Appartement 5 : Un bébé chez les RAVIL

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MME. RAVIL : Ce n'est pas très gentil ça, Nicolas ! Quand ton papa essaye de jouer avec toi tu râles, et aussitôt qu'il est parti tu souris et tu gazouilles. Il ne mérite pas ça. Remarque, je peux te comprendre. Parfois, moi aussi je me sens plus détendue une fois qu'il est parti. Je suis contente d'être un petit peu toute seule avec toi. Fini les gouzi gouza de Papa, je peux enfin te dire ce que j'ai envie de te dire. Ce n'est pas parce que tu ne dis qu'arheu arheu qu'on ne peut te dire que ça, nous aussi. Ce n'est pas en te disant arheu que je vais t'apprendre à dire autre chose. N'est-ce pas ? Je ne sais pas si tu comprends ou pas ; peut-être qu'il a raison et que non. Mais ce qui est certain, c'est que ce n'est pas en te disant arheu arheu que tu vas comprendre quelque chose. Mieux vaut ne rien comprendre à quelque chose que ne rien comprendre à rien ; non ? Des fois je préférerais même ne rien comprendre à quelque chose que de tout comprendre à rien. C'est comme si, à moi aussi, il ne disait que gouzi gouza et arheu arheu. Ça ne t'énerve pas, toi ? Ça ne te fait pas de la peine ? A moi, si, en tout cas. Sauf que moi aussi, au final, je ne lui dis que gouzi gouza. Comme si j'avais arrêté d'essayer. Tu ne comprends pas ce que je veux dire, hein ? C'est sûr, même quelqu'un sachant parler ne comprendrais pas ce que je raconte. Toutes les conversations sont du charabia, ou toutes mes conversations en tout cas. Comme si je ne savais plus communiquer autre chose que du vent. Toute une vie passée à parler pour ne rien dire, à communiquer sur du vide. Comment on finit par en arriver là ? J'espère que ça ne t'arrivera pas. Heureusement que tu ne comprends pas ce que je raconte, en fait, sinon tu n'essayerais même pas d'apprendre à parler. Probablement que j'exagère. En vrai c'est chouette, de comprendre et de parler. Il y a aura un moment où tu découvriras tout ça, et tu seras grisé, et tu adoreras. Et, peut-être que tu auras plus de chance que nous ; que tu ne finiras pas par oublier. Je ne veux pas que toi aussi tu vives dans ce vide là. Ce n'est pas à moi de choisir pour toi, mais je ne te le souhaite pas. Tu vas grandir et t'éveiller et voir du sens partout ; ce sera merveilleux. Pourquoi il faudrait que tu en retombes un jour, que tu arrêtes de voir tout ça ? Pourquoi j'ai l'impression d'être redevenue un bébé moi ? Non, bien sûr que ce n'est pas à cause de toi. C'était bien avant toi. Peut-être que j'ai cru que tu serais un moyen de me faire sortir de ça. Peut-être que je pensais qu'en te voyant découvrir le monde je me rappellerai moi aussi qu'il est merveilleux. Je t'envie, Nicolas. Je t'envie tellement. C'est ridicule ; je suis ridicule. Je suis jalouse d'un bébé. Je suis jalouse de tout le monde. C'est quoi cette vie ? Tu vois les voisins ? Mais si, ceux que j'aime bien. Ninon et Grégoire. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont amoureux. Ils sont vivants. Ils me rappellent ton papa et moi quand on avait leur âge. Et à chaque fois que je les vois, ça me rend triste. On était vraiment amoureux nous aussi, vraiment heureux. On croyait que la vie continuerait toujours d'être aussi merveilleuse tant qu'on serait ensemble tous les deux. On se taquinait, on rigolait de tout et de rien, on trouvait de l'intérêt dans tout et dans rien. La vie prenait une nouvelle couleur parce qu'on était en train d'apprendre à la voir à deux. J'ai été un bébé moi aussi, comme toi. J'ai appris à voir le monde et à m'en émerveiller. Et puis, j'ai rencontré ton papa, je suis tombée amoureuse, et j'ai eu l'impression de naître à nouveau. Parce qu'on redécouvrait le monde ensemble, à deux. Comme si je redécouvrait chaque chose en la voyant différemment. Les voisins me rappellent cette période là. Et je pourrais être heureuse de ce souvenir. Je pourrais être heureuse d'avoir vécu cette amour, cette redécouverte du monde, cette nouvelle vie colorée différemment. Mais je suis juste amère et triste. Je suis juste triste de réaliser que j'ai perdu ça depuis. Et je ne comprends même pas comment ni pourquoi. Pourquoi toute la beauté a disparu ? Pourquoi tout le sens a disparu ? Pourquoi il ne reste que du vide ? Que le vide et toi, Nicolas. Mais ce n'est pas juste envers toi. Tu ne devrais pas être là pour apporter du sens dans la vie de tes parents. Ce n'est pas toi qui devrait me réapprendre comment m'émerveiller du monde ; c'est moi qui devrait t'apprendre à être heureux. Je suis une mère indigne. Je suis une personne vide. Et je comprends vraiment pas comment c'est arrivé. Tu crois que c'est la vie de tout le monde ? Tu crois que ce sera la tienne ? Tu n'en sais rien, bien sûr. Mais, quand je vois Ninon et Grégoire, c'est ce que je me dis. Je les envie, et puis je me dis que si nous on était comme eux, eux vont probablement devenir comme nous. Un jour, ils réaliseront qu'ils ne se parlent plus que de couches et de bavoirs, que les petites manies qui les agaçaient en les faisant sourire ne font plus que les agacer, que la présence de l'autre n'est plus un miracle mais juste une évidence. Tu sais qu'on s'aime, ton papa et moi. Vraiment, pour de vrai. Mais c'est la vie qui est vide. On redécouvre le monde à deux, on se découvre l'un l'autre, et ensuite il reste quoi à faire ? Il reste quoi à vivre ? Il reste à gérer le renouvellement du stock de PQ et la péremption des aliments dans le frigo, à parler des nouvelles sorties ciné et des personnes qu'on rencontre, de l'actualité et des nouvelles tendances. Maintenant, toi tu es là, et il nous reste aussi à tout t'apprendre et à tout te montrer. Mais après, il restera quoi ? Pourquoi ce n'est pas drôle la vie ? Pourquoi ce n'est plus drôle ? Pourquoi je ne suis plus capable d'en rigoler ? Je l'aime vraiment, ton papa. La vie serait tellement moins drôle encore s'il n'était pas là pour l'affronter avec moi. Elle serait tellement plus hideuse si je devais la vivre sans partenaire. Et, sans lui, tu ne serais pas là. Tu es beau, tu souris, tu vis, tu découvres, tu ris, tu apprends. Tu es tellement vivant et tu as tous les possibles devant toi. Tu es tout le contraire du vide. J'espère juste que tu ne te laisseras pas enliser dans la vie comme on l'a fait nous. Mais, le pire, c'est que je ne sais même pas quoi te conseiller. Je ne regrette rien. Je ne sais pas ce que j'aurais dû faire différemment pour éviter d'en arriver là. Je ne sais pas quoi te dire pour qu'il en soit autrement pour toi. Ça me fait du bien de te parler. Je sais que tu ne comprends pas, que je parle pour moi plus que pour toi. Mais ça me fait du bien. J'ai l'impression que ça fait longtemps que je n'ai pas eu une conversation aussi riche et sincère, aussi intéressante. C'est pathétique. J'ai des conversations plus intéressantes avec un bébé de quelques mois qui ne comprends pas et ne réponds pas, donc toute seule, qu'avec mon mari. En vrai je ne crois pas que je serais capable de lui dire tout ça, à lui. Je n'ai pas envie de lui faire peur, juste. Toi non plus je n'ai pas envie de te faire peur. D'ailleurs, dès que tu seras en âge de comprendre, je ne pourrais plus te parler aussi sincèrement. Pour ne pas te faire peur. Et peut-être parce que j'aurais peur que tu me juges aussi ; que tu te fasses des idées. C'est dur d'être sincère. C'est dur de dire à voix hautes toutes ces choses, de les admettre. Ça fait du bien mais c'est dur. Parce que j'ai honte. J'ai l'impression d'avoir échoué lamentablement à... A quoi ? A la vie, juste, je crois. Et je pense que ça fera de moi une mauvaise mère. Je suis désolée pour ça, Nicolas. Tu mériterais mieux que moi. Tu mériterais des parents quoi soient un exemple. Mais, ton papa et moi, on sera un exemple de quoi ? De rien. Du vide. Du néant. De la médiocrité. On sera un parfait exemple du néant que sont la plupart des humains. De la vacuité de l'existence. Félicitations à nous. J'aurais aimé être capable de te proposer mieux que ça. Mais c'est ce que je suis devenue ; il faut bien l'admettre. C'est ce qu'on est devenus tous les deux. On n'aurait jamais cru ça, quand on était de beaux jeunots de vingt-cinq ans encore pleins d'illusions. On croyait que, nous, on serait l'exception. On croyait que, nous, on échapperait à ça. Et finalement non. Finalement on a échoué lamentablement. Et on a même fini par oublier d'essayer. Maintenant tu es là et j'ai la bêtise d'espérer que toi tu seras l'exception, que toi tu échapperas à ça. Mais quelles sont les chances, vraiment ?

M. RAVIL : Bah je vois que Nicolas a retrouvé son sourire. Mais qu'est-ce que tu lui racontes encore ? Pourquoi t'as l'air toute sérieuse ? Il n'a pas de jouet en plus, le pauvre. Tu vas l'ennuyer et il va recommencer à râler. Je vais aller chercher sa peluche voiture.

MME. RAVIL : T'entends ça Nicolas ? Papa va ramener ta peluche voiture. La voiture, c'est la grosse boite dans laquelle on se met tous et qui avance pour aller aux magasins ou chez Tata. Même que dedans, tu t'endors tout le temps. T'aimes bien la voiture hein ? Mais celle que tu as toi, on peut rien mettre dedans, c'est pas une vraie voiture. Elle ne roule même pas. Par contre elle est toute douce et on peut lui faire des câlins. Et si tu tombes dessus elle te fait pas mal, hein ?

M. RAVIL : Elle est là la voiture. Elle est belle hein ? Toute rouge, comme ton pyjama.

MME. RAVIL : T'as réussi à trouver des asperges ?

M. RAVIL : Non, toujours pas. Comme partout, ils ont seulement celles en bocal, mais aucune en vrac avec les légumes.

MME. RAVIL : Peut être que ce n'est pas la saison.

M. RAVIL : C'est quoi la saison des asperges ?

MME. RAVIL : Aucune idée. Toi, Nicolas, t'es trop petit encore pour manger des asperges. Mais ça va bientôt être l'heure de ton biberon.

M. RAVIL : Miam, le biberon. Du bon lait pour Nicolas.

MME. RAVIL : T'as acheté quoi du coup ?

M. RAVIL : Je crois qu'on va abandonner cette chasse aux asperges. Elle avait l'air bonne pourtant la recette que t'as trouvée, mais pas au point de valoir cette déception qu'elle nous donne chaque fois qu'on entre dans un supermarché en espérant trouver des asperges fraîches.

MME. RAVIL : Et du coup, tu as acheté quoi ?

M. RAVIL : Comme j'étais contrarié de ne pas trouver les asperges, je me suis défoulé en achetant de quoi faire une raclette.

MME. RAVIL : Ça c'est une bonne façon de se défouler ! Super idée mon cœur. Merci beaucoup, t'es génial.

M. RAVIL : Mais de rien. Non, désolé Nicolas, pas de raclette pour toi. T'as beaucoup de chance, tu sais ; il te reste encore à découvrir la joie de manger de la raclette pour la première fois. Et plein d'autres trucs super bons. Mais pour l'instant on va s'en tenir au lait.

MME. RAVIL : Bah voilà, il râle de nouveau. A croire qu'il avait vraiment envie de cette raclette.

M. RAVIL : Je ne crois pas qu'il comprenne ce qu'on lui raconte ; il commence juste à avoir faim.

MME. RAVIL : Tu dois avoir raison, je vais aller préparer son biberon.

M. RAVIL : Ou alors c'est parce que tu l'as fatigué à essayer de lui apprendre l'alphabet pendant que j'étais parti.

MME. RAVIL : Je n'ai pas essayé de lui apprendre l'alphabet.

M. RAVIL : Je sais bien. Mais vous aviez l'air en grande discussion.

MME. RAVIL : C'est qu'il est d'une très grande écoute.

M. RAVIL : Les bébés sont justement connus pour leur immense temps d'attention et leur exceptionnelle capacité de concentration.

MME. RAVIL : Bah, écoute, il me regardait, il était calme, et il y avait plein d'expressions sur son visage.

M. RAVIL : Crois-moi, il ne sait pas plus que moi ce que tu lui as raconté. Il était probablement juste fasciné par les mouvements de ta tête et les expressions sur ton visage à toi.

MME. RAVIL : Je ne sais pas s'il m'a écoutée, ou si je l'ai fatigué, ou s'il a faim, mais ce que je sais c'est que c'est l'heure de son biberon.

M. RAVIL : Et c'est aussi l'heure de ton feuilleton. Laisse, je vais le préparer moi, le biberon.

MME. RAVIL : Merci mon cœur. A tout à l'heure Nicolas. Bon biberon.

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