Appartement 8 : Chez les demoiselles ONDI
MME. ONDI : Vraiment, Grace ?
GRACE : Oui, je suis vraiment Grace. Non, aucun extraterrestre ne m'a remplacée.
MME. ONDI : Ce n'est pas très élégant de te moquer ainsi de ta maman.
GRACE : Ouf, tu sais que je suis véritablement ta fille. Ou, devrais-je plutôt dire, tu crois que je suis véritablement ta fille. Quel soulagement ! Je ne suis pas encore démasquée.
MME. ONDI : Arrête de détourner la conversation avec tes bêtises.
GRACE : Mais quelle conversation ?
MME. ONDI : Tu crois vraiment que je vais te laisser sortir comme ça ?
GRACE : Je suis privée de sortie ? Mais j'ai fait quoi ?
MME. ONDI : Tu n'es pas privée de sortie. Mais il est hors de question que tu te montres dans cette tenue.
GRACE : Mais, Maman... Elle a quoi cette tenue ? Ma jupe est trop courte ?
MME. ONDI : Non. Mais je t'ai déjà dit mille fois : on ne porte pas une jupe évasée avec un haut large.
GRACE : Sauf que je ne cherchais pas un haut pour aller avec cette jupe, mais une jupe pour aller avec ce haut.
MME. ONDI : Pourquoi tu ne le mets pas avec un pantalon ?
GRACE : Moi, j'aimais bien avec cette jupe. Ce pull il n'a pas de motif ni rien, avec un pantalon ça serait triste.
MME. ONDI : Avec un joli collier alors ?
GRACE : Les colliers, ça fait mal quand on court.
MME. ONDI : Mais quel besoin a une fille de courir ?
GRACE : C'est pour échapper aux extraterrestres et éviter qu'ils ne me kidnappent pour mettre l'un d'eux à ma place.
MME. ONDI : Arrête de plaisanter et va plutôt te changer.
GRACE : C'est vrai ça : quel besoin a une fille de plaisanter ?
MME. ONDI : Arrête de me faire passer pour un monstre. Tu as le droit de plaisanter. Mais tu vas être en retard au cinéma. Tes amis vont t'attendre, et ça ne se fait pas.
GRACE : Tu crois que ça serait mieux avec mes chaussures vertes ou avec les noires ?
MME. ONDI : Tu n'acceptes pas mes critiques et ensuite tu me demandes mon avis ?
GRACE : Non, je n'ai pas besoin de ton avis. Je préfère les vertes. C'était juste pour éviter que tu me dises de changer une fois que je les aurai mises. Et aussi parce que je sais que ça te fait plaisir que je demande.
MME. ONDI : Tu me feras le plaisir de changer de haut, si tu veux me faire plaisir.
GRACE : Mais tu n'as rien compris ! Je t'ai expliqué que tout l'enjeu de cette tenue était justement d'arriver à mettre ce haut.
MME. ONDI : Je ne vois pas l'intérêt de cet objectif. En revanche, je vois très bien l'intérêt qu'il y aurait à ne pas sortir dans cette tenue hideuse.
GRACE : Hideuse, carrément ! Et quel serait donc cet intérêt ?
MME. ONDI : Ne pas te ridiculiser auprès de tes amis. Ne pas paraître grosse. Ne pas sembler avoir mauvais goût.
GRACE : Et surtout ne pas risquer qu'ils croient que ma mère a suffisamment mauvais goût pour me laisser sortir dans cette tenue.
MME. ONDI : Ce n'est pas pour moi que je dis ça Grace ; c'est pour toi. Tu veux être heureuse ou pas ?
GRACE : Tu crois vraiment qu'une tenue pourra me rendre heureuse ?
MME. ONDI : Une seule, non. Mais c'est une illusion de croire que l'apparence n'a pas d'importance. Si tu es jolie, tu auras plus de chance dans la vie. C'est comme ça que fonctionne le monde.
GRACE : C'est comme pour le sourire ?
MME. ONDI : Oui, si tu es agréable, que tu as l'air heureuse, que tu es rayonnante, les gens apprécient plus ta compagnie. Alors, tu as plus d'amis, tu reçois plus d'affection, les gens te font plus confiance, etcétéra. Et, en retour, tu es plus heureuse, et ton sourire devient sincère, et c'est un cercle vicieux.
GRACE : Un cercle vertueux, on dit dans ces cas là. Enfin, si on considère vraiment que se soucier des apparences peut être une vertu.
MME. ONDI : Ce n'est pas avec du sens de la répartie que tu te feras des amis.
GRACE : C'est plutôt avec des colliers, oui, j'ai compris. Figure-toi que mes amis aiment beaucoup mon sens de la répartie. En plus, il me rend heureuse, donc il me fait sourire, donc les gens m'aiment plus, donc je suis plus heureuse, donc je souris plus, donc Maman est contente, donc Maman m'aime plus, donc je suis plus heureuse, donc je souris encore plus, donc j'ai encore plus d'amis, donc je suis plus heureuse, donc...
MME. ONDI : Tu vas continuer longtemps comme ça ?
GRACE : Mince, je ne rentre plus dans cette jupe.
MME. ONDI : Je t'avais dit de changer plutôt de haut. Et surtout je t'avais dit d'arrêter le chocolat.
GRACE : Mais le chocolat me rend heureuse, donc je souris plus, donc j'ai plus d'amis, donc les gens m'aiment plus, donc...
MME. ONDI : Mais tu vas arrêter, oui ?
GRACE : On dirait que tu veux à tout prix que j'aie l'air heureuse mais que tu t'en fiches totalement que je le sois vraiment ou non.
MME. ONDI : Et qu'est-ce qui me vaut une pareille accusation ?
GRACE : Peut-être le fait que tu m'interdits tous les trucs qui me rendent heureuse.
MME. ONDI : Je ne t'interdis rien.
GRACE : Arrête de manger du chocolat Grace, arrête de courir, arrête d'être trop impertinente (c'est à dire trop pertinente), arrête de t'affaler sur le canapé. Tu crois qu'on peut vraiment être heureuse en passant chaque instant de sa vie à penser à l'image qu'on donne, à sa ligne et à sa posture ? Je ne crois pas, moi.
MME. ONDI : Et bien, figure-toi que je suis très heureuse. Et que je te souhaite de l'être autant que moi.
GRACE : Et bien, figure-toi que je suis plus heureuse que toi, et que je te souhaite de l'être autant que moi.
MME. ONDI : Voilà, tu m'as écoutée : un pantalon et un collier, c'est parfait. Par contre il va falloir te coiffer.
GRACE : Mais je suis coiffée !
MME. ONDI : Passer trois coups de brosses dans ses cheveux, ce n'est pas te coiffer.
GRACE : Tu penses vraiment que cette conversation sur ma coiffure est plus importante que notre conversation sur le bonheur ?
MME. ONDI : Tu ne crois pas que tu aurais déjà un petit copain si tu faisais un peu plus attention à toi ?
GRACE : Déjà, je te signale que le bonheur n'est pas égal à avoir un petit copain. Ensuite, je t'indique que je ne serais jamais heureuse avec un gars qui ne m'aimerait que pour mes cheveux.
MME. ONDI : Je n'ai jamais dit qu'un garçon tomberait amoureux de toi seulement pour tes cheveux. Juste que, si tu te coiffais un peu mieux, tu aurais peut-être plus de chances de plaire. Tu as toujours les cheveux gras, et jamais peignés.
GRACE : C'est mon super piège pour trouver un garçon qui ne m'aimera pas pour mon apparence. Je fais exprès d'être hideuse pour avoir une chance de filtrer. C'est un test.
MME. ONDI : Tu fais exprès d'être hideuse ?
GRACE : Tu fais exprès de ne pas avoir d'humour ?
MME. ONDI : Tu es sûre de vouloir aller au cinéma ?
GRACE : Tu es jalouse de ne pas être invitée ?
MME. ONDI : Oh, mais je pourrais venir : tes amis m'aiment beaucoup.
GRACE : Ça doit être à cause de ton sourire et de tes cent-dix coups de peigne quotidiens.
MME. ONDI : Ou parce que je suis une maman cool ?
GRACE : Si une maman cool, c'est une maman qui veut à tout prix que sa fille soit populaire.
MME. ONDI : Ne me remercie pas, surtout.
GRACE : Merci Maman. Grâce à toi, j'ai la chance d'être chaque jour frappée par le doute. Est-ce que mes amis m'aiment vraiment pour ma super personnalité ? Ou n'est-ce pas plutôt à cause des super fringues que ma maman m'achète ?
MME. ONDI : Arrête de me faire passer pour une mère indigne.
GRACE : Tu as peur que je me plaigne de toi à mes amis et qu'ensuite ils ne t'aiment plus, c'est ça ?
MME. ONDI : Non. J'ai peur que toi tu ne m'aimes pas.
GRACE : Ce n'est pas parce que je t'aime que je dois être d'accord avec toi sur tout.
MME. ONDI : Tu dénigres tout ce qui est important à mes yeux.
GRACE : Toi aussi tu dénigres tout ce qui est important à mes yeux.
MME. ONDI : Et qu'est-ce qui est important à tes yeux ? Le chocolat ?
GRACE : Pouvoir être naturelle, sentir que je suis moi-même, ne pas avoir l'impression d'être une poupée.
MME. ONDI : Et bien, ne t'inquiète pas pour ça, tu es très loin d'être une poupée.
GRACE : Parce que mes cheveux ne sont pas coiffés ?
MME. ONDI : Non, parce que tu as bien trop d'indépendance d'esprit.
GRACE : Voilà une chose importante !
MME. ONDI : Mais c'est dur, pour une mère, de voir ça.
GRACE : Tu devrais être contente pour moi.
MME. ONDI : A quoi je sers, moi, si je ne peux même pas te conseiller sur tes tenues et sur ta vie ? Seulement à te faire à manger ?
GRACE : Et à laver mes vêtements aussi.
MME. ONDI : Grace !
GRACE : Mais je plaisante, Maman. Je veux bien que tu me donnes ton avis, mais si moi au final je trouve quand même que cette jupe et ce haut vont bien ensemble, je n'ai pas envie que tu me fasses sentir que j'ai tort. On n'a pas tous les mêmes goûts.
MME. ONDI : Oui, bien sûr. Mais il y a quand même des choses qui sont objectives. Je n'aime pas le rouge ; c'est subjectif. Mais tu es blonde et le jaune ne va pas aux blondes ; ça c'est objectif. Comme le fait qu'on ne met pas un haut large avec une jupe évasée.
GRACE : Et bah, moi je trouve que ça va bien ensemble. Et j'aime bien le jaune même si ça ne va pas avec ma couleur de cheveux. Et les paillettes même si ce n'est pas à la mode cette année. Et je n'ai pas envie d'écouter qui que ce soit dicter les règles de ce qui est beau ou pas, même des experts de la mode. Tu crois que c'est objectif mais c'est juste une décision arbitraire. Si j'étais née à la Renaissance, tu m'aurais gavée pour que je sois grosse parce que c'était considéré beau. Aujourd'hui, tu préfères m'affamer parce que c'est ce que la société a déclaré être beau.
MME. ONDI : Parce que je t'affame maintenant ? C'est nouveau ça.
GRACE : Oh, ça va. C'est juste une façon de parler. Mais il faut toujours faire attention. Heureusement que j'adore les légumes et que je n'aime pas le fromage. Mais malheur à moi d'aimer le chocolat et de ne pas aimer le quinoa.
MME. ONDI : Je te signale que l'obésité n'est pas bonne pour la santé. Ce n'est pas juste esthétique. La médecine a fait des progrès depuis la Renaissance et qu'on peut aujourd'hui prouver que c'est mauvais.
GRACE : Je te signale qu'il y a une grosse marge entre l'obésité et se sentir serrée dans une jupe moulante taille XS, que l'anorexie est une maladie qui tue beaucoup de monde et qu'on peut en partie en estimer responsable la société et tous les gens comme toi qui entretiennent ce genre de mentalités.
MME. ONDI : Je te signale que tu vas être en retard au cinéma.
GRACE : Ma ponctualité est plus importante que notre discussion ?
MME. ONDI : Dans l'absolu, non. Mais notre discussion peut être reportée, alors que ta ponctualité au cinéma ne peut pas.
GRACE : De toute façon, je n'ai plus rien à dire.
MME. ONDI : Plus rien à dire, toi ? Ça m'étonnerait bien.
GRACE : Bonne soirée Maman.
MME. ONDI : En fait, ça serait quand même mieux avec les chaussures noires.
GRACE : Tu n'as pas voulu me donner ton avis quand je te l'ai demandé, et maintenant tu critiques.
MME. ONDI : Sur le moment, dire ce que j'avais à dire semblait plus important que trancher sur tes chaussures.
GRACE : Et bah, moi je trouve que ta tenue serait beaucoup plus jolie avec un pantalon lilas au lieu de ton jean, un chemisier au lieu de ton pull, moins de bijoux et des bottines au lieu de tes escarpins.
MME. ONDI : Mais ce ne serait plus du tout la même tenue. Ça n'a aucun sens ce que tu dis. Ma tenue serait mieux comme ça ? Tu veux plutôt dire que moi je serais mieux avec une tenue totalement différente.
GRACE : Je voulais juste te montrer ta propre absurdité.
MME. ONDI : Et on parle de l'absurdité de toi restant à me parler au lieu de partir pour le ciné ?
GRACE : Je n'aime pas être en avance.
MME. ONDI : Tu as raison, ça ne fait pas cool.
GRACE : Déjà, ce n'est plus du tout cool de dire "cool". Ensuite, je m'en fiche d'être cool. Si je n'aime pas être en avance, c'est juste parce que je n'aime pas attendre.
MME. ONDI : Tu préfères que ce soit les autres qui t'attendent ?
GRACE : Ils n'aiment pas non plus arriver en avance.
MME. ONDI : Avec ce genre de raisonnement, tout le monde arriverait toujours en retard partout.
GRACE : Pas obligé d'arriver en retard ; ça marche aussi en arrivant pile à l'heure.
MME. ONDI : S'il n'y a plus de place pour votre film, il ne faudra pas me blâmer.
GRACE : Non, je ne pourrais m'en prendre qu'à moi. Je me dirais qu'une chose pareille ne serait jamais arrivée si je n'avais pas eu l'audace de porter un pull large avec une jupe évasée.
MME. ONDI : Allez, file.
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