

GREG : Quand je vais arrêter de te rendre heureuse ? Bah sympa ! Même pas "si", mais "quand" ? Super, super, de mieux en mieux. Tu réalises que tu t'enfonces ?

NINON : Et toi tu réalises que tu ne m'écoutes pas ? Tu restes attaché à des détails ou à des trucs que tu prends à cœur et tu répliques dessus comme si t'étais là pour te défendre. Tu cherches à te défendre, alors que je ne t'attaque même pas. Et du coup tu ne cherches pas à comprendre ce que je ressens et veux dire vraiment.

GREG : Je t'écoute.

NINON : Tu me rends heureuse Greg. Et je vais continuer d'être heureuse avec toi. Je le crois vraiment. Mais je sais que ça ne sera pas suffisant éternellement. Je ne vais pas arrêter d'être heureuse, mais je vais arrêter d'être assez heureuse avec juste ça. Je vais vouloir autre chose. Que d'autres trucs que toi soient importants pour moi. Et il y avait des trucs importants pour moi avant. Et il y en a encore. Mais toute la vie a changé trop vite et je sais plus trop ce qui est important, ou pas de façon concrète en tout cas. Et je n'ai pas d'équilibre et je n'ai pas d'objectif et quand je me lève le matin je n'ai pas d'autre envie que d'être dans tes bras. Ça, ça ne durera pas.

GREG : Mais je ne veux pas que ça dure ! Enfin si, bien sûr, je veux que ça dure. Je veux que tu veuilles être dans mes bras. Mais je ne t'ai jamais demandé de ne vouloir que ça ! Ça n'a aucun sens ! C'est absurde ! Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu me parles comme si je t'emprisonnais ? Je ne t'ai pas laissé assez de liberté ?

NINON : Mais si, c'est pas toi. Je ne t'ai pas fait de reproche. C'est moi, juste. Je me suis laissée prendre par la vie, l'amour, le courant, tout ça. Et j'ai oublié ; c'est tout. Mais je vais recréer un équilibre. Tu ne m'en empêches pas. Tu n'as rien fait pour m'en empêcher. Je voulais pas. Je voulais que toi. Je sais, c'est con. Je t'aime tellement. Mais c'est n'importe quoi. Sauf que c'est normal en même temps ; je crois.

GREG : Non c'est pas normal. Bien sûr que ce n'est pas normal. Quel genre de monstre crée une vie comme celle là ? Fais pas de moi ce genre de monstre là. T'as pas le droit. J'ai fait quoi ? J'aurais pu faire quoi ? J'aurais dû remarquer ? J'aurais dû te proposer ?

NINON : Mais non t'aurais pas dû remarquer et me proposer plus de liberté ou je ne sais quoi. Tu m'en as laissé. Tu m'as laissé de la liberté, et moi je l'ai utilisée pour m'emprisonner. J'ai choisi. Et je ne regrette pas. Je dis juste que c'est pas parce que c'était bon un temps que ça le sera tout le temps. Et qu'il faut que je réfléchisse.

GREG : Mais je peux faire quoi ?

NINON : Mais rien, rien, rien ! Je voulais juste parler. Tu n'as rien à faire. Juste écouter. Juste comprendre. Juste savoir. Juste retenir. Juste continuer d'être toi. Et continuer de m'aimer.

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