Appartement 2 : Un appel chez M. EFFE

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M. EFFE : Allo ?

AU BOUT DU FIL : Bonjour, Monsieur EFFE ?

M. EFFE : Oui, mais je n'ai besoin de rien. Retirez-moi de vos listes. Au revoir.

AU BOUT DU FIL : Non, attendez ! Ne raccrochez pas !

M. EFFE : Je vous assure, mon fournisseur internet me convient parfaitement.

AU BOUT DU FIL : Mais je ne suis pas un téléprospecteur !

M. EFFE : Et qui êtes-vous alors ? La dernière fois que j'ai donné mon numéro à quelqu'un, je n'habitais même pas encore dans cette ville.

AU BOUT DU FIL : Je suis votre sauveur.

M. EFFE : Mais oui, bien sûr, mon sauveur. Les sectes, ça compte quand même comme des téléprospecteurs.

AU BOUT DU FIL : Mais je ne suis pas un téléprospecteur ! J'ai trouvé votre portefeuille dans la rue, et il y avait une de vos cartes de visites à l'intérieur. D'ailleurs je me demande à quoi ça vous sert d'avoir des cartes de visites, si vous ne donnez jamais votre numéro. C'est juste pour que ceux qui retrouvent votre portefeuille quand vous le perdez pensent que vous êtes un homme important ?

M. EFFE : Vous voulez quoi ?

AU BOUT DU FIL : Ce que je veux, moi ? Rien du tout. Enfin si, peut-être un peu plus de sympathie. Un petit sourire téléphonique peut-être ? Vous par contre, vous voulez probablement récupérer votre portefeuille. Enfin je dis ça à tout hasard.

M. EFFE : Vous voulez quoi en échange ?

AU BOUT DU FIL : Mais rien du tout. Enfin si, comme je vous dit, un peu plus de sympathie, peut-être, éventuellement. Que vous ne me crachiez pas à la figure au moins, quoi.

M. EFFE : Vous allez me faire croire que vous allez me rendre mon portefeuille sans rien attendre en retour ? Comme ça, par pure charité ? Et vous prétendez ne pas faire partie d'une secte.

AU BOUT DU FIL : En fait, j'ai dit que je n'étais pas téléprospecteur. Je n'ai rien dit par rapport à une éventuelle secte.

M. EFFE : Donc vous faites bien partie d'une secte.

AU BOUT DU FIL : Oui, Monsieur EFFE, tout à fait : la secte des boutades. Ça ne vous ferait peut-être pas de mal d'y entrer vous aussi.

M. EFFE : La secte des boutades ? Jamais entendu parler. Mais sortez-vous de là mon garçon, et au plus vite. Vous êtes encore jeune d'après votre voix ; vous avez toute la vie devant vous. Ne laissez pas d'autres gens vous dicter la façon dont vous devez vivre votre vie.

AU BOUT DU FIL : Mais je ne fais pas partie d'une secte ! Une boutade c'est une blague ; une plaisanterie. Je vois bien que c'est quelque chose qui ne vous est pas familier, mais quand même.

M. EFFE : Et pourquoi prenez-vous la peine de plaisanter avec des inconnus ?

AU BOUT DU FIL : Parce que la vie est bien plus appétissante avec un peu de rire dedans.

M. EFFE : Vous dites ça parce que vous êtes jeune. Mais, vous allez voir, ça vous perdra mon garçon. Essayez d'être gentil, rendez leur portefeuille à des inconnus, faites des plaisanteries. Vous croyez au Karma ou quoi ? Encore quelques années, et vous vous rendrez compte que vous n'obtiendrez jamais rien en retour. Plus vous serez gentil, et plus ça vous perdra.

AU BOUT DU FIL : Donc vous ne voulez pas de votre portefeuille ? Très bien.

M. EFFE : Bien sûr que je veux récupérer mon portefeuille ! De toute façon votre numéro s'est affiché. Si vous ne me le rendez pas, je porterais plainte pour vol.

AU BOUT DU FIL : C'est sûr que porter plainte vous coûtera beaucoup moins de temps et d'efforts que de dire un mot gentil et de convenir d'un rendez-vous avec moi pour venir récupérer votre portefeuille.

M. EFFE : Vous l'avez trouvé où ?

AU BOUT DU FIL : Sur les bords de la Seine, pas loin du Musée du Louvre.

M. EFFE : Ah, c'est donc là que je l'ai perdu. Disons, rendez-vous là bas demain à quatorze heures.

AU BOUT DU FIL : Non désolé, ça ne va pas être possible pour moi. Pour commencer, en général, le mardi après-midi, j'ai cours. Et même pas en général, tout le temps en fait quoi. Et puis j'habite en banlieue, à vingt minutes de Paris sur la ligne D. Si cela vous convient, vous pouvez venir le récupérer là bas un soir vers dix-huit heures, ou dix-neuf.

M. EFFE : Sur Paris c'est beaucoup plus simple pour moi ; je n'ai pas de carte de transports et je suis assez occupé en ce moment.

AU BOUT DU FIL : Mais vous êtes incroyable vous ! Je suis en train de vous rendre service, vous m'accusez d'être trop gentil et ensuite vous me demandez de l'être encore plus en me pliant à vos volontés. Je vous rends votre portefeuille c'est déjà bien ; mais je ne vais pas me déplacer exprès pour vous. Ce serait plutôt à vous de vous adapter. Est-ce que c'est un test ? Vous faites semblant d'être un con exprès pour voir si je me laisse faire ? Vous voulez me montrer comment le monde paye en retour la gentillesse, c'est ça ?

M. EFFE : Non, ce serait juste vraiment plus simple pour moi que vous veniez à Paris. Mais c'est vrai aussi que vous avez besoin de voir la réalité en face mon garçon.

AU BOUT DU FIL : Ce n'est pas le monde qui nous fait payer d'être gentil, ce sont les gens comme vous Monsieur EFFE. C'est quoi votre histoire ? On a été méchant envers vous donc vous avez décidé d'être ignoble envers tout le monde ? Vous croyez que c'est comme ça que les choses vont s'améliorer ?

M. EFFE : Mais les choses ne s'amélioreront pas mon garçon. Les gens sont ignobles, oui. Vous devez vous endurcir.

AU BOUT DU FIL : Peut-être que je suis suffisamment dur pour pouvoir me permettre d'être gentil, justement. Les gens comme vous, vous croyez que vous êtes durs, mais en fait c'est tout l'inverse. Vous choisissez d'être ignoble pour vous protéger. Parce que vous n'avez pas la force d'être humain et de supporter le prix qu'il en coûte.

M. EFFE : Si vous pensez vraiment ce que vous dites, alors il ne vous reste plus longtemps.

AU BOUT DU FIL : Plus longtemps pour quoi ? Vous croyez que je vais me faire trancher le cou demain par un inconnu auquel j'aurais proposé des bonbons ?

M. EFFE : Plus longtemps avant de rejoindre une secte.

AU BOUT DU FIL : Félicitations, Monsieur EFFE, vous avez fait une plaisanterie. Est-ce que c'est la première fois de votre vie ? Comment vous vous sentez ? Est-ce que ça vous fait du bien ? Est-ce que vous vous sentez différent ? Ne sentez-vous pas à présent que la vie vaut un peu plus la peine d'être vécue ?

M. EFFE : Vous croyez vraiment que parler avec un petit plaisantin comme vous va rendre ma vie plus digne d'être vécue ? Alors, je retire ce que j'ai dit ; vous n'allez pas vous contenter de rejoindre une secte. Vous allez en être le gourou.

AU BOUT DU FIL : C'est bien, Monsieur EFFE, vous faites des progrès. Vous savez que l'humour vous rend nettement moins imbuvable ? Même quand c'est de l'humour du genre méchant.

M. EFFE : Aujourd'hui, vous avez découvert qu'on peut être à la fois drôle et méchant.

AU BOUT DU FIL : On peut aussi être drôle sans être méchant.

M. EFFE : Mais c'est beaucoup moins drôle.

AU BOUT DU FIL : Et on peut aussi être méchant sans être drôle.

M. EFFE : Je suppose que vous me rangez dans cette dernière catégorie.

AU BOUT DU FIL : Vous supposez bien. Mais je commence à en douter de plus en plus. Vous avez été bien trop spirituel ces quelques dernières minutes pour que ce soit vos premiers pas en ce domaine. Je vous soupçonne d'être un comique refoulé, Monsieur EFFE.

M. EFFE : Et moi, je vous soupçonne de voir de l'humour même où il n'y en a pas.

AU BOUT DU FIL : Moi, je vous soupçonne de ne pas en voir même où il y en a.

M. EFFE : Vous croyez qu'il y en a partout, alors forcément.

AU BOUT DU FIL : Et vous croyez qu'il n'y en a nulle part. Alors qu'il y en a même dans les conversations avec des gens ingrats qui veulent vous faire déplacer pour leur rendre leur propre portefeuille.

M. EFFE : A ce sujet, peut-être que ça serait plus simple de me l'envoyer par la poste.

AU BOUT DU FIL : Et perdre une occasion de voir vos lèvres s'étirer pour former un rire ? Quel dommage ! Très bien, si vous voulez, mais alors, j'utiliserai l'argent qui est dans votre portefeuille pour payer l'envoi. Il y a des limites à ma gentillesse.

M. EFFE : Et si un jour je suis victime d'une usurpation d'identité ou de coordonnées bancaires, sachez que vous serez le premier suspect.

AU BOUT DU FIL : Moi qui suis si naïf et innocent ? Jamais, voyons. Je ne suis bon qu'à faire des blagues et offrir des bonbons aux inconnus.

M. EFFE : Je ne vous ai jamais accusé d'offrir des bonbons aux inconnus. C'est une insulte que vous vous êtes infligé seul.

AU BOUT DU FIL : C'était pour me moquer des gens comme vous et de leur tendance à réduire les gens qui font preuve de gentillesse à des pâles copies de Blanche-Neige.

M. EFFE : Je ne vous ai pas proposé de venir faire le ménage chez moi, que je sache.

AU BOUT DU FIL : Tout cet humour enfoui au fond de vous, perdu pour l'humanité qui ne pourra jamais en profiter. Quel dommage !

M. EFFE : Personne ne perd à ne pas me connaître. Comme personne ne perd à ne pas vous connaître, quelque soit l'illusion inverse dans laquelle vous voulez vous berner.

AU BOUT DU FIL : Faux ! A ne pas me connaître, vous auriez perdu un portefeuille.

M. EFFE : Et, à vous connaître, j'ai perdu un quart d'heure de ma vie. Peut-être que, tout compte fait, mon portefeuille valait moins que ça.

AU BOUT DU FIL : Et pourtant, vous restez en ligne avec moi. Vous pouvez vous mentir à vous-même autant que vous le voudrez, mais vous ne me ferez pas croire que cette conversation ne vous fait pas plaisir.

M. EFFE : Si vous aimez tant que ça les conversations, allez au théâtre. Je vous assure, les dramaturges sont beaucoup plus doués que moi pour écrire les dialogues. Et l'acteur sera plus expressif.

AU BOUT DU FIL : Quelle tragédie que d'être devenu si aigri qu'on n'est plus capable de savourer la réalité. Si vous êtes encore au moins capable d'apprécier la fiction, raccrochez-vous à ça. C'est tout ce que je peux vous conseiller. Mais si vous sortiez votre nez dehors et parliez à quelqu'un, vous vous rendriez vite compte que fiction et réalité ne sont pas si différentes que vous le pensez.

M. EFFE : Je ne fais pas partie de votre secte alors rien ne vous permet de me donner des conseils. Vous croyez que je ne connais pas mieux la vie que vous ? Vous êtes encore étudiant, vous ne savez strictement rien de la réalité.

AU BOUT DU FIL : Vous êtes heureux ?

M. EFFE : Bien sûr que je ne suis pas heureux ! Mais quelle question ! Personne n'est heureux sur cette planète ! C'est justement pour ça que les sectes ont autant de succès.

AU BOUT DU FIL : Vous avez déjà fait partie d'une secte ?

M. EFFE : Bien sûr que non ! Je ne suis pas un faible naïf ! Je préfère encore voir la réalité en face ; aussi déplaisante qu'elle soit.

AU BOUT DU FIL : Vous semblez un peu obnubilé par ce sujet, quand même, pour quelqu'un qui n'est pas concerné.

M. EFFE : Parce que vous êtes aussi naïf que ceux qui en font partie. Pas seulement vous mon garçon, mais tous les autres humains aussi. Vous savez que les sectes sont mauvaises, mais vous aussi, comme ceux qui en font partie, vous préférez vivre dans un monde illusoire de gentillesse et de friandises. Sans oublier vos bienaimées boutades. Vous croyez que c'est différent d'une secte ?

AU BOUT DU FIL : Oui, c'est très différent. Il y a des gens qui s'excluent du monde parce qu'ils ont abandonné l'idée d'y trouver quoi que ce soit. Et ces gens vous ressemblent plus qu'à moi. Parce que, moi, j'ai encore l'espoir de tirer quelque chose de ce monde là, d'en faire quelque chose, d'y apporter quelque chose. Ou d'essayer au moins. Je ne m'illusionne pas sur sa nature ; je sais bien que le monde n'est pas que gentillesse et friandises. Mais je sais qu'on a encore la possibilité de créer de la gentillesse et des friandises.

M. EFFE : Ne vous avisez pas de m'envoyer des bonbons avec mon portefeuille !

AU BOUT DU FIL : C'est promis : juste le portefeuille et ni friandise ni petit mot gentil pour l'accompagner. Je vous envoie ça dès demain matin.

M. EFFE : Merci bien.

AU BOUT DU FIL : Est-ce que c'est la première fois de votre vie que vous dites merci à quelqu'un ?

M. EFFE : Vous vous croyez drôle, mais en fait toutes vos plaisanteries se ressemblent.

AU BOUT DU FIL : Pardon ? Comment ça ?

M. EFFE : Tout à l'heure c'était est-ce que c'est la première fois que je fais une blague et maintenant est-ce que c'est la première fois que je dis merci. Il faudrait se recycler.

AU BOUT DU FIL : A quoi bon, puisque l'humour ne sert à rien ?

M. EFFE : La vie ne sert à rien, mon garçon.

AU BOUT DU FIL : J'aurais eu grand plaisir à tenter de vous réfuter, mais je vais devoir vous quitter. Je suis désolé, je sais que vous êtes un homme très seul et que notre conversation a été le seul point lumineux de votre semaine, mais malheureusement j'ai une vie dont aller profiter.

M. EFFE : Mais n'importe quoi vraiment ! Allez profiter de votre vie, que je sois débarrassé de vos bavardages. Et n'oubliez pas mon portefeuille.

AU BOUT DU FIL : Au revoir Monsieur EFFE. Bonne soirée.

M. EFFE : Bonne soirée, c'est ça oui. Et pourquoi pas beaucoup de bonheur pendant qu'on y est ? Des licornes aussi, pour continuer dans la lignée des choses impossibles.

AU BOUT DU FIL : Vous voyez que vous cherchez à me retenir. Bonne soirée Monsieur EFFE, et beaucoup de bonheur à vous.

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